Les grandes puissances continuent d’essayer d’ajuster à leur avantage les frontières de leurs anciennes possessions.

Palestine, Syrie, Irak, Mali, Tchétchénie, Yougoslavie, Rwanda, Arménie, Érythrée, Soudan, Sahara occidental, etc. Et maintenant l’Ukraine… Dans le sillage des guerres mondiales soldant les comptes des grands empires vacillants, voilà les peuples et les Nations émergentes rattrapés les uns après les autres par la guerre, toujours au nom de la frontière.

À l’été 2014, c’est sur un monticule de sable désertique qu’un pantin anonyme de l’organisation terroriste dite « État islamique » (EI), à cheval sur un territoire censé diviser la Syrie et l’Irak en vertu des accords Sykes-Picot (1916), liquidait symboliquement un monde dominé par la civilisation européenne. En plantant ici le drapeau de la Oumma, la communauté des croyants musulmans, Daech entendait débarrasser le « pays de Cham » du joug impie des croisés, et poser les jalons d’une vision salafiste de la revanche de l’histoire.

Pas celle des dominés sur les dominants – l’État islamique tentant d’imposer une dictature wahhabite sur les populations chrétiennes, chiites, yézidis, kurdes – mais celle, avançant masquée, d’une bourgeoisie sunnite revancharde, nostalgique d’un âge d’or fantasmé où les Chrétiens d’Orient courbaient l’échine et où les enfants des Alaouites de Syrie s’achetaient et se vendaient comme semi-esclaves, jusque dans les années 1960, dans les souks d’Alep ou de Damas.

À l’instar de la confrérie des Frères musulmans, fondée au Caire en 1928 par l’Égyptien Hassan el-Banna afin de lutter contre l’occupant britannique, l’EI entendait autant défier la puissance occidentale que restaurer les privilèges d’antan, en substituant les riches notables musulmans sunnites ralliés à leur cause aux apparatchiks des États-nations issus des découpages coloniaux. Ironie de l’histoire, l’organisation terroriste alors dirigée par Abou Bakr al-Baghdadi agissait en parfaite cohésion avec certains stratèges états-uniens ou israéliens, eux aussi pressés d’en finir avec les frontières de l’ancien monde et de redécouper un « nouveau Moyen-Orient ».

Un plan américain sème la panique

Au mois de juin 2006, la publication à Washington, dans l’Armed Forces Journal, d’un article du colonel Ralph Peters avait ainsi semé la panique et la consternation dans les chancelleries moyen-orientales. La revue, considérée comme une voix officielle du Pentagone, y détaillait sa vision d’une région que seule une « balkanisation » totale permettrait de sortir de l’ornière.  « Alors que le Moyen-Orient a beaucoup plus de problèmes que ses frontières dysfonctionnelles – de la stagnation culturelle à l’extrémisme religieux mortel en passant par les inégalités scandaleuses –, le plus grand tabou dans la lutte pour comprendre l’échec global de la région n’est pas l’islam, mais les frontières internationales affreuses mais sacro-saintes et vénérées par nos diplomates », écrit Ralph Peters.

Pour le stratège états-unien, il s’agit donc de repenser tous les pays : un grand Kurdistan, promesse jamais tenue des pays occidentaux, devait naître à cheval entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran. L’Arabie saoudite serait dépecée en plusieurs entités, de même que l’Afghanistan ou le Pakistan. L’Irak, durablement occupé par les États-Unis, se verrait adjoindre deux pseudopodes longeant des deux côtés les rives du golfe Persique et recouvrant la majorité des sites pétroliers de l’Arabie et de l’Iran. Même Israël serait contraint de renoncer à ses rêves de grandeur et à se replier sur sa frontière de 1967, celle d’avant la guerre des Six-Jours.

Quant à ceux qui refusent de « penser l’impensable » en affirmant que « les frontières ne doivent pas changer », Ralph Peters précise que ces dernières « n’ont jamais été statiques. Et que nombre d’entre elles, du Congo au Caucase en passant par le Kosovo, changent encore maintenant ». Puis il ajoute, au cas où certains s’inquiéteraient des bains de sang inévitables que de tels projets occasionneraient : « Oh, et un autre sale petit secret de 5 000 ans d’histoire : le nettoyage ethnique fonctionne. »

Mais, à l’inverse du « plan Yinon », du nom d’un article publié en 1982 par Oded Yinon, ancien fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères israélien, qui préconisait l’éclatement des puissances régionales rivales (Irak et Syrie en tête) pour garantir la survie de l’État hébreu, l’intangibilité des frontières moyen-orientales demeure pourtant défendue par la plupart des gouvernements et des puissances du Conseil de sécurité des Nations unies. Dont plusieurs membres doivent faire face à des velléités sécessionnistes, à l’image du Tibet en Chine, de la Tchétchénie ou de l’Ingouchie en Russie.

Pour acter la sécession d’un pan de territoire, à défaut d’un consensus international, autant donc la précipiter et l’obtenir par la voie des armes. En attendant, peut-être, la province rebelle du Darfour, il a ainsi fallu près de vingt ans de guerre civile pour que le Soudan éclate en deux, avec la naissance du Soudan du Sud, à la suite du référendum de 2011, un processus encouragé en sous-main par la diplomatie opiniâtre du Département d’État américain et du gouvernement israélien, pressé d’affaiblir un concurrent arabe et sunnite considéré comme au moins aussi dangereux que son voisin égyptien.

Au cœur même du continent européen, l’allié américain a joué la même partition pour aboutir, avec le concours de la puissance allemande, à l’explosion de la Yougoslavie au fil de près d’une décennie de guerre civile, et à la naissance de la Serbie, de la Croatie, du Monténégro, de la Macédoine du Nord, de la Slovénie, de la Bosnie-Herzégovine, et enfin du Kosovo.

Chine et Russie : des ambitions néo-impériales

Vierges de tout passé colonial au sens occidental du terme, la Chine et la Russie demeurent cependant confrontées aux mêmes dangers de partition territoriale, et oscillent entre la défense brutale de leurs intérêts stratégiques et celle de leurs ambitions néo-impériales.

Les acquis de la conquête russe des Républiques du Caucase, dont celle de la Tchétchénie, à partir du XVIe siècle, suivie d’une occupation brutale et de deux guerres larvées de « libération », ont été définis comme une « ligne rouge » par les stratèges du Kremlin, au même titre que le statut d’État neutre ou tampon de l’Ukraine. Moscou s’accommode ainsi fort bien des frasques de l’ubuesque président tchétchène Ramzan Kadyrov, tant que le martyre de son peuple n’empiète pas sur la grandeur et l’intégrité de l’Empire. De même que les dirigeants russes s’arrangeaient parfaitement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch (2010-2014), de sa corruption comme de ses frasques, tant qu’il fermait la porte de son pays à l’Union européenne et à l’Otan.

La Libye pourrait éclater en trois entités distinctes.

Mais voilà donc le continent européen, après le chaudron yougoslave de la décennie 1990, à nouveau rattrapé par les fièvres séparatistes comme par l’éclatement des frontières.

Comme le Kosovo hier, majoritairement constitué de populations albanaises et musulmanes opposées à un pouvoir serbe et orthodoxe au moment de la guerre entre l’Otan et Belgrade de 1999, l’Ukraine s’arc-boute jusqu’au nationalisme, quitte à perdre pied à son tour sur son propre territoire.

Avant l’agression militaire de Moscou du 24 février dernier, Kyiv avait déjà manifesté son peu d’empressement à faire respecter les accords de Minsk – censés apporter la paix dans les régions russophones du Donbass – tout en faisant voter des lois, dont la dernière date de 2021, consacrant ces mêmes habitants du Donbass comme des citoyens de seconde zone, en garantissant des droits constitutionnels différents, que l’on soit « Ukrainien de souche » ou « Ukrainien d’origine étrangère ». Voilà donc une nouvelle frontière « européenne » prête à voler en éclats, avec l’annexion annoncée par Moscou des régions du Donbass, même si ces dernières garderont sans doute, en cas de victoire moscovite, leur statut auto-proclamé de « Républiques indépendantes ». Et celle, actée par toutes les chancelleries malgré les protestations internationales, de la péninsule de Crimée.

Balkanisation générale

Mais d’autres brasiers couvent. En Europe, la région russophone de Transnistrie, rattachée à la Moldavie, menace de basculer dans l’escarcelle de Moscou. Quant à l’Ukraine, dont l’existence même en tant qu’État est compromise par la guerre déclenchée par Vladimir Poutine, ce qu’il en reste pourrait être, à terme, partagé entre la Pologne, la Hongrie et la Roumanie.

En République démocratique du Congo, ce sont les régions orientales du Nord-Kivu et du Sud-Kivu qui demeurent convoitées par le puissant voisin rwandais, lequel vient de relancer la guerre par procuration qu’il mène à Kinshasa via ses milices stipendiées (RCD-Goma [Rassemblement congolais pour la démocratie] hier, Mouvement du 23 mars [M23] aujourd’hui), afin de faire main basse sur ses fabuleuses richesses. Tandis que la Libye, État artificiellement réuni par les colonisateurs ottomans et italiens – fiction prolongée par le colonel Mouammar Kadhafi – pourrait éclater en trois entités distinctes, le Fezzan, la Cyrénaïque et la Tripolitaine.

Mais la « balkanisation » du monde ne concerne pas uniquement les anciens territoires colonisés. Anticipé depuis plus d’une décennie par le rapport annuel prospectif publié par la CIA, l’affaiblissement global des États-nations, sur fond de revendications identitaires et de déficits budgétaires abyssaux, promet un passage de relais progressif du pouvoir des gouvernements vers les réseaux sociaux et les géants de la « nouvelle économie », principalement issus de la Silicon Valley californienne. Soit le rêve – ou le cauchemar – d’un monde global capitaliste enfin débarrassé de ces si encombrantes frontières !

© Politis

Carte de la Perse extraite de l’« Atlas nouveau contenant toutes les parties du monde » (1730), de Guillaume de L’Isle.


Étienne Cassagne

par Étienne Cassagne
publié le 10 juillet 2022

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