Cinq mois après la mort de Nahel et les émeutes qu’elle a suscitées, des maires et acteurs sociaux de villes girondines touchées par les violences urbaines réagissent aux mesures pour les quartiers, annoncées récemment par la première ministre Elisabeth Borne et qui mettent le paquet sur la sécurité.

Walid Salem

Publié le 11 novembre 2023  ·  

Les très répressives mesures post-émeutes ne convainquent guère les maires de Gironde
Voiture en feu au Grand Parc à Bordeaux début juillet 2023 Photo : Jean-Michel Becognee/Rue89 Bordeaux


« On donne des leçons pour tenir les jeunes, mais toujours rien côté éducation nationale. Un jeune issu des quartiers, on sait direct ce qu’il va devenir. C’est con à dire, mais rien n’est fait pour le guider de manière à ce qu’il devienne médecin ou ingénieur. C’est le bac pro, puis les chantiers ou les métiers pénibles comme livreur ou boulanger. Et plus tard, même s’il travaille, il reste chez ses parents, dans le même quartier, parce qu’il ne gagne pas assez pour prendre un appartement. Là où je suis, c’est entre 11 et 13 000 habitants, il n’y a que des familles les unes sur les autres. »

Stéphanie (pseudonyme) dresse un tableau qu’elle n’hésite pas à noircir. Educatrice dans un quartier populaire de Bordeaux, elle préfère garder l’anonymat, « sinon c’est pas possible de dire les choses comme elles sont ». Les mesures du gouvernement annoncées le jeudi 26 octobre après les émeutes de cet été, « on en parle entre nous, on dit des choses, on est atterrés » :

« Franchement, je n’ai pas tout lu, poursuit-elle. Je le ferai à tête reposée. Mais des discussions avec les collègues, je sais que c’est vachement expéditif. Il faut venir voir les gamins dans les situations où ils sont. […] Faire ça sans eux, c’est un peu lourd de conséquences pour ces jeunes. Ne serait-ce que s’exprimer sur les réseaux sociaux, ils peuvent être jugés pour ça. Finie la liberté d’expression donc. »

Logique de fermeté

Jeudi 26 octobre, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne à Paris, 250 maires dont les villes ont été touchées par les violences urbaines après la mort de Nahel étaient réunis pour écouter Elisabeth Borne. La première ministre présentait une série de mesures qui « dépassent largement la question des quartiers et des banlieues ».

Dans leur ensemble, ces décisions s’inscrivent dans une logique de fermeté, en écho aux déclarations du président de la République, Emmanuel Macron, qui avait promis le « retour de l’autorité, à chaque niveau, et d’abord dans la famille ».

On y trouve un encadrement plus strict des réseaux sociaux qui « encouragent les violences » – une suspension d’un compte de six mois sera mise en place –, et un renforcement du cadre juridique impliquant les parents. Des « stages de responsabilité parentale ou peines de travaux d’intérêt général » peuvent être ordonnés pour « les parents qui se soustraient à leurs devoirs éducatifs ».

Dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour mineur, un sursis probatoire est mis en place avec obligation de respecter un placement dans une unité éducative d’accueil de jour de la protection judiciaire de la jeunesse. Le mineur est ainsi obligé de participer aux activités proposées par les éducateurs et contraint à un suivi scolaire renforcé.

En cas de non-respect, ce sera le placement en centre éducatif fermé ou en détention. Dans ces centres, un partenariat avec l’armée permet la réalisation de travaux d’intérêt général au sein d’unités militaires.

Intervention des pompiers au Grand Parc à Bordeaux début juillet 2023 Photo : Jean-Michel Becognee/Rue89 Bordeaux

Mixité sociale

Jean-François Egron, maire de Cenon, a assisté à la présentation de la première ministre. « Je trouve qu’il était important que le gouvernement réagisse et que nous soyons réunis, nous, les maires » souligne l’édile socialiste qui était « aussi à l’invitation du président de la République juste après les émeutes ».

Fin juin, avec quatre autres maires de communes voisines (Ambarès, Bassens, Lormont et Floirac), Jean-François Egron avait mis en place un couvre-feu après les violences consécutives à la mort de Nahel. La réunion avec la première ministre était dont attendue « pour apporter un certain nombre de réponses ». A l’arrivée, « il y a des mesures intéressantes, d’autres qui questionnent ».

Le maire de Cenon salue « les sanctions liées aux réseaux sociaux », « parce qu’il est temps de réagir sur ce sujet ». C’est cependant le seul bon point que distribue le socialiste. Il s’inquiète particulièrement d’une mesure qui concerne les ménages DALO (droit au logement opposable). Elisabeth Borne a proposé d’attribuer au plus précaires des logements sociaux en dehors des quartiers prioritaires, où il est demandé d’attirer des locataires susceptibles de « favoriser la mixité sociale », notamment par le biais d’annonces sur des sites de locations immobilières privées.

« Dans la mesure où il manque plus de 40000 logements sociaux dans la métropole bordelaise et que celle-ci n’atteint pas les 25% de la loi SRU, où va-t-on mettre ces familles Dalo ? » s’interroge Jean-François Egron.

Médiation et moyens

Beaucoup de répression, peu de social et de prévention, déplore Jean-François Egron : « J’ai dit au Président : “donnez-moi 15 éducateurs de rues et sportifs, et je vais aller vers les enfants“… » Le maire s’interroge sur la responsabilité familiale pointée par Emmanuel Macron et son gouvernement :

« A Palmer, c’est 60% de familles monoparentales, de femmes seules qui sont en difficulté. Et donc les enfants, le cadre, ils ne l’ont pas. […] Il faut renforcer la médiation sociale et donner des moyens. Je paie deux éducateurs aujourd’hui, je n’ai pas les moyens d’en payer plus. On a un club de prévention qui n’arrive pas à couvrir toutes les actions nécessaires. Il faut capter les enfants sinon c’est le trafic de drogue qui va le faire. Il faut se dire les choses. Dans ces quartiers-là, c’est ce qui prédomine. »

A revoir, donc, les « réponses pénales exemplaires » brandies par le gouvernement. Le « répressif ne sera pas une solution » poursuit l’élu cenonais, « même s’il en faut, mais sur des vrais sujets ».

« Soyons coercitifs et beaucoup plus efficaces sur le trafic de drogue qui attire nos gamins. Parce que quand on est au RSA et qu’on a deux enfants, on gagne la moitié du seuil de pauvreté. Et quand le gamin revient avec 50 euros parce qu’il a été chouf [guetteur, NDLR] à 10 ans, la maman, elle les prend. Quand on est dans la misère, elle est comme ça la réalité. »

« L’humain dans nos territoires »

« De la déshumanisation des rapports sociaux nait leur brutalisation », aurait signifié Pierre Hurmic au Président de la République le 4 juillet 2023. « J’avais présenté, tant en ma qualité de maire de Bordeaux que de Président du Forum Français de Sécurité Urbaine, cette demande d’une véritable reconnaissance des métiers de la médiation sociale, pour remettre de l’humain dans nos territoires », poursuit le maire. Dans un communiqué de presse, il précise :

« Parmi les mesures nouvelles, et les ambitions annoncées par Elisabeth Borne, je veux saluer la volonté d’harmoniser et de professionnaliser les dispositifs de prévention. Un tel dispositif, quand il verra le jour, devrait impliquer un renforcement de la médiation sociale. »

Abdelaziz Boubeker est directeur du centre d’animation Grand Parc à Bordeaux. Avant ce poste, il a passé 8 ans comme éducateur à la Benauge et 19 ans à Saint-Michel. Il témoigne :

« Sur le terrain, le travail mené est un travail de longue haleine. Il peut prendre 20 ou 30 ans. Les mesures, il ne faut pas les concevoir sur du court terme. Selon l’actualité, on change tout. Quand les éducateurs sont partis sur un dispositif, ils n’ont pas le temps d’évaluer le projet. »

Les pompiers interviennent sur une voiture en feu au Grand Parc à Bordeaux début juillet 2023 Photo : Jean-Michel Becognee/Rue89 Bordeaux

Identifier les parcours

A l’heure où Cenon et d’autres communes faisaient respecter leur couvre-feu dans la nuit du 31 juin au 1er juillet, la ville de Talence subissait des violences avec de nombreux foyers de dégradations. Dans le quartier de Thouars, des abribus ont été dégradés et des voitures incendiées.

Invité à la présentation d’Elisabeth Borne, Emmanuel Sallaberry, maire de Talence, n’a pu s’y rendre précise son directeur de cabinet, Pierre-Etienne Brouté. « On n’a d’ailleurs pas attendu ces annonces, beaucoup d’actions ont été engagées à notre niveau » :

« Nous avons des acteurs municipaux et d’autres, un partenaire associatif notamment, qui agissent pour essayer d’identifier les groupes [d’émeutiers] en question, de caractériser les parcours des uns et des autres, et de regarder quelles réponses apporter. »

Régulièrement touchée par les violences urbaines – « incendie de la maison municipale de Raba, poubelles brûlées et abribus dégradés le soir d’Halloween » –, la Ville prépare « le prochain rendez-vous, le 31 décembre ». « On sait très bien que ça ne va pas bien se passer. Donc on va essayer d’intensifier les actions et de mieux caractériser les groupes », souligne Pierre-Etienne Brouté.

« On estime qu’on a déjà suffisamment d’agents – 7 médiateurs municipaux, des agents de la cohésion sociale… Ils sont sur le terrain en permanence et agissent en direction de l’ensemble de ces populations. On ouvre un poste de coordinateur du CLSPD [Conseil Local de Sécurité et de Prévention de la Délinquance, NDLR] pour travailler sur le fond des sujets et accentuer notre action notamment vers les plus jeunes. »

Former au judiciaire

Selon le chef de cabinet d’Emmanuel Sallaberry, « beaucoup des individus interpellés pendant les émeutes étaient des gamins très jeunes, pour certains déscolarisés ou en décrochage ». D’autres « sont dans un parcours tout à fait classique, pas de délinquance. Donc il faut qu’on puisse connaître, identifier ces familles et regarder comment agir avec elles. »

« A Crespy, qui est un troisième quartier relativement sensible de la ville, on a des familles monoparentales avec beaucoup d’enfants. Je prends l’exemple d’une maman qui part à 5h du mat pour aller bosser, faire le ménage à tel ou tel endroit, et qui a des gamins livrés à eux-mêmes à 10 ou 12 ans. Il faut qu’on améliore cette situation. […] Parallèlement, il faut lutter contre les trafics de stupéfiants. Un gamin à qui on propose de faire des études et qui se dit “au mieux je vais gagner 1200 euros par mois”, et en face la possibilité de gagner des sommes bien plus importantes en espèces, on sait ce qu’il va choisir… »

Est-ce que les mesures du gouvernement Borne pourraient répondre à ces problèmes ?

« Il y a des choses complémentaires à nos actions, répond Pierre-Etienne Brouté. On est très attentif par exemple à la volonté du gouvernement d’augmenter les pouvoirs de la police municipale. […] En revanche, la formation des policiers municipaux aux fonctions de police judiciaire est importante. S’ils peuvent, à leur niveau, sans prendre les risques pour lesquels ils ne sont pas préparés ni équipés, pouvoir intervenir et agir contre la délinquance du quotidien, il faut pouvoir le faire. »

« Dérive dangereuse »

De son côté, Pierre Hurmic, parle au contraire d’une « dérive dangereuse ».

« Ce transfert consacrerait une nouvelle défausse de l’Etat et de ses pouvoirs régaliens sur les collectivités, sans moyens permettant de les exercer réellement. Ce dispositif impliquerait une confusion des prérogatives, des commandements et des responsabilités qui ne pourraient qu’être préjudiciable à l’efficacité du maintien de l’ordre. »

Jean-François Egron s’inquiète également de cette possibilité donnée aux polices municipales d’accomplir certains actes de police judiciaire.

« Les agents devront être à disposition du procureur de la République lorsqu’il en aura besoin pour les enquêtes. Si on nous retire les effectifs – 15 policiers municipaux et 9 agents qui gèrent le centre de sécurité et de surveillance urbaine – ça va être compliqué. On a peiné à avoir un commissariat avec des effectifs en nombre suffisant. On a perdu la police de proximité, qu’on n’a toujours pas retrouvée. »

Stéphanie, l’éducatrice d’un quartier bordelais, critique elle les contrôles permanents, à l’origine de la flambée de violence suite à l’assassinat de Nahel :

« Les gens ne se sentent jamais chez eux. Certains vivent dans un même quartier depuis 20 ou 30 ans, et quand ils sont en bas de chez eux, on vient leur dire comment il faut faire ou comment il faut s’habiller. Une dame un jour m’a appelé complètement paniquée. Elle s’occupe toute seule de quatre enfants. Elle a envoyé son ado pour aller chercher sa sœur à l’école et il n’était toujours pas revenu. A son retour, le gamin a raconté qu’il s’était fait contrôler par la police en allant chercher sa sœur, au moment où il s’est arrêté pour dire bonjour à ses copains. »

Et quelle est la raison du contrôle ? « Parce qu’ils avaient la capuche sur la tête et les flics les ont pris pour des voyous, répond l’éducatrice. C’est juste la mode chez les jeunes, faut arrêter »… et renforcer la médiation et la police de proximité, « faire en sorte que tout le monde se rencontre et se connaisse ».

Walid Salem

Walid Salem


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