Menachem Klein est professeur de sciences politiques à l’université de Bar-Ilan en Israël. Auteur de nombreux livres sur la question israélo-palestinienne, il a participé à partir du milieu des années 1990 et jusqu’au milieu des années 2000 à de nombreuses négociations israélo-palestiniennes informelles. Entretien.
4 décembre 2023 à 13h06
Menachem Klein est professeur de sciences politiques à l’université de Bar-Ilan en Israël, il vit à Jérusalem. Il a participé à partir du milieu des années 1990 et jusqu’au milieu des années 2000 à de nombreuses négociations israélo-palestiniennes informelles. Il a été une des chevilles ouvrières de l’initiative de Genève, modèle unique d’un accord de paix global rendu public le 1er décembre 2003.
Négocié par des personnalités politiques de premier plan israéliennes et palestiniennes hors des voies officielles, cet accord a reçu le parrainage de nombreuses personnalités et dirigeants internationaux. Mais l’initiative de Genève n’est finalement pas assez soutenue pour connaître le début d’une concrétisation.
Menachem Klein est par ailleurs l’auteur de nombreux livres, dont l’un, biographique, sur les dirigeants palestiniens Yasser Arafat et Mahmoud Abbas (Arafat and Abbas, Portraits of Leadership in a State Postponed, 2019, Hurst, non traduit en français).
Mediapart : Sept semaines après les attaques du Hamas perpétrées le 7 octobre et après le début de la guerre massive lancée par le gouvernement israélien, comment va la société israélienne ?
Menachem Klein : Jusqu’à très récemment, les Israéliens ne recevaient guère d’informations en provenance de Gaza concernant le nombre de civils tués et les destructions, ou ne les regardaient pas. Ce n’est que récemment, avec le cessez-le-feu, qu’ils ont commencé à s’informer. Des photos de soldats des forces de défense israéliennes [FDI, nom officiel de l’armée israélienne – ndlr] qui patrouillent dans la bande de Gaza ont également été diffusées, mais l’attention du public israélien se porte essentiellement sur les victimes de l’attaque barbare du Hamas, qui a eu lieu le 7 octobre, ainsi que sur le retour des otages. Très peu d’informations sont diffusées par les grands médias, les chaînes de télévision, les journaux, sur les victimes civiles, les souffrances et la crise humanitaire dans la bande de Gaza.
La société israélienne est profondément traumatisée, et les gens vivent dans la peur. Il y a beaucoup de gens dans les rues avec des armes. Des soldats de l’armée qui sont en permission de courte durée passent de l’uniforme militaire à la tenue civile, mais sortent avec leur arme dans la rue, dans les cafés, les supermarchés, les synagogues le samedi. Ils ont peur qu’un terroriste vienne les attaquer, n’importe où, au coin d’une rue, ou tire depuis une voiture.
Il y a donc une grande peur, un traumatisme et une méfiance à l’égard des dirigeants. Cette méfiance existait déjà avant la guerre. Elle a encore grandi avec la guerre, avec un gouvernement dysfonctionnel qui ne fournit pas de services à la population dans le sud d’Israël, à côté de la bande de Gaza, ni à celle qui vit dans le Nord, près de la frontière libanaise. L’État, le gouvernement n’existent pratiquement pas. Il n’y a donc pas de figure paternelle. Il n’y a pas de grand-père qui s’occupe de la société effrayée et traumatisée et qui la calme.
Vous voulez dire que sept semaines après l’attaque du Hamas, le gouvernement ne remplit toujours pas son rôle ?
C’est incroyable de voir à quel point les services de l’État fonctionnent mal. Ce sont les volontaires de la société civile qui fournissent des compléments alimentaires aux soldats, leur achètent des vêtements chauds, des chaussettes, des sous-vêtements. Ce sont des particuliers, des restaurants, des cafés qui envoient des repas chauds aux personnes déplacées évacuées de la zone proche de la bande de Gaza et du Nord, près de la frontière avec le Liban, qui sont forcées de vivre dans des hôtels et dans d’autres lieux. Il y a des groupes qui rassemblent des experts en haute technologie pour découvrir où se trouvent les otages dans la bande de Gaza. La société civile aide donc le gouvernement.
Détruire le Hamas, c’est irréalisable, et c’est aussi ce que pensent les Américains.
C’est un gouvernement dysfonctionnel et Nétanyahou n’est pas digne de confiance. Il a formé une coalition de médiocres. Pire encore, les membres des ministères sont des activistes politiques mis en place par le ministre. Leur seule qualification est d’être des apparatchiks politiques loyaux au ministre. C’est le cas dans les transports, dans le tourisme. C’est aussi le cas dans les services du premier ministre. Le directeur du bureau du premier ministre est une personne loyale à Benyamin Nétanyahou, mais qui n’a aucune compétence pour gérer l’ensemble des fonctions du cabinet.
Nous manquons donc d’une personne sur laquelle le public, les personnes effrayées et la société traumatisée peuvent compter. Il n’y a pas de Roosevelt, de Churchill ou de Ben Gourion aujourd’hui.
Le gouvernement sait-il où il va ?
À mon avis, il pense le savoir, mais il ne le sait pas. Ses membres sont motivés par la vengeance. Ils veulent se venger et reconstruire leur réputation après le choc et la surprise de l’attaque du Hamas. Ils pensent que c’est possible grâce à la puissance militaire. Ils ont annoncé des objectifs de guerre très ambitieux, très radicaux et, à mon avis, irréalisables. Détruire le Hamas, c’est irréalisable, et c’est aussi ce que pensent les Américains. Les Américains ont essayé de convaincre le gouvernement israélien de changer ses objectifs de guerre, sans succès jusqu’à présent.
La prochaine étape ne dépend donc pas de la perspective israélienne, mais de la volonté de la communauté internationale d’imposer à Israël d’arrêter.
Il y a deux jours, Nétanyahou a parlé de la « dénazification » de la bande de Gaza. Il s’agit donc de rééduquer les Palestiniens de la bande de Gaza, non seulement pour détruire le Hamas, mais aussi pour construire une autre réalité, pour rééduquer les habitants de la bande de Gaza afin qu’ils ne haïssent pas Israël. Les dirigeants israéliens sont déconnectés du monde, de ce qui se passe dans leur environnement régional et de ce qui se passe dans les principales villes européennes, mais aussi dans les villes américaines, où se déroulent de grandes manifestations. Ils sont enfermés dans leur chagrin, leur frustration, leur colère. Et ils ne pensent pas au long terme. Ils ne se demandent pas comment changer la réalité. Ils veulent changer l’esprit des gens, pas l’environnement politique.
Il y a aussi les pressions des religieux nationalistes, pour reconstruire les colonies israéliennes de la bande de Gaza évacuées en 2005 et même au-delà. Certains appellent à la reconstruction de trois villes de colonisation dans la bande de Gaza, sur les ruines de la ville de Gaza. Ils ont même présenté un plan d’ingénierie, où figure le nombre exact d’unités de logement.
Ce n’est pas très optimiste pour les jours et les semaines qui viennent…
Le plan israélien est de reprendre la guerre à grande échelle, soit pour achever ce qu’ils ont commencé au nord de la bande de Gaza, car il y a des zones au nord de la bande de Gaza qu’Israël n’a pas détruites et dont il n’a pas encore pris le contrôle, soit de faire la même chose dans le sud de la bande de Gaza, tout en expulsant les Palestiniens, les civils, vers l’ouest de la bande de Gaza près du bord de mer. Ou de faire les deux.
Est-il possible de déplacer 2 millions de personnes, de civils du sud de la bande de Gaza, sans créer une nouvelle catastrophe humanitaire ? À mon avis, c’est impossible. La prochaine étape ne dépend donc pas de la perspective israélienne, mais de la volonté de la communauté internationale d’imposer à Israël d’arrêter.
Selon vous, la communauté internationale a-t-elle cette volonté, et si elle l’a, en a-t-elle les moyens ?
Je pense que oui car, premièrement, il y a de plus en plus de manifestations de masse dans les capitales. Deuxièmement, le nombre de civils palestiniens innocents tués est sans précédent. C’est plus que dans n’importe quel autre conflit de ce siècle. Et plus d’enfants ont été tués. Save the Children a publié des statistiques montrant que plus d’enfants ont été tués en quelques semaines à Gaza par Israël que pendant toute l’année dans tous les autres conflits dans le monde.
C’est donc cette ampleur sans précédent que la communauté internationale ne peut tolérer. Et certaines voix au sein de la Maison-Blanche et du Département d’État, relayées par des médias américains, le New York Times et le Washington Post, s’élèvent pour mettre en cause Biden et Blinken pour leur trop grande mansuétude à l’égard d’Israël. Des sondages indiquent que Biden est en passe de perdre les élections parce que les progressistes ne se rendront pas aux urnes.
La trêve a pris fin vendredi matin, le 1er décembre. Comment réagissez-vous aujourd’hui ?
J’ai parlé aujourd’hui et hier avec quelques Israéliens. Lorsque j’ai dit que nous devions mettre fin à ce bain de sang par un accord politique, ils ont répondu : « Mais les Palestiniens ne veulent pas de nous dans la région. » Un autre a dit : « Nous devons tuer tous les membres du Hamas comme cela a été fait en Allemagne et au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. » Si nous prenons les chiffres de cette guerre, Israël a expulsé plus de Palestiniens qu’en 1948 et a tué plus de civils. En 1948, les crimes de guerre israéliens étaient commis du nord au sud, alors qu’aujourd’hui, ils ne concernent qu’une petite zone. Nous sommes dans un jeu à somme nulle : les Israéliens et les Palestiniens considèrent la guerre comme existentielle.
Vous avez été impliqué dans les négociations israélo-palestiniennes et notamment celles qui ont abouti au plan de paix dit « initiative de Genève », le dernier plan sérieux sur la table. En tant qu’ancien négociateur, que pensez-vous possible aujourd’hui ?
La communauté internationale devrait exiger de Nétanyahou l’arrêt de la guerre. Elle devrait en parallèle présenter les principes d’une solution à deux États. Le processus doit être différent de celui d’Oslo, qui était un processus ouvert. J’attends de la communauté internationale qu’elle dise : « Voici les principes du règlement final. Nous travaillerons, avec les parties, pour parvenir à la solution à deux États. Il ne s’agit pas d’une solution ouverte. Et nous serons profondément impliqués, et le Hamas y participera. »
Il est impossible de détruire le Hamas. Mais le Hamas politique et son aile militaire qui accepte la solution de deux États et un accord avec Israël peut faire partie de l’accord.
Vous pensez que le Hamas peut accepter la solution à deux États et qu’il est possible de l’intégrer dans des négociations ?
Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, voulait le lui faire accepter, mais Israël, les États-Unis et aussi malheureusement l’Europe l’en ont empêché. En 2021, Abbas a conclu un accord avec le Hamas selon lequel ce dernier participerait aux élections et accepterait de facto la politique de l’OLP. Cet accord a été possible car en 2017 le Hamas a changé de politique et de doctrine. Mais la décision d’Abbas a finalement été rejetée par la communauté internationale.
La partie israélienne n’acceptera jamais cela…
Ce que le gouvernement israélien veut faire dans la bande de Gaza, c’est trouver un collaborateur dans les rues de Gaza, quelqu’un qui ressemble à une organisation comme l’armée du Sud-Liban ou l’Autorité palestinienne sous Abbas, qu’Israël peut manœuvrer, manipuler, contrôler. Il veut faire la même chose qu’au Sud-Liban en son temps ou qu’actuellement en Cisjordanie.
Israël refuse de reconnaître que cette politique de gestion des conflits avec des régimes collaborateurs s’est totalement effondrée. Et elle ne tient pas, même aujourd’hui, en Cisjordanie. La Cisjordanie brûle. De nombreux Palestiniens ont été tués, des colons ont attaqué des Palestiniens et de petites communautés palestiniennes ont été déplacées par les colons et l’armée.
L’ordre imposé par Israël depuis 2006 s’est totalement effondré. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un nouvel ordre, qui devrait être proposé par la communauté internationale.
Un autre principe s’est effondré le 7 octobre : celui selon lequel, si nous disposons d’une technologie avancée et d’un mur bien construit sur le sol et sous la surface, nous sommes en sécurité. La technologie et le mur massif n’assurent pas la sécurité. Si nous regardons nos relations avec l’Égypte et la Jordanie, elles sont bien meilleures, seule une barrière sans mur a été construite récemment dans le Néguev avec l’Égypte. Un accord politique et un projet de loi, ainsi qu’un travail visant à changer la réalité sur le terrain et les relations entre les gens, peuvent nous apporter une bien meilleure sécurité.
Pensez-vous que l’initiative de Genève pourrait constituer une base de négociation ?
Grosso modo, l’initiative de Genève est un modèle. L’idée des deux États est pertinente. Mais elle doit être mise à jour. Tout d’abord, à Jérusalem : l’ouverture maximale des frontières devrait être le principe directeur de la nouvelle réalité de Jérusalem. Si nous construisons une frontière dure à Jérusalem, cela détruira les deux capitales : la capitale palestinienne et la capitale israélienne. Une approche très différente doit donc être mise en œuvre. Nous avons travaillé dans cette direction à Genève.
Autre point qui n’avait pas été réglé à Genève et qui doit l’être : la question des réfugiés. En ce qui concerne les colonies, nous devons voir si nous pouvons garder des colonies pour un certain nombre d’années, disons sur le modèle de l’accord entre la Grande-Bretagne et la Chine concernant Hong Kong, mais pour une période plus courte. Ainsi, certaines des principales grandes colonies à l’intérieur de la Palestine seront une terre palestinienne qu’Israël pourrait louer et gérer pour, disons, cinq à dix ans.
Ce type d’idées créatives devrait être inclus dans l’accord. Nous pouvons y parvenir. Mais avec une intervention internationale massive et une médiation entre les parties. Et, avant tout, les Palestiniens et les Israéliens doivent organiser des élections.
En effet, la question qui se pose est aussi celle-ci : qui pour négocier, qui pour faire admettre les concessions à son peuple ?
Nous devons organiser des élections le plus rapidement possible, car en Israël, aucun gouvernement ne jouit de la confiance du public. Nombreux sont ceux qui souhaitent le départ de Nétanyahou, mais ce dernier refuse. Il n’y a donc pas d’autre solution que de procéder à des élections.
En Palestine aussi, des élections sont nécessaires, car toute administration, toute force internationale qui entre à Gaza aux côtés d’Israël ou qui remplace Israël dans la bande de Gaza, qui prend en charge la reconstruction de Gaza, doit jouir de la légitimité publique palestinienne.
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Dans le cas contraire, elle sera considérée comme un collaborateur de l’occupant israélien. Il se passera à Gaza la même chose qu’au Liban lorsque les Français et les Américains ont envoyé des soldats dans les années 1980, à la suite de la guerre israélienne au Liban de 1982, avec des attentats terroristes. Il y en a eu contre les Marines, et contre les Français [attentats de l’aéroport de Beyrouth et du Drakkar du 23 octobre 1983 – ndlr].
Ce qu’il faut, c’est légitimer l’Autorité palestinienne. Si l’Autorité palestinienne entre à Gaza, elle ne peut pas y entrer en tant que collaboratrice d’Israël. Elle doit y entrer sur la base de sa propre légitimité. Et le seul moyen d’obtenir cette légitimité est de procéder à des élections.
Ne craignez-vous pas une nouvelle poussée de l’extrême droite en Israël si des élections sont organisées dans un proche avenir ?
Certains éléments indiquent qu’elle obtiendra moins de voix que lors des dernières élections. Les études penchent pour une victoire du centre-droit, incarné aujourd’hui par Benny Gantz. Il est moins dogmatique que Nétanyahou et il est ouvert aux critiques et aux conseils des Américains. Nétanyahou semble, lui, très fermé d’esprit.
Côté palestinien, on parle de plus en plus de Marwan Barghouti. Est-ce à vos yeux une personnalité qui pourrait mener le processus, côté palestinien ?
Dans tout scénario d’échange complet « otages contre prisonniers », il devrait être inclus. C’est dans l’intérêt d’Israël d’inclure Marwan Barghouti, car il peut assurer la stabilité dans l’arène palestinienne. Son nom est accepté par le Hamas, il est accepté et admiré par de nombreux Palestiniens, je pense donc que c’est une option qu’Israël doit prendre en compte.