En commission des lois, les députés ont élagué certains des amendements ajoutés au Sénat, tout en conservant des mesures de « fermeté ». S’ils ont réintégré une mesure restrictive de régularisation des sans-papiers travaillant dans les métiers en tension, la droite LR se sent flouée et la gauche n’y trouve pas davantage son compte.
Nejma Brahim et Pauline Graulle
2 décembre 2023 à 13h04
PlusPlus l’échéance se rapproche, plus la perspective d’une majorité semble incertaine. Une semaine avant l’arrivée, le 11 décembre, du projet de loi sur l’immigration dans l’hémicycle, la commission des lois a certes adopté un texte à 35 voix contre 16. Mais si Gérald Darmanin a partagé sa « grande satisfaction » à l’issue du vote dans la nuit, soulignant que le gouvernement « continuera[it] d’être à l’écoute pour convaincre », l’ambiance tendue et la quasi-absence des députés Les Républicains (LR) durant les travaux ne sauraient laisser présager une issue triomphale pour le gouvernement à l’Assemblée nationale.
Toute la semaine, les députés se sont réunis du matin jusque tard le soir dans une salle au sous-sol du Palais-Bourbon. Objectif affiché lundi par le président de la commission, Sacha Houlié, et le rapporteur général du texte, Florent Boudié, ex-socialiste aujourd’hui proche de Gérald Darmanin : aboutir à une copie de « compromis » à même de préserver la cohésion d’une majorité sous pression de son « aile gauche », sans pour autant totalement tourner le dos à la droite LR, qui a considérablement durci le texte en première lecture au Sénat et dont l’exécutif a impérativement besoin s’il veut faire adopter sa loi sans 49-3.
Au sortir des travaux de la commission, samedi 2 décembre au matin, il demeurait difficile de dire si le numéro d’équilibriste du gouvernement s’avérerait fructueux en séance publique. Certes, les 34 députés de la coalition présidentielle, tous présents lors du scrutin, ont voté pour le texte à l’unisson de ceux du groupe d’opposition Liot (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires). Mais l’attitude des deux seuls députés LR (sur les huit siégeant en commission) a de quoi laisser planer de sérieux doutes pour la suite : proche d’Olivier Marleix, le patron du groupe LR à l’Assemblée, Annie Genevard a voté contre ; le Mahorais Mansour Kamardine a voté pour.
Avec seulement un tiers de ses troupes présent au moment du vote en commission, le Rassemblement national (RN) s’est quant à lui opposé à « l’idéologie immigrationniste » selon lui contenue dans le texte. De leur côté, les députés des quatre groupes de gauche l’ont eux aussi unanimement rejeté, mais pour des raisons inverses : « Ce texte ne règle absolument rien sur le volet intégration et rogne les droits les plus fondamentaux », indique ainsi le président du groupe PS, Boris Vallaud, qui cite notamment les reculs sur le regroupement familial ou l’octroi des visas aux étrangers.
À l’arrivée, donc, le texte, trop dur pour les uns, pas assez dur pour les autres, est loin de contenter la majorité des députés. « Parler d’équilibre, c’est une fable, jugeait l’écologiste Benjamin Lucas jeudi. Depuis le début de l’examen de ce projet, c’est la droite radicalisée qui fixe le curseur politique. » À LR, où Annie Genevard n’a eu de cesse de répéter que « le compte n’y est pas », on ressort tout aussi insatisfait des discussions en commission.
« En assouplissant le texte du Sénat en commission, Houlié et Boudié nous donnent plein de raisons de ne pas le voter dans l’hémicycle », glissait-on dans l’entourage d’Olivier Marleix, mardi, jour de la réunion hebdomadaire du groupe, lors de laquelle ce dernier a fait adopter à main levée l’idée selon laquelle si « le texte n’était pas celui du Sénat, à la virgule près », il n’était pas question de le voter à l’Assemblée.
Ligne de crête
Toute la semaine, Gérald Darmanin, qui s’est montré d’une assiduité sans faille en commission, a pourtant tout tenté pour ménager la chèvre et le chou. Marchant sur une ligne de crête, il a oscillé entre défense des rares mesures dites « humanistes » contenues dans le texte et envoi de signaux clairs pour rassurer la droite. « Il y a des modifications [faites par le] le Sénat qui sont tout à fait heureuses », a-t-il ainsi souligné.
Dans une longue tirade en réponse à la députée Genevard, il a énuméré toutes les mesures du Sénat ayant été retenues par la commission des lois : la nécessité de ne pas avoir de casier judiciaire ou de se conformer aux « principes de la République » pour se voir délivrer un titre de séjour temporaire « métiers en tension », l’instauration d’un débat annuel sur des quotas migratoires, le durcissement du regroupement familial, le retrait du titre de séjour pour toute personne menaçant ou portant atteinte à des élus ou encore l’éloignement facilité des étrangers représentant une menace pour l’ordre public.
https://w.soundcloud.com/player/?url=https%3A//api.soundcloud.com/tracks/1680019179%3Fsecret_token%3Ds-ad0TegNkz12&color=%23ff5500&auto_play=false&hide_related=false&show_comments=true&show_user=true&show_reposts=false&show_teaser=true Gérald Darmanin énumère les mesures du projet de loi immigration.
Également conservées : les restrictions d’accès au titre de séjour pour soins, la validation pour les étudiants d’un contrôle annuel du caractère sérieux de leurs études pour la délivrance d’une carte pluriannuelle, et la mise en place d’un examen de langue pour octroyer des titres pluriannuels. La suppression de la réduction tarifaire dans les transports en commun pour les étudiants sans papiers demeure là encore ; en dépit d’un amendement déposés par des députés de la majorité qui voulaient exclure cette mesure du texte.
Se défendant de toute « caricature », le locataire de la Place Beauvau a néanmoins pris soin de souligner les (rares) concessions faites à la gauche. Comme l’adoption de l’article 2 prévoyant des cours de langue durant les heures de travail pour les étrangers, l’interdiction de placer des mineurs en rétention ou le retour de l’article 4, supprimé au Sénat, qui permet aux demandeurs d’asileayant le plus de chances de rester légalement sur le territoire à l’issue de l’examen de leur demanded’accéder au marché de l’emploi.« Il y a deux ministres, celui qui dit des choses au Sénat et celui qui dit des choses à l’Assemblée ! », a fustigé, incrédule, Boris Vallaud.
Certaines mesures adoptées au Sénat, qualifiées « d’extrême droite » y compris par une partie des macronistes, ont par ailleurs été contrecarrées par la commission. Les députés ont ainsi réintégré l’Aide médicale d’État (AME), qui avait été transformée en Aide médicale d’urgence, et supprimé le rétablissement du délit de séjour irrégulier ajouté par les sénateurs. Un « élagage » bienvenu, a souligné le député du MoDem, Erwan Balanant, qui restait prudent, redoutant l’influence d’un groupe LR, « emporté par le flux populiste ».
Une régularisation moins-disante sur les métiers en tension
Jeudi, les discussions de la commission des lois se sont concentrées sur le fameux article 3 dont la droite LR avait fait une ligne rouge, et qu’elle avait torpillé au Sénat, au nom du fait qu’il créerait un « appel d’air ». Ce dernier visait à ouvrir une voie à la régularisation des travailleurs sans papiers évoluant dans des secteurs dits en tension, où les employeurs peinent à recruter de la main-d’œuvre, avec un certain nombre de critères à respecter.
L’article 4 bis, adopté en remplacement de l’article 3 par le Sénat, s’apparentait davantage aux dispositions existant déjà dans la circulaire Valls, qui permet à tout étranger en situation irrégulière de déposer une demande d’admission exceptionnelle au séjour par le travail depuis 2012, laissant les pleins pouvoirs aux préfets.
Pour tenter d’apaiser ladite « aile gauche » sans s’aliéner la droite, la majorité a proposé une réécriture au milieu du gué, visant à accorder les titres de séjour de manière « ni discrétionnaire ni automatique », a résumé la députée MoDem Élodie Jacquier-Laforge. « Nous sommes d’accord avec une mesure ciblée, mais pas avec l’idée que le préfet serait le seul à décider, car nous savons à quel point ce pouvoir discrétionnaire ne serait pas conforme avec l’esprit d’égalité », a plaidé Florent Boudié, rappelant les conditions introduitespour bénéficier du titre (pas de polygamie ni de menaces à l’ordre public…).
L’appel d’air n’existe pas, c’est un mythe complet, ça suffit !
Elsa Faucillon, députée communiste
Le député Christophe Naegelen, du groupe Liot, a réclamé via un amendement (finalement rejeté) un « droit d’opposition » de principe pour les préfets, estimant qu’ils connaissent bien chaque profil et doivent pouvoir s’opposer légitimement à la régularisation d’un étranger lorsqu’ils considèrent que c’est nécessaire.
Le groupe Horizons (allié du groupe macroniste) s’est rapidement dit « opposé » à cette forme de régularisation de plein droit, tandis qu’Annie Genevard (LR) a pointé des « signaux catastrophiques », une « ouverture sans freins » à une immigration « massive », reprochant à ses collègues d’avoir rétabli l’AME ou d’avoir supprimé le délit de séjour irrégulier. Au RN, Edwige Diaz a accusé la majorité de « créer une nouvelle filière d’immigration irrégulière ». « Vous voulez juste régulariser les clandestins ! », a résumé l’élue d’extrême droite.
Les idées d’extrême droite en toile de fond
Gérald Darmanin a défendu le pragmatisme de cette mesure, mise œuvre en Allemagne l’an dernier et visant à sortir de l’« hypocrisie », avant de rappeler le profil du public concerné : des travailleurs irréguliers du point de vue du droit au séjour, mais réguliers du point de vue du droit du travail, ayant un contrat de travail et des fiches de paie.
Tout au long des discussions, la théorie infondée de l’« appel d’air » a néanmoins innervé les débats sans être contrecarrée par la majorité. « Si vous avez peur de l’appel d’air, mettez des quotas, personne ne vous en empêche », a suggéré Gérald Darmanin. « Vous répondez en permanence à cette idée-là, comme si les vagues de régularisation dans notre pays avaient créé un quelconque appel d’air. Cela n’existe pas, c’est un mythe complet, ça suffit ! », a réagi la députée communiste Elsa Faucillon, qui a estimé qu’« en tentant de jouer l’équilibre », le gouvernement « validait de fait les thèses abjectes de la préférence nationale ».
Le ministre n’a toutefois pas ménagé le RN lors de ses interventions durant la semaine, renvoyant le parti lepéniste à ses contradictions, que ce soit sur les quotas ou sur ses amendements visant à ne pas sanctionner les employeurs ayant recours à des travailleurs sans papiers. « Soit vous avez copié un amendement qui n’est pas le vôtre, ce qui n’est pas bien, soit vous faites un coming out politique. Vous êtes pour la régularisation des travailleurs sans papiers ! », a taclé le ministre, sous les protestationsd’Edwige Diaz.
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Si le texte voté samedi au petit matin s’éloigne quelque peu du « musée des horreurs » du Sénat dénoncé par la gauche comme par le milieu associatif, pas de quoi pour autant rassurer, du côté des associations d’aide aux étrangers. Jointe par Mediapart en fin de semaine, Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile, faisait part de ses inquiétudes après avoir suivi de près les discussions au Sénat puis en commission des lois.
« Le mal est fait », regrette-t-elle.D’abord parce qu’il reste des mesures « extrêmement problématiques », telles que la réforme des titres de séjour pour soins ou le placement en rétention de potentiels demandeurs d’asile.
Ensuite, « parce qu’on craint que le passage en séance publique ne donne lieu à de nouveaux marchandages politiques et que, dans sa quête de majorité, le gouvernement ne cède de nouveau sur des propositions démagogiques et dangereuses des députés LR », explique Delphine Rouilleault, qui estime que les parlementaires auront ainsi débattu « du programme du RN » durant des semaines. Lui conférant, de fait, une légitimité inédite.
Nejma Brahim et Pauline Graulle