Marina Ovsiannikova, la journaliste qui avait osé brandir une pancarte d’opposition à la guerre, raconte comment elle a pu échapper aux griffes de Poutine, grâce à l’aide de RSF. La question de l’intervention d’un service de renseignement reste ouverte.
10 février 2023 à 19h51
LaLa frontière est là quelque part dans la nuit. Les fugitifs ont dû abandonner leur véhicule embourbé. Ils avancent à tâtons, se cachent dans le noir quand les phares des voitures des gardes-frontières s’annoncent au loin. Le champ n’en finit pas, le guide qui les accompagne cherche à se repérer en regardant les étoiles. Cela fait des heures qu’ils errent.
Quelque part, dans une forêt, on les attend. Quelque part, dans cette forêt, on est de l’autre côté de la frontière. Quelque part, dans cette forêt, c’est la liberté. La vraie. Mais, dans la nuit noire, nulle forêt. Le temps file, les forces s’amenuisent, l’espoir s’éteint, alors Marina Ovsiannikova s’écrie au milieu du champ : « Pourquoi je fais ça ? Il vaudrait mieux atterrir en prison… »
Quatre mois plus tard, la journaliste russe qui défie Vladimir Poutine a retrouvé le sourire et l’espoir. En fin de matinée du vendredi 10 février, elle apparaît au siège de Reporters sans frontières (RSF), dans le IIe arrondissement de Paris, lors d’une conférence de presse où se sont précipités des médias du monde entier.
La journaliste russe Marina Ovsiannikova et le secrétaire général de RSF Christophe Deloire lors de la conférence de presse vendredi 10 février. © Photo Joël Saget / AFP
Dans une sobre tenue noire d’où seuls émergent ses cheveux et ses boucles d’oreille dorées, l’émotion à fleur de peau dans les premiers instants, Marina Ovsiannikova s’adresse à l’assistance : « Bonjour, merci à tous d’être ici je suis content [sic] d’être à Paris ! » Puis elle enchaîne dans sa langue natale, s’excusant au passage, elle est en train d’apprendre le français mais ne maîtrise encore que quelques mots.
D’emblée, avant de raconter son histoire, elle a une pensée pour la guerre qui sévit à 2 000 kilomètres de là. « Je prends la parole un jour tragique où les autorités russes lancent une nouvelle offensive en Ukraine. »
Vendredi matin, l’envahisseur a lancé une nouvelle attaque « massive » avec 71 missiles et 7 drones explosifs visant plusieurs sites énergétiques.
« Les Ukrainiens, je leur souhaite de gagner contre ce régime criminel. Ils luttent pour nous, notre avenir », insiste la journaliste russe.
À ses côtés, Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, restitue l’enjeu de la présence de Marina Ovsiannikova : « montrer qu’il est possible de résister aux appareils de propagande, qu’il est possible de s’opposer à la falsification de l’histoire, de l’actualité, à la manipulation ». Ainsi que la triste réalité des médias russes : 37 journalistes tués depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir il y a 23 ans, une vingtaine d’autres, au moins, qui seraient aujourd’hui en prison et 200 médias locaux considérés comme « des agents de l’étranger », c’est-à-dire des espions, des traîtres.
Il y a quatre mois, Marina Ovsiannikova arrivait en tête de liste de celles et ceux que la dictature russe considère comme ces traîtres de l’intérieur. Sa présence en France est inespérée et un terrible affront pour Poutine et son appareil de sécurité. La journaliste remercie RSF. « Ils m’ont sauvée. Ils m’ont aidée à fuir, moi et mon enfant », insiste-t-elle, consciente toutefois que, désormais, elle vivra sous la menace des tueurs du FSB (ex-KGB). « Évidemment, je crains pour ma vie. Quand je parle à mes amis en Russie, ils me disent : “Qu’est-ce que tu préfères : mourir au Novitchok ou d’un ‘accident’ de voiture ?” » Le Novitchok est ce neurotoxique qui a servi à empoisonner Sergueï Skripal, un ancien espion russe ayant trahi.
Une pancarte contre la propagande
L’histoire de Marina Ovsiannikova débute, aux yeux du monde, le lundi 14 mars 2022. Ce jour-là, la journaliste et productrice s’invite au journal télévisé de Pervi Kanal, la principale chaîne nationale, celle où elle travaille.
Dans le dos de sa consœur Ekaterina Andreïeva, qui présente le JT depuis 1998, Marina arbore une pancarte sur laquelle on peut lire : « Arrêtez la guerre. Ne croyez pas à la propagande. On vous ment, ici. Les Russes sont contre la guerre. » La scène dure quelques secondes, avant d’être coupée par la diffusion d’un reportage sur les hôpitaux, mettant fin au direct sur le plateau.
La courageuse journaliste de 44 ans qui a osé braver, en ce 19e jour de conflit, la censure poutinienne est aussitôt arrêtée, le régulateur russe des médias ayant proscrit dès les premières heures de l’invasion le mot « guerre ». Le simple fait de le prononcer est en soi un délit. Qui plus est dans le temple de la propagande du Kremlin, là où l’on n’évoque pas les massacres alors en cours à Marioupol, cette cité portuaire stratégique située entre la Crimée et le Donbass, assiégée et affamée depuis près de trois semaines et où la situation est « quasi désespérée », selon Médecins sans frontières.
Alors l’image de la journaliste qui dit non et nomme les choses par leur nom devient virale. Elle incarne la résistance russe au dictateur, en tout cas sa manifestation la plus visible. En quelques secondes d’antenne volée, armée d’un simple morceau de papier, Marina Ovsiannikova devient un symbole. À lire aussi Au journal télévisé, la journaliste russe Marina Ovsïannikova a bravé Poutine
15 mars 2022
Un symbole contesté. Certains en Russie ou en Ukraine rappellent que, durant des années, celle qui aujourd’hui dit non à la guerre a relayé sans état d’âme apparent la propagande du Kremlin. Elle a fait partie du système : son ex-mari, avec qui elle a eu un fils et une fille, est un cadre de la chaîne de télévision RT (anciennement Russia Today).
« Qu’est-ce qui vous a poussée à perpétrer cet acte de résistance après ces années de soumission ? » est une des premières questions à lui être posées lors de la conférence de presse. Marina décrit une « prise de conscience progressive », reconnaît sans peine s’être « voilé la face pendant des années ».
Elle raconte des médias contrôlés, muselés, des connexions internet espionnées, où seule l’installation d’un VPN sur son ordinateur permet de court-circuiter la censure et avoir accès à une information sans filtre. Elle fait le parallèle avec « l’époque de Staline, des répressions politiques ».
Jusqu’au choc du 24 février 2022. La guerre.
Cela fait ressurgir de mauvais souvenirs à cette fille née d’un père ukrainien et d’une mère russe, ayant grandi à Grozny. Lors de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), sa maison est détruite par l’armée russe. « On a dû fuir sans rien. Je me suis dit que les Ukrainiens allaient vivre la même chose… »
Sa résolution est prise. Seulement, cette colère, où l’exprimer ? Il n’y a déjà plus de médias indépendants sur le sol russe (ils se sont exilés, certains sont aidés par RSF, rappelle Christophe Deloire). Alors Marina Ovsiannikova décide d’opérer depuis son propre employeur, au cœur du système, dans le JT le plus regardé de Russie, y compris par un certain Vladimir Poutine. « Il paraît qu’il aime bien la présentatrice… », glisse-t-elle à propos de sa consœur Ekaterina Andreïeva, qui a continué à présenter, imperturbable, tandis qu’elle, elle manifestait dans son dos.
Marina Ovsiannikova lors d’un de ses procès le 11 août 2022. © Natalia Kolesnikova / AFP
Le mardi 15 mars, Marina Ovsiannikova recouvre la liberté, à sa sortie du tribunal où elle a écopé d’une amende de 30 000 roubles (plus de 250 euros). Au-delà de l’amende, elle reste passible de poursuites pénales, le président russe ayant signé au début du mois une nouvelle loi punissant jusqu’à 15 ans de prison la propagation d’informations visant à « discréditer » les forces militaires.
Aux micros qui se tendent dans la nuit, Marina Ovsiannikova déclare : « Je ne reconnais pas ma culpabilité. Je reste convaincue que la Russie commet un crime […] et qu’elle est l’agresseur de l’Ukraine. »
Elle parvient à quitter le pays quelque temps pour travailler pour le média allemand Die Welt avant de rentrer pour récupérer la garde de ses enfants. Cela ne l’empêche pas de manifester en juillet devant le Kremlin en brandissant une affiche qualifiant Vladimir Poutine de meurtrier et ses soldats de fascistes.
Ce qui lui vaut une nouvelle arrestation et une nouvelle inculpation pour « diffusion de fausses informations » sur l’armée russe. En attendant son procès, elle est assignée à résidence et a l’interdiction d’utiliser tout moyen de communication.
« Les autorités russes ont préféré détruire ma vie que me mettre en prison », résume-t-elle aujourd’hui. Selon elle, le calendrier devant décider de la garde de ses enfants entre son ex-mari et elle aurait été accéléré. Assignée à résidence, elle ne peut assister à aucune audience et quand la décision tombe de confier la garde au père, il est écrit sur le document que « la mère mène des actions politiques ».
« Je ne doute pas que tout ceci ne vienne de là-haut [comprendre du Kremlin – ndlr] », en conclut-elle.
Et le 9 octobre, raconte-t-elle, elle doit être jugée pour avoir donné publiquement le nombre d’enfants morts en Ukraine. Un nombre trouvé sur le site internet de l’ONU, un site autorisé puisque la Russie en est un État membre. Mais un nombre « considéré comme faux et donc considéré comme illégal à reprendre », détaille la journaliste. Elle se souvient encore du nombre en question : 352. 352 enfants morts « au mois de juillet », précise-t-elle. Son avocat est persuadé qu’elle écopera pour cela de dix ans de prison, alors il lui enjoint de fuir « pour sauver sa vie ».
Mais comment ?
Marina Ovsiannikova porte un bracelet électronique.
C’est une opération coordonnée par RSF, elle n’a pas été organisée par des services de renseignement.
Christophe Deloire
Le 3 octobre, l’AFP révèle que le ministère de l’intérieur russe a émis un avis de recherche à l’égard de la journaliste, laissant entendre qu’elle est en fuite avec sa fille. Le 17 octobre, son avocat confirme que la mère et la fille sont quelque part en Europe. « Elles vont bien, elles attendent de pouvoir s’exprimer publiquement, mais, pour l’instant, ce n’est pas sûr », précise Me Dmitri Zakhvatov.
Cette exfiltration, c’est le fruit de l’opération « Évelyne », le nom de code employé à RSF pour parler alors de Marina Ovsiannikova.
Christophe Deloire prévient avant de commencer le récit, digne d’un roman d’espionnage, que celui-ci sera, hélas, parcellaire. « Il demeurera des zones d’ombre pour la sécurité de ceux qui nous ont aidés. »
Le secrétaire général de RSF a pris contact avec la journaliste russe, quatre jours après l’épisode du JT perturbé, pour lui proposer son aide. Ils continuent d’échanger durant l’été. En septembre, Marina Ovsiannikova reprend l’attache « par le biais d’un intermédiaire ». À l’époque, elle n’a pas le droit de communiquer avec l’extérieur. Marina Ovsiannikova est décidée à quitter sa patrie. L’opération « Évelyne » entre dans sa phase active.
Elle est compliquée par le fait que son fils désavoue son action et que sa mère estime qu’elle mériterait la prison pour ce qu’elle a fait. « Ma mère me surveillait plus que les forces de sécurité », sourit-elle à ce souvenir.
Marina Ovsiannikova disparaît dans la nuit du vendredi 30 septembre au samedi 1er octobre 2022. La date a été choisie à dessein. « Il y avait moins de risques qu’on nous cherche pendant le week-end… »
À l’autre bout du continent, Christophe Deloire et un autre membre de RSF n’en mènent pas large ce soir-là. « Nous n’étions pas convaincus à 100 % qu’elles allaient y arriver. »
Marina Ovsiannikova. © Photo Joël Saget / AFP
Marina et sa fille traversent la Russie à bord de sept véhicules successifs. C’est seulement dans le second que la journaliste comprend que, dans la panique de l’événement, elle a oublié d’ôter son bracelet électronique. Elle le sectionne alors à l’aide de la pince réservée à cet usage.
Alors que la frontière est proche, le dernier véhicule s’embourbe dans un champ. Ils doivent terminer dans le noir et à pied. Après des heures angoissantes, les deux femmes et leur guide rejoignent la forêt d’un pays frontalier où des gens les attendent. Elles rejoignent le territoire de l’Union européenne, munies de visas Schengen, et se dirigent vers la France.
Au lendemain du JT du 14 mars, Emmanuel Macron avait déclaré vouloir « lancer des démarches visant à offrir une protection, soit à l’ambassade, soit asilaire » à la journaliste qui avait osé défier le Kremlin. « Cette promesse a été tenue, révèle Christophe Deloire, qui fait comprendre que les autorités avaient donné leur accord pour accueillir Marina Ovsiannikova dans l’Hexagone. Ça a été à l’honneur de la France d’aider une personne qui incarne la résistance à la propagande. »
Et le secrétaire général de RSF d’évoquer ensuite la maison de campagne où Marina et sa fille ont été hébergées les premiers temps. « Nous avons même fait les courses », détaille-t-il.
En revanche, il indique ne pas pouvoir révéler le point d’entrée en France. Pourquoi ? Parce qu’il révélerait l’implication de l’État français ?
Une exfiltration de cette nature, d’une personne aussi ciblée, semble difficilement réalisable de la part d’une ONG sans l’intervention d’un service de renseignement et des moyens d’un État. Mediapart a posé la question à Christophe Deloire, qui botte en touche (il ne pouvait probablement pas faire autrement) : « C’est une opération coordonnée par RSF, elle n’a pas été organisée par des services de renseignement. »
On notera simplement qu’il ne dit pas qu’il n’y a pas de participation des services de renseignement à l’opération « Évelyne ». Mais c’est après tout secondaire. Que Marina Ovsiannikova ait été aidée par un service secret occidental ou ait été exfiltrée par les seuls moyens de RSF et de quelques amis russes, cela résonne comme un affront pour le FSB et celui qui l’a dirigé avant de faire carrière à la tête du Kremlin. À lire aussi La guerre russe contre l’Ukraine
22 février 2022
On n’a pas fini d’entendre parler de Marina Ovsiannikova. Ce même vendredi sort en Allemagne Zwischen Gut und Böse (« Entre le bien et le mal. Comment je me suis enfin opposée à la propagande du Kremlin »), un livre autobiographique en cours de traduction en français et dans quatre autres langues.
Dans ce livre, elle décrit notamment quelques ficelles de la « fabrique de propagande » de son employeur, Pervi Kanal : la diffusion d’informations sur Vladimir Poutine ne doit jamais être suivie de mauvaises nouvelles. Il est présenté comme le sauveur de la Russie. En revanche, il existe une interdiction latente de diffuser de bonnes nouvelles en provenance des États-Unis et d’Europe de l’Ouest. Dans la tête des Russes, il faut transmettre l’image selon laquelle tous les Américains soutiennent le mouvement LGBT, tuent des Noirs, abusent d’enfants russes adoptés, écrit-elle.
Mais quoi qu’elle fasse ou qu’elle écrive, son procès en légitimité la poursuit. Lors de la conférence de presse parisienne, un journaliste de la télévision indépendante russe Dojd l’a interrogée sur la méfiance qu’elle suscite en Ukraine, voire chez des journalistes indépendants de son pays. « Vous êtes rejetée par l’opposition, c’est triste pour vous, non ? »
Marina Ovsiannikova n’a pas éludé et, pour tout dire, n’a pas paru décontenancée. « Dans quelques années, je resterai seule avec moi-même. Peu importe alors le regard des autres, je serai seule face à ma conscience. Et quand je me poserai la question : qu’est-ce que j’ai fait au début de cette guerre ? Eh bien, je saurai que j’ai bien agi. »