Malgré la loi en vigueur depuis 2007, des centaines de familles mal-logées ne disposent d’aucune solution de relogement ou d’hébergement. À Paris, une association a décidé d’investir l’espace public et offre de la visibilité à ces éternels laissés de côté.
Deux tentes sont dressées sur la place de la Bastille, à Paris, QG des mal-logés. Celles-ci sont décorées de banderoles d’un jaune plus ou moins délavé. « Un toit, c’est un droit » peut-on y lire. Il s’agit là du combat mené depuis plusieurs années par l’association Droit au logement (DAL). Les tentes, équipées de matelas gonflables, de draps et de couvertures, accueillent des familles 24 heures sur 24 depuis le 5 mars. Malgré l’absence de gazinière ou de toilettes, celles-ci viennent y passer la nuit pour mettre en lumière leur situation. Elles tentent ainsi d’investir l’espace public, à défaut des plateaux de télévision et des débats politiques.
Deux cent vingt familles sont concernées ici, surnommées « les oublié.es du Dalo », du nom de la loi de 2007 instaurant un « droit au logement opposable » sous le contrôle de l’État. Une loi censée assurer « un droit au logement décent et indépendant aux personnes qui ne peuvent accéder par leurs propres moyens à un tel logement ou s’y maintenir ». Sont considérées comme éligibles et prioritaires les personnes menacées d’expulsion sans solution de relogement et les personnes sans-logis ou mal-logées. Une fois le dossier complété – d’une quinzaine de pièces justificatives – et accepté, le préfet doit proposer un logement dans un délai de six mois. Voilà pour la théorie.
« La question du logement a gâché ma vie »
La mobilisation a connu un rebond ces derniers jours. Ce jeudi 14 avril, la ministre du Logement, Emmanuelle Wargon, recevait Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DAL. Un rendez-vous obtenu le lendemain d’une intervention policière musclée, lors de laquelle des familles ont été gazées et Jean-Baptiste Eyraud a été interpellé. Le DAL manifestait – une fois de plus – devant le ministère, pour réclamer le relogement ou l’hébergement de centaines de ménages. Pour nombre d’entre eux, le délai maximum de six mois s’est transformé en longues années d’attente.
C’est le cas de Marie-Françoise, qui, à 35 ans, déclare avec émotion que « la question du logement a gâché [s]a vie ». Montée à Paris dans le cadre de ses études, elle a déposé sa première demande de Dalo il y a neuf ans, après plusieurs mois de visites intensives, de refus de dossier et de nuits passées sur le canapé de sa sœur. Elle vit aujourd’hui dans un foyer de jeunes travailleurs dont les murs menacent de s’effondrer. La jeune femme s’est enfin vu proposer un nouveau logement, il y a un mois de cela. « Je me suis dit : génial… mais c’était avant de visiter les lieux. » En dépit de toutes ses attentes, elle n’a pas eu d’autre choix que de refuser. Encore faut-il monter un dossier entier pour justifier cette décision, au risque de redescendre en bas de la liste des prioritaires. Elle rapporte, dans sa lettre, le constat qu’elle a fait : un logement dégradé, infesté de nuisibles, de moisissures (cf. les photos ci-dessous) et une humidité non compatible avec ses problèmes de santé. « Je ne vais pas vous cacher mon choc quant à la nature du logement proposé et le manque d’humanité ressenti à mon égard », écrit-elle à la direction des politiques locatives de Paris Habitat.
Marie-Françoise fait aussi remarquer que les conditions de logement impactent durablement la vie professionnelle des personnes concernées. Et pas seulement. Philippe, bénévole à l’association, note également des situations d’échec scolaire. Il se souvient du témoignage d’une famille de six personnes, logées dans un trop petit logement. « Dans cet appartement, les enfants sont obligés de réaliser leurs devoirs d’école sur les toilettes, pour plus de tranquillité », soupire-t-il. Ces conditions d’hébergement créent aussi un sentiment d’exclusion et d’isolement, « les parents et les enfants n’osent pas expliquer qu’ils vivent dans des chambres d’hôtel, ils n’y invitent jamais personne ».
Dans d’autres cas, la solitude d’un chez-soi est un rêve insatisfait. Samiah a 40 ans et vit dans un hôtel d’hébergement d’urgence, « dans une demi-mini-chambre, partagée avec une inconnue ». Elle préférerait avoir un loyer à payer, plutôt que d’être hébergée « sur le dos du contribuable ». « Une nuit là-bas représente 70 euros par personne, c’est beaucoup trop cher pour la vie de misère qui nous est proposée… J’ai des revenus, laissez-moi louer ! » ironise-t-elle. Son hébergement « d’urgence » a commencé il y a maintenant plus d’un an. L’hôtel ferme dans un mois, elle n’a aucune idée de là où elle ira.
Faïza est elle aussi concernée. Et elle aussi blessée lors de l’intervention policière lundi 12 avril. C’est la main pansée qu’elle raconte avoir déposé un premier dossier Dalo en 2016, sans réponse. Son propriétaire actuel lui a récemment laissé le choix : payer entre 200 et 500 euros supplémentaires par mois, ou vider l’appartement. En attente de solution de relogement, elle, son mari et leurs deux enfants craignent de se retrouver prochainement à la rue. Elle avoue ne pas comprendre « les ficelles d’attribution des logements ». « Nous ne demandons pourtant pas un abri gratuit ! Nous avons des revenus, nous pouvons payer un loyer. »
Après avoir contacté policiers, huissier et assistantes sociales, elle a fini par trouver une oreille attentive du côté du DAL. « Jean-Baptiste est le seul à réellement nous écouter et nous aider. » Pour manifester sa considération et « continuer la lutte », cette femme de 40 ans vient sur le campement tous les jours, dès qu’elle a fini de travailler. Elle exerce en tant qu’agent de service, entre 5 heures et 10 heures du matin.
« Tout est dans la loi, il faut juste l’appliquer »
Elle n’est pas la seule à estimer Jean-Baptiste Eyraud. L’acharnement du porte-parole – et son arrestation violente – lui ont permis de décrocher un rendez-vous avec la ministre du Logement, Emmanuelle Wargon. Celui qui désigne le quinquennat d’Emmanuel Macron comme « pitoyable » sur la question du logement espère que la ministre tiendra ses engagements « fermes ». Prochaine étape : transmettre une liste à la préfecture de région en milieu de semaine prochaine, recensant les ménages prioritaires. Entre 150 et 200, évalue-t-il.
Cette nouvelle n’a pas suffi à rassurer Sahlia, 58 ans, qui exerce en tant que gardienne d’immeuble. « Les cas comme moi seront relégués sur une autre liste », soupire celle qui vit dans une loge de 13 mètres carrés, toilettes et douches deux halls plus loin. Puisque son logement n’est pas « insalubre » et qu’elle n’est pas à la rue, elle n’est pas considérée comme « prioritaire ». Sahlia continue à se battre, enchaîne les démarches administratives, mais se dit de plus en plus désespérée et épuisée.
D’après les statistiques du Comité de suivi de la loi Dalo, mises à jour en novembre 2021, « il reste 77.684 naufragés du Dalo, en attente d’un logement depuis un à douze ans ». Marie-Arlette Carlotti, présidente du comité, souligne dans son rapport que « l’absence de réponse de relogements à la hauteur est un échec de l’effectivité de la loi ». Voilà la réclamation déposée par le DAL sur la table de la ministre ce jeudi matin : « Tout est écrit, il ne reste plus qu’à appliquer la loi au lieu de la violer. » Le rendez-vous obtenu ne rend pas pour autant Jean-Baptiste Eyraud plus optimiste. « Déjà, ce n’est pas un hasard si l’on nous reçoit maintenant, à quelques jours du second tour », considère-t-il. Il attend avec impatience la suite des négociations, censée se tenir la semaine prochaine. « Mais même si des promesses sont faites, comment savoir si la ministre sera toujours la même après l’élection ? »
Les « oublié.es du Dalo » ne comptent pas s’arrêter là. Ils iront, lundi 18 avril, taper sur des casseroles « devant les QG de Mme Le Pen, puis de M. Macron » et déménageront dans la foulée vers la place Georges-Clemenceau. Là-bas, ils continueront à interpeller joggeurs et touristes, pour révéler la réalité à « ceux qui viennent visiter la ville des Lumières, capitale des droits de l’homme ».