Bilel se couche au matin. La nuit, il la passe à mettre en ordre les histoires, il connaît chaque naufrage par sa date de départ, chaque personne de chaque bateau emprunté. Chaque disparu par date et par plage de départ. Chaque mort, chaque corps retrouvé par plage d’arrivée.

marie cosnay

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L’union européenne, à  ses frontières, interdit son accès et cause des milliers de morts; chaque année. La route de la Méditerranée centrale, la route entre la Libye ou la Tunisie vers l’Italie, la route du Maroc vers les Canaries – et enfin, dont on parle le moins, la toute petite route, deux cent kilomètres soixante-dix meurtrière, de la mer d’Alboran, entre l’Algérie et l’Espagne. Le 25 mars 2023, le corps de Feriel Leroul, 23 ans, échoué sur un ilot des Baléares au mois d’octobre 2021, après un an et demi d’attente et de torture administrative, rentrait enfin auprès des siens, à Bou Ismail, en Algérie.

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Bilel se couche au matin. La nuit, il la passe à mettre en ordre les histoires, il connaît chaque naufrage par sa date de départ, chaque personne de chaque bateau emprunté. Chaque disparu par date et par plage de départ. Chaque mort, chaque corps retrouvé par plage d’arrivée. La nuit, il la passe à classer les nombreuses informations collectées sur les personnages qu’il appelle les vautours – les proxénètes des morts, disait Nicola quand hier, à Marseille, je lui expliquais l’étrange passion de ces intermédiaires, postés en cet endroit creusé de force entre un monde et un autre, qu’on découvrait en attente de cadavres, nourrissant le désir illimité de voir de leurs yeux ce qu’on ne voit jamais : le néant, la disparition elle-même. Les fascinait la mort dont ils ne savaient que faire. Ils se donnaient beaucoup de mal pour la réduire et quelle aubaine, il suffisait de s’en prendre aux familles endeuillées. Quand ils les torturaient de fausses informations et de demandes d’argent auxquelles, happées par l’espérance, celles-ci ne pouvaient que répondre (l’argent servirait à payer l’essence qui conduirait ces intermédiaires jusqu’à la ville où leur fils, leur fille, était sans doute caché), sans doute pensaient-ils dominer la mort elle-même. 

Dans la nuit du 23 au 24 mars 2023, Bilel prévient : Feriel va rentrer au pays. On se souvient de Feriel Leroul. Elle est belle. Sur cette photo, prise par sa soeur, elle est blonde. Sur cette autre, prise à l’instant du départ, dans l’obscurité de la nuit, elle a couvert ses cheveux d’un petit foulard contre le vent. Elle a vingt-trois ans. Son mari, Aïssa Saber, est à peine un peu plus âgé qu’elle. Leur fils, le petit Amdjed, a deux ans et demi. On le sait parce que la mer l’a dit, ou craché : Feriel porte, la nuit du départ, un joli collier de perles multicolores. On est le 5 octobre 2021. Feriel, Aïssa et le petit Amdjed sont du même quartier que les sept personnes qui embarquent avec eux. Quand on quitte l’Algérie depuis Ain Benian, on vise les îles Baléares, ou Ibiza, à deux cent soixante dix sept kilomètres. Sur la plage El Bahjah, à vingt-deux heures, on attend le bateau. C’est un lisseur rouge et blanc, un moteur 85, cela devrait suffire pour les îles. Les parents serrent le petit dans leurs bras. Feriel a fait tout un tas de photos qu’elle a envoyées à sa soeur. Voici son sweat-shirt, son collier, ses chaussures. Elle et son fils, enveloppés. Des traces pensées pour le futur. Des morceaux- témoins. Si les corps sont méconnaissables, comptons sur les étoffes. Sur le collier. Ce sont autant de symboles, de signes de reconnaissance. 

Je passe une mer empêchée portant sur moi les marques de moi-même, à comparer avec leurs représentations, qui attendent sur le nuage informatique accessible depuis le téléphone de ma soeur. 

Les rivages d’Espalmador, toute petite île de deux kilomètres carré, sont rocailleux. Une maison est sur l’île, avec son gardien attitré. L’île est une sorte de minuscule botte, allongée, tout autour d’elle sont d’autres cailloux rocheux, plus petits. Formentera, elle, est plus grande, que depuis Espalmador, à certaines époques, on pouvait rejoindre à gué. Elle est au nord. Et au nord de Formentera, plus grande encore que Formentera, Ibiza. 

Espalmador est à deux cent cinquante kilomètres d’Ain Benian. Ses eaux sont magnifiques, et les dunes, au coeur, de sable blanc.

Quelques jours après le départ de Feriel, d’Aïssa et d’Amdjed, les proches, tremblants, ont cherché à avoir de leurs nouvelles. Les parents des sept autres passagers, des enfants du quartier, ont fait de même. Ils ont rempli les formulaires d’absence proposés par le CIPIMD, organisation multipliant les escroqueries que la politique des frontières criminalisées laisse agir, en lieu et place des protocoles sûrs de recherche de disparu.e.s valables, eux, pour les citoyens espagnols ou européens. 

L’absence et le silence durent, les vautours ont le temps de jouer  leur jeu de vautours. La soeur d’Oussama Bouhraoua reçoit la photo méconnaissable d’un crâne. C’est la mort qu’on lui envoie, comme pour la rendre folle, dit Bilel. C’est la mort en direct. Sur la conversation qu’elle tient sur Messenger avec celui qui lui promet des nouvelles de son frère et lui envoie cette photo, elle laisse couler son désespoir : un long, long paragraphe de smileys qui pleurent.

Ce n’est pas la mort de son frère ni la confrontation avec la dure réalité de la mort de son frère qu’on lui envoie ainsi. C’est la mort nue, crue. C’est une menace. C’est comme si on lui disait : voilà où je t’emmène. 

Le 20 octobre, arrive sur les rivages d’Espalmador un premier corps et ce corps porte un collier. Quatre jour plus tard, un autre est recueilli, dans une combinaison de Néoprène. Les corps sont découverts parce qu’entre l’île d’Espalmador et celle de Formentera, a lieu un tournoi de Kite chip.  Entre ces corps que les pompiers de Formentera viennent chercher et les formulaires d’absence remplis par les familles, il faut faire du lien. Les photos témoins, laissées par Feriel, ne suffisent pas au juge. Pour les familles, au contraire, les signes sont parlants. Oussama, vingt ans, était un amoureux de la mer. Il portait sur lui sa combinaison, se préparant au combat avec l’aimée. Dans la nuit du 23 au 24 mars 2023, un an et demi après le drame, avec Bilel nous murmurons : c’est à ses meilleurs enfants que la mer offre les batailles les plus dures. 

Sans doute les empreintes digitales des morts, brûlées par le sel de la mer, sont-elles illisibles. Le juge veut des preuves sûres : ce sera l’ADN, avec le temps qu’il faut.

Les parents d’Oussama Bouhraoua, épuisés par l’attente, appellent le journal d’Ibiza. C’est la soeur d’Oussama qui parle au journaliste, en espagnol. Derrière la voix de Khadija, dans le bureau du Diario d’Ibiza, on entend celle de la maman. Nous sommes dans la nuit, un an et demi après, la peau écorchée, les nerfs à vif, débordant de larmes et nous répétons la phrase de la maman que le journaliste d’Ibiza a entendue : je veux savoir si mon fils est vivant ou mort. Un mois et dix jours qu’il est parti et je suis sans nouvelle.

Tu te rends compte, dit Bilel, après tout ça, les vautours qui montent en live, sur Facebook, pour se frapper le poing contre la poitrine et dire : c’est moi qui les ai ramenés, c’est moi le premier qui ai dit, moi le premier, moi le premier. Les morts attirent la convoitise des vivants. Des vautours. Des salauds. 

Bilel en sait quelque chose, dont le frère, Izak, a disparu lui aussi, il y a des années, autour de la zone côtière d’Alicante. La mer n’avale pas les corps, dit Bilel. Parfois elle les garde longuement, pourtant, leur offrant une enveloppe liquide que je ferais tout, moi, pour dire céleste. 

L’éternité de la mer unie au ciel – que cette jonction berce un tant soit peu Bilel et ses nuits sans sommeil.

Dans l’attente, dans cette attente-là, tu es devant une question qui ne connaît que deux réponses possibles : vivant ou mort. Tout se passe pourtant comme si, sachant la mort, on comptait sur le retour du vivant. Vivant et mort. On compte sur n’est pas bien dire. On sait mais on prie et espère. Lâchant l’espérance, on lâcherait le garçon. On l’abandonnerait à lui-même, dans un espace d’ignorance comme il y en a peu. Ils sont très rares, les espaces d’ignorance de cette envergure. Il est très rare de savoir si peu, d’ignorer autant. L’inconnu est total, où vit Izak, où vivent Feriel, Aïssa, Adjmed, Oussama. Dans l’attente, tu es devant une question qui ne connaît que deux réponses possibles. Les options sont irréconciliables, elles sont aussi, et le paradoxe est impossible à penser, inséparables.

Bilel, lui, a transformé l’attente en enquête. C’est un salut. Cela fait de lui un guerrier. Mais c’est un salut épuisant. Il traque sans répit les amateurs d’inconnu et de morts, tous les petits malfrats qui ne sachant que faire de l’immensité à laquelle ils sont confrontés ont décidé d’en tirer le pire : de petits bénéfices. 

Les parents de Feriel, de Tipaza : la Direction Générale de la Sûreté Nationale de la Police Scientifique et Technique nous a enfin convoqués à Châteauneuf, à Alger. Dans leur laboratoire, des échantillons d’ADN ont été prélevés sur huit familles. On était le 29 décembre 2021. Puis l’État espagnol a retoqué les échantillons. Ils n’étaient pas interprétables. Personne ne nous a expliqué pourquoi. Six mois plus tard, nous recommencions. 

À partir du moment où un résultat va sortir, on est devant l’imminence et le tranchant du oui ou non. Vivant pourtant avec, dans une même main, le oui et le non. La fin du monde qu’est une journée (ou une suite interminable de journées interminables) transformera le oui et non en oui ou non. Pour la première fois, la question est posée officiellement. Elle est posée à ceux qui savent (à la science, à la technique). C’est le moment où l’ignorance va se déchirer. L’espace complètement flou, nébuleux, de l’ignorance totale va trouver son terme, même si on dirait que le terme ne vient jamais. Si la suite des journées est un monde, si la journée est un monde, chaque heure l’est aussi, chaque minute l’est aussi. C’est alors que le résultat tombe. Incroyable, car il donne raison à la plus grande folie : il n’y a pas de quoi trancher. Il n’y a pas de réponse possible. Il n’y a aucun moyen de quitter l’ignorance totale. Les tests ne sont pas interprétables. Ce n’est qu’au mois de juin 2022 qu’on recommencera. D’autres échantillons sont envoyés en Espagne. La réponse tombe au début de l’hiver. La comparaison entre les échantillons pris en Algérie sur les corps des familles de Feriel et d’Oussama et les échantillons pris sur les deux jeunes gens échoués sur l’île d’Espalmador est positive. 

Les parents veulent retrouver leurs enfants, les ramener au pays. C’est alors, on est au mois de novembre 2022, je suis à Madrid, en plein rendez-vous avec Maysoun Douas, que Bilel me laisse un message. Il est comme foudroyé. On a dit aux parents de Feriel que malgré l’attente des tests d’ADN, malgré l’annonce, plus d’un an après la disparition de leur fille, de la comparaison positive des échantillons ADN, leur fille a été enterrée, quelque part, en Espagne. La croque-mort, comme dit Bilel, quand il ne dit pas vautour, s’appelle Maria-Jose, elle plane tout autour de cette côte orientale, à deux cent soixante dix kilomètres d’Alger, cette côte d’où autrefois s’embarquaient les morisques chassés par les rois catholiques, et, il y a bientôt cent ans, les républicains chassés par la bande de Franco. 

Dans cinq ans, a dit la croque-mort, vous pourrez récupérer le corps de votre fille. 

Dans la nuit du 23 au 24 mars, Bilel me dit que ça y est, Feriel va rentrer, dans son linceul, au pays. J’oublie de demander ce qui s’est passé entre l’oracle des cinq ans, prononcé par la croque-mort, et ce jour du 23, où le billet d’avion est pris pour Alger. Feriel rentre au pays, sans son mari, Saber Aïssa, sans son fils, le petit Amdjed, que la mer a choisi de garder. Le jeune homme que la mer amoureuse, a ramené sur le sable d’une des plus petites îles de la mer d’Alboran, Oussama Bouhraoua n’a pas encore été rapatrié. Je veux rappeler Bilel et lui demander ce qui s’est passé pour que la famille de Feriel, mais il est huit heures du matin, il est allé dormir, il dort ces quelques heures bénies, surtout ne le réveillez pas. 

Dans le bateau où voyageaient Oussama, Feriel, Aïssa et le petit Amdjed, allaient aussi Mohamed Amine Benhaddad, Zakaria Attiche, Billel Khatab, Ahmed Bay Djihad, Abdennecer Abikchi, Abdessalam Izebatene, Sabri Fares. Que la mer leur soit légère, que leurs parents trouvent un brin de repos. 

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