Le rejet préalable du texte par l’Assemblée nationale fragilise le ministre de l’Intérieur et atteint par ricochet Emmanuel Macron. Analyse.
Nils Wilcke • 12 décembre 2023
« On s’est fait avoir comme des bleus », reconnaît ce mardi 12 décembre matin un conseiller du gouvernement. Le rejet, hier, du projet de loi immigration défendu depuis l’automne dernier par Gérald Darmanin par les députés avant même d’être discuté à l’Assemblée constitue une gifle sans précédent pour Emmanuel Macron. Pire, le ministre assurait encore à ses troupes avant le vote hier après-midi que la motion de rejet ne passerait pas. Les parlementaires de gauche comme de droite lui ont infligé un cinglant démenti en votant à une courte majorité (270 voix pour, 265 contre) le texte des écologistes, sous le regard médusé de la majorité.
Il manquait cinq voix au camp présidentiel pour rejeter le texte, et ce, en dépit de la participation exceptionnelle de Yaël Braun-Pivet. « Je vais voter les amis », pianotait la présidente de l’Assemblée à ses collègues par SMS en fin d’après-midi. Un fait rarissime. Même si rien n’empêche la présidence de prendre part au vote, elle s’abstient de coutume pour préserver une impression de neutralité. Quand le résultat tombe, le RN et la Nupes hurlent de joie aux cris de « Darmanin démission ». Le ministre affiche un sourire crispé avant de quitter le palais Bourbon pour présenter sa démission au Président, qui la refuse.
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Le chef de l’État demande au gouvernement de « faire des propositions pour avancer en levant ce blocage » et « aboutir à un texte de loi efficace », fait savoir l’Élysée. Parmi les options : continuer en deuxième lecture l’examen du texte au Sénat, réunir une commission mixte paritaire (qui finirait en 49.3, faute d’accord politique) ou proposer un autre texte (1). « Une crise, quelle crise ? », s’agace Emmanuel Macron dans l’avion qui le ramène hier à Paris après son escapade à Toulouse. Le président vient d’apprendre le désastre à l’Assemblée. Consigne est donnée de minimiser la défaite et d’organiser une contre-attaque médiatique.
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Mise à jour du 12 décembre à 14 h 30 : C’est finalement la seconde option qui a été retenue par le président ce matin, a annoncé le gouvernement après le Conseil des ministres. Encore faut-il que Sacha Houlié, le président de la commission des lois à l’Assemblée, donne son accord pour réunir une CMP.
Pari perdu et mensonges
Message reçu Place Beauvau, qui monte en urgence un déplacement dans un commissariat du Val-de-Marne ce mardi matin. « Vous le trouvez abattu, vous ? », fanfaronne un proche du ministre de l’Intérieur, lequel affiche un grand sourire devant les caméras et les micros, en direct de Maisons-Alfort. « Le ministre est au travail, déterminé ». Il n’empêche, pour Emmanuel Macron, c’est une catastrophe : « Darmanin a fait exploser un équilibre précaire qui survivait malgré une majorité relative, c’est la crise », reconnaît un ancien conseiller, même si l’exécutif tente de faire croire le contraire.
C’est une façon de tuer Darmanin politiquement, que ce soit pour Matignon ou l’Élysée en 2027.
Un conseiller
Comment expliquer une déroute pareille ? Le ministre a fait le pari que la gauche, la droite et l’extrême droite n’arriveraient pas à s’allier contre lui. « Si LR dépose un amendement, la gauche le repoussera et inversement », plastronnaient ses soutiens la semaine dernière. Mauvaise pioche. L’ambitieux ministre de l’Intérieur a jeté toutes ses forces dans la bataille, usant de tous les moyens à sa disposition pour décrédibiliser les associations d’aide aux migrants comme la Cimade, n’hésitant pas à mentir sur le droit d’asile et à instrumentaliser la menace terroriste. « Si dans un mois quelqu’un va dans la rue donner trois coups de couteau à des enfants alors qu’on aurait pu l’expulser, alors quelle est la responsabilité de ceux qui ne le votent pas ? », déclarait-il dimanche lors d’un direct sur Brut, surfant sur les récents attentats à Arras et à Paris.
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Pire, son cabinet est allé jusqu’à envoyer la liste des étrangers inexpulsables département par département aux parlementaires et à la presse locale. Une initiative jugée maladroite par LR et « infâmante » par la gauche, d’autant qu’il y a eu des ratés dans les destinataires. « C’est de l’amateurisme », enrageait lundi soir un député de la majorité auprès de Politis.
Sidéré, l’entourage de M. Darmanin tente de comprendre ce qui s’est passé : « Le ministre n’a pas été soutenu par Élisabeth Borne », glisse l’un. « C’est Sacha Houlié qui nous a coulés », s’écrie un autre, référence aux amendements LR rejetés par le président de la commission des lois qui ont exaspéré la droite. « Franck Riester (le ministre des Relations avec le Parlement, N.D.L.R.) n’a pas fait son boulot », soufflent en chœur une partie des troupes.
Tout cela est vrai, mais la clé de cet échec retentissant se trouve ailleurs. Son ampleur se mesure à la haine vouée au locataire de la Place Beauvau par ses opposants, y compris ses anciens camarades LR qu’il a quitté pour Emmanuel Macron. « Tout le monde déteste Darmanin, décrypte un conseiller de l’exécutif pour Politis, paraphrasant le slogan « Tout le monde déteste la police ». Dans l’imaginaire politique, c’est le traître. C’est une façon de le tuer politiquement, que ce soit pour Matignon ou l’Élysée en 2027 ».
En coulisses, Bruno Le Maire, Gabriel Attal et ses autres rivaux listent déjà avec gourmandise la longue liste de ses échecs : « Il y a eu la catastrophe de la ligue des champions au Stade de France, la dissolution annulée des Soulèvements de la terre, l’humiliation des services de renseignement qui n’ont pas su empêcher les attentats, sa rentrée politique parasitée par Élisabeth Borne… cela fait beaucoup », pontifie l’un d’eux. « Darmanin a voulu jouer au plus fin, voilà le résultat », s’exclame un député de la majorité proche du ministre de l’Économie.
L’heure des comptes
Dans la majorité, l’heure des comptes a sonné. Pendant que les oppositions crient victoire devant la presse dans la salle des pas perdus, les députés vaincus cherchent des coupables dans une ambiance « tendue » lors d’une réunion de crise. « Sylvain Maillard (le président du groupe Renaissance) a commencé par remercier les députés pour leur mobilisation, c’était lunaire », fulmine un proche du ministre de l’Intérieur.
Cruelle ironie, cinq petites voix ont manqué pour faire échouer la motion de rejet. L’une des députés absente, Monique Iborra, se trouvait avec… Emmanuel Macron à Toulouse au lieu de voter dans l’hémicycle comme Borne l’avait ordonné. « On passe pour des clowns », hurle l’un de ses collègues. Des poids lourds du parti plaident pour enterrer le projet de loi, selon un participant. L’option est rejetée en fin de soirée par les trois groupes de la majorité, dont le MoDem et Horizons. La droite est désignée comme seule responsable : « Leur position est incompréhensible, s’emporte une députée en sortant de la salle. Ils servent de marchepied au RN ».
On passe pour des clowns.
Le fiasco politique de Gérald Darmanin atteint Emmanuel Macron par ricochet malgré ses efforts pour rester en retrait. « Il y a deux poids lourds : Attal et Darmanin. Forcément, si l’un tombe, ça affaiblit le président », grince un proche du chef de l’État à Politis. Le chef de l’État et son ministre se renvoient la balle, accentuant l’impression de décomposition qui touche la Macronie. « Si le texte passe, c’est une victoire pour le Président et le gouvernement, s’il échoue, ce sera la seule responsabilité de Gérald Darmanin », insistait son entourage auprès des journalistes la semaine dernière.
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Alors que Gérald Darmanin agitait ces dernières 24 heures la menace d’une dissolution en cas d’échec, manière de rejeter la faute sur son patron. En filigrane pointe un nouveau désaveu de la méthode Macron, le fameux « en même temps », qui devait dépasser les anciens clivages politiques : « À force de vouloir plaire à tout le monde, il ne séduit plus personne », martèle l’un de ses anciens conseillers. En attendant, aucune solution n’a été tranchée pour le projet de loi immigration. Une réunion organisée dans l’urgence à Matignon hier soir entre Élisabeth Borne, Gérald Darmanin, Yaël Braun-Pivet et les cadres de la majorité n’a pas permis de dégager un consensus, selon nos informations.
Macron fait comme d’habitude, il attend de voir où souffle le vent.
Imperturbable, le président a accueilli hier, 11 décembre, des invités non loin du sapin de Noël, dans la salle des fêtes de l’Élysée, comme si de rien n’était après avoir reçu son ministre de l’Intérieur. Une fois de plus, les couacs s’enchaînent et Emmanuel Macron fait planer le doute dans son camp. « Il fait comme d’habitude, il attend de voir où souffle le vent », croit savoir l’un de ses proches. Et pour la suite, remaniement, dissolution, cohabitation ? « C’est la débandade, vous pouvez sortir le pop-corn », ricane un ancien soutien du chef de l’État. « Personne ne sait où veut aller le président », soupire un éminent député de la majorité. Le sait-il lui-même ?