Après un déplacement en Ukraine et en Pologne, Filippo Grandi, haut-commissaire des Nations unies aux réfugiés, salue la mobilisation de l’Europe envers les Ukrainiens, mais plaide pour que cette solidarité s’étendent à tous.
Filippo Grandi, diplomate italien et haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, salue la mise en œuvre de la directive européenne sur la protection temporaire, et écarte l’idée de « quotas » d’accueil par pays, en raison de leur « effet toxique ».
Vous étiez en Ukraine les 30 et 31 mars. Qu’avez-vous constaté sur place ?
J’étais dans la région de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, où se trouvent un grand nombre de personnes déplacées. Ce qui domine chez elles, c’est l’angoisse de la guerre, qui frappe aveuglément. Les gens fuient parce qu’ils ont peur des missiles et des bombes. Ils ont pris la décision de partir en vingt-quatre heures parfois, et tout à coup, ils sont exposés à l’inconnu alors qu’ils avaient des vies très classiques. On voit le choc que cela produit. En outre, la plupart des déplacés sont des femmes et des enfants, parce que la conscription est obligatoire pour tous les hommes de 18 à 60 ans en Ukraine. Au début de la guerre, j’ai vu la séparation physique des familles à la frontière moldave, et c’est une des choses les plus angoissantes auxquelles j’ai assisté dans ma carrière. Quand j’ai demandé au maire de Varsovie – une ville de deux millions d’habitants, qui a reçu 300 000 Ukrainiens – ce qu’il y avait de plus difficile, il m’a dit : « Je n’ai plus assez de psychologues pour aider les gens. » Il faut certes donner des couvertures et des vivres à ces personnes, mais n’oublions pas que la seule manière de stopper cet exode historique, c’est de stopper la guerre.
Avez-vous eu le sentiment, en Pologne, d’un pays aux capacités d’accueil saturées ?
J’y ai vu plus de stabilité. Plusieurs dizaines de milliers de personnes passent la frontière chaque jour, mais la vague a beaucoup ralenti après que quatre millions de personnes sont sorties du pays. Nous sommes cependant tous dans l’appréhension.
Si la guerre se localise dans l’Est, alors il faut apporter un soutien humanitaire aux déplacés pour les stabiliser. C’est important pour les Ukrainiens, mais aussi pour la Pologne et les autres pays limitrophes. La crise reste majeure dans les pays de premier accueil. L’extraordinaire solidarité vis-à-vis des Ukrainiens continue de s’exprimer. Mais on sait que cet élan peut s’épuiser. Il faut organiser une aide de la communauté internationale.
Pensez-vous à des mécanismes de relocalisation ?
Le choix initial de mettre en œuvre la directive européenne sur la protection temporaire a été positif. Cela a facilité une dispersion des Ukrainiens de façon spontanée, sans drame, sans négociation et de manière soutenable, car ils se rendent là où il y a des communautés d’accueil. Il y a aussi eu quelques milliers de relocalisations depuis la Moldavie. Mais je ne pense pas qu’il faille aller vers des quotas, qui ont un effet toxique en Europe. Je plaide davantage pour des offres volontaires afin que les pays limitrophes ne subissent pas seuls le poids des réfugiés.
La guerre a provoqué des déplacements de population inédits en quelques jours…
La crise a été d’une rapidité extraordinaire. Pas seulement à travers l’arrivée des gens dans les premières semaines de mars, mais aussi dans son évolution. En Pologne, le gouvernement est déjà en train de travailler à l’inclusion scolaire des enfants ukrainiens alors que, d’habitude, ce genre de question surgit au bout d’un an. Cela est positif, parce qu’on sait pertinemment que des gens ne retourneront pas chez eux, mais cela représente des défis politiques et en matière de ressources incroyables.
Dans quelle mesure peut-on faire un parallèle avec la guerre en Syrie ?
Il y a 5,5 millions de Syriens réfugiés en dehors de leur pays, mais cela est le résultat de dix ans de guerre. En revanche, les défis sont les mêmes : comment survivre, travailler, envoyer les enfants à l’école, se soigner ? La différence est que les ressources déployées pour y faire face et la capacité des Etats limitrophes ne sont pas les mêmes. C’est sans comparaison.
Les Européens et le monde entier se sont émus de l’exode ukrainien, et je pense qu’une des raisons de cette émotion est que les gens ont bien compris qu’il y avait un lien direct entre la guerre et la fuite. Cela crée une empathie, une solidarité.
Ce mois-ci, je vais aller au Tchad et au Cameroun, où 100 000 personnes sont déplacées à cause d’un conflit dans le nord du Cameroun. Qui est au courant de ça ? Que vous soyez dans le nord du Cameroun, à Kiev ou au Tigré [Ethiopie], la peur de la guerre est la même… Or, nous n’arrivons pas à mobiliser autant de moyens. La solidarité doit s’étendre à tous. J’espère que les gens ne l’oublieront pas quand les réfugiés arriveront aux frontières de l’Europe.
L’accueil des réfugiés ukrainiens a-t-il révélé une forme de deux poids, deux mesures ?
Les inégalités se reflètent dans la gestion des crises, mais ce n’est pas la peine de passer trop de temps à identifier nos responsabilités. Il faut utiliser cette crise comme point de départ. Les Etats membres se sont bagarrés pendant des années autour de quelques personnes débarquées de bateaux en Méditerranée et là, on accueille quatre millions de réfugiés. On est capable de le faire, parce qu’on a travaillé ensemble, parce que les politiques ont eu un discours positif. La protection temporaire a été acceptée par tous et tout de suite. Quand il y a une unité d’intention et d’action, l’Europe peut le faire. Angela Merkel avait raison : « Wir schaffen das ! » [« Nous y arriverons ! »] D’autres gens vont arriver, et il faudra y faire face avec le même esprit. On pourra alors dédramatiser les choses et parler intégration, migration économique… des sujets concrets. J’espère que cela va nous servir à tous.
Julia Pascual