13 novembre 2021 Par Nicolas Lee (Mediacités Lille)
À Lille, des dizaines d’exilés sans papiers sous-louent des comptes d’autoentrepreneur à des particuliers, ce qui leur permet de travailler pour des géants du numérique comme Uber ou Deliveroo, qui exigent le statut de travailleur indépendant. Quitte à devoir reverser 50 % des bénéfices réalisés.
Sur un flanc de la gare Lille-Flandres, ils sont une vingtaine, ce jour-là, à patienter. Des grappes de quatre ou cinq cyclistes, assis à califourchon sur leur vélo. Dans le recoin mal éclairé qui leur permet de stationner, les écrans des smartphones illuminent des visages éteints, en attente d’une alerte.
Mohammed est l’un de ces livreurs indépendants, prestataires pour des géants du numérique comme Deliveroo ou Uber Eats. Emmitouflé dans une doudoune, le visage mangé par sa capuche et son masque chirurgical, il suit du regard trois personnes qui s’approchent de l’un des groupes. « Bonjour, on est Exod. On aide les personnes à la recherche d’un logement ou d’aide pour obtenir des papiers. Est-ce que vous en connaissez ? »
Avec son gros sac à dos carré, destiné au transport des commandes des clients, Mohammed se laisse rouler jusqu’aux militants associatifs déjà occupés à répondre à plusieurs livreurs. « J’ai besoin d’aide. Je dors à droite à gauche depuis deux semaines », explique-t-il. Le jeune homme de 25 ans n’a pas de papiers français, et pas de toit non plus. Il doit parfois dormir dans un parc, sous une tente, quand il ne renonce pas tout simplement au sommeil. Les livreurs à vélo doivent payer eux-mêmes leurs sacs de transport floqués Uber Eats, vendus 69,90 euros pièce. © Photo : Nicolas Lee/Encrage.
Alex, le coordinateur de la maraude, porte un pull moutarde décoré du badge de l’association Exod et un classeur qui déborde de flyers d’information à destination des exilés. Il entreprend de questionner le livreur : est-ce qu’il appelle le 115 (le numéro d’accueil d’urgence pour les personnes et familles en difficulté) ? Depuis quand est-il arrivé en France ? « Cinq ans ? On va pouvoir monter un dossier de régularisation par le travail », note Alex en lui tendant une feuille sur laquelle se trouve le numéro de téléphone de l’association.
Il relève son nom et son prénom, avant de répéter l’opération avec un autre coursier. Mohammed est loin d’être le seul sans-papiers à travailler quotidiennement pour les grandes plateformes de livraison : l’association lilloise repartira avec les coordonnées de huit livreurs ce soir-là.
Aujourd’hui, je vois des personnes qui livrent pour 2,5 euros brut !
Simon Hayat, livreur « ambassadeur » chez Deliveroo
Les géants de la livraison à vélo se félicitent publiquement de créer des emplois flexibles, qui permettent aux coursiers de « découvr[ir] toutes les facettes de [la] ville tout en effectuant des livraisons ». Simon Hayat, livreur « ambassadeur » chez Deliveroo, se souvient de l’apparition de ces plateformes à Lille, en 2015. « C’était une belle opportunité pour faire du sport et gagner de l’argent ! », se souvient-il avec enthousiasme. Imprégnées de l’imaginaire du coursier « à la new-yorkaise », les nouvelles recrues, dans la capitale des Flandres, sont alors pour la plupart des étudiants ou des passionnés de vélo. Depuis, le profil des chevilles ouvrières de ces entreprises a progressivement évolué.
Ces dernières années, les diverses plateformes qui ont émergé à Lille se sont livrées à une concurrence acharnée ; au bout de la chaîne alimentaire, les livreurs subissent de plein fouet des ajustements économiques brutaux. Simon Hayat a observé de fortes baisses des tarifs pratiqués ces trois dernières années. « Lorsque j’ai commencé, on gagnait 5 euros par livraison. Aujourd’hui, je vois des personnes qui livrent pour 2,5 euros brut ! », s’indigne-t-il. Progressivement, les coursiers voient leurs revenus baisser.
« Ils [les plateformes de livraison – ndlr] ajoutent une prime de temps en temps et diminuent les tarifs. Ils ont fait ça lentement, pour que les gens ne se mobilisent pas », analyse Simon Hayat. Face à la dégringolade des rémunérations, de nombreux livreurs jettent l’éponge. Pour les remplacer, les plateformes recrutent à tour de bras. Au cours de l’été 2017, Deliveroo met un terme au travail de Simon, jusqu’alors chargé de valider la candidature des nouveaux livreurs et de les former lors d’une première journée d’essai. Devenu inutile, son poste est tout simplement supprimé : le jeune homme redevient simple coursier.
Avec la chute des tarifs, le profil de ceux-ci est totalement changé. Pour 20 à 40 euros brut la journée, le jeu ne vaut encore la chandelle que pour les plus précaires, note Simon Hayat : « Ce sont les galériens et les sans-papiers qui travaillent pour Uber et Deliveroo. Ceux qui ne trouvent rien d’autre. » Dans l’espoir de voir arriver enfin une commande, les livreurs surveillent leur téléphone constamment. © Photo : Nicolas Lee/Encrage.
Alors que l’association Exod s’éloigne pour continuer sa maraude un peu plus loin dans la ville, l’algorithme boude Mohammed depuis presque une heure : du temps perdu, aucune mission ne lui a été confiée. Dans l’espoir de voir arriver enfin une commande, il surveille son téléphone constamment, réveillant l’écran noir pour vérifier encore une fois, juste au cas où… Cela fait déjà six mois que le jeune homme réalise des livraisons pour Deliveroo et Uber Eats. Six jours par semaine, il se connecte de 11 heures à 22 heures – et jusqu’à minuit le week-end parfois. « Il n’y a que ça, comme travail », souffle-t-il.
Mohammed est arrivé de Guinée-Conakry en 2017. Après quatre années passées en France, sa demande d’asile est rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), chargé d’examiner les dossiers présentés. « Ils n’ont pas cru mon histoire », résume-t-il, dépité. Il ne bénéficie désormais plus de l’allocation pour demande d’asile (ADA), qui s’élève à 204 euros par mois pour les personnes hébergées en centre d’accueil pour les demandeurs d’asile (Cada).
Certains empruntent les papiers français d’un ami pour s’inscrire dans une agence d’intérim, mais cela nécessite d’avoir des connaissances.
Ophélie Blanquart, responsable de l’association Exod
« Comme je n’ai pas de papiers, les employeurs ne peuvent pas, en principe, me faire travailler. Ils sont en tout cas réticents à faire des promesses d’embauche », pointe-t-il. C’est une contradiction dans le droit français : pour prétendre à une régularisation par le travail, une personne sans papiers doit être en mesure de fournir des fiches de paie… délivrées par un employeur qui s’expose à des poursuites s’il emploie une personne sans papiers ! Une incohérence dénoncée par le jeune Guinéen : « Je veux pouvoir travailler. Tous les exilés que tu croises, ils veulent travailler dans le respect du droit. C’est l’État qui nous empêche d’être en règle. »
D’autres livreurs se joignent à la conversation pour confirmer ses propos. Certains indiquent avoir travaillé au marché de Wazemmes de 5 heures du matin à 15 heures pour 20 euros la journée. « Tu décharges les camions, tu vends et tu ranges », glisse un jeune cycliste, la tête enfoncée dans son bonnet.
Des petits jobs au noir qui deviennent une denrée rare, selon Ophélie Blanquart, responsable de l’association Exod. « Certains empruntent les papiers français d’un ami pour s’inscrire dans une agence d’intérim, mais cela nécessite d’avoir des connaissances », souligne-t-elle. Son association dénombre au minimum cinquante livreurs parmi les trois cents personnes qu’elle a accompagnées l’an passé. Cinquante autoentrepreneurs ? Rien n’est moins sûr, puisque ce statut ne peut pas être accordé à des exilés sans titre de séjour.
L’auto-entreprise, un service payant pour les exilés
Chaleureux mais discret, Thialy semble connaître la moitié des passants et tous les livreurs qui déboulent dans la rue des Postes à Wazemmes. D’origine guinéenne également, il a 28 ans et bénéficie d’un titre de séjour, obtenu au bout de nombreuses années sur le territoire. Lorsqu’il sourit, la tension plisse son front et appesantit son regard franc. La marque, sur son visage, d’une route migratoire éprouvante qui le hante toujours. « J’ai fait la traversée. Ça m’a laissé des émotions… » Il n’en dira pas plus mais confesse qu’il dort mal et repense souvent aux épreuves qu’il a endurées.
Chassé du squat lillois « 5 étoiles », évacué en juin 2019, il trouve refuge dans une cabane de la friche Saint-Sauveur. Comme ses compagnons d’infortune, il va travailler au marché de Wazemmes et sur des chantiers le week-end, pour un salaire mensuel de 300 euros environ. Des amis lui conseillent de se mettre à la livraison. Certains coursiers gagnent son salaire mensuel en une semaine, lui explique-t-on. Ses années d’errance à Lille lui auront au moins permis d’apprendre à connaître la ville comme le fond de sa poche. « J’ai passé beaucoup de temps dans la rue, je n’avais rien à faire, dit-il. Ça m’a permis de connaître les raccourcis pour livrer vite ! Lille, c’est comme un escargot. » Qu’il dessine sur la paume de sa main avec son index. Ancien livreur sans papiers, Thialy raconte comment il a pu et dû exercer cette activité pendant plusieurs mois pour survivre. Il a aujourd’hui une carte de séjour qui lui permet de travailler sans être dans l’illégalité. © Photo : Nicolas Lee/Encrage.
Bien déterminé à devenir livreur, Thialy demande à plusieurs connaissances de l’aider à y arriver. Un membre de son entourage, issu lui aussi de la communauté guinéenne mais possédant des papiers français, finit par accepter. Thialy décrit le marché : « Il crée la société pour toi et tu vas travailler avec son numéro [de Siret]. En échange, tu vas lui donner de l’argent. » Un partenariat très avantageux pour le chaperon, qui prélèverait entre 50 % et 60 % du chiffre d’affaires réalisé, d’après Ophélie Blanquart.
Qu’à cela ne tienne : Thialy accepte cette contrepartie, faute de mieux. « C’est normal, assure-t-il. Il te soutient et il prend un risque pour toi. Il doit payer des impôts et l’Urssaf. » Des cotisations sociales et des impôts qui s’élèvent à 23,7 % du chiffre d’affaires : le propriétaire du compte récupérerait donc entre 30 % et 40 % des revenus du livreur. Les plateformes n’y voient que du feu : elles ne font jamais d’entretien d’embauche et presque aucune vérification du moment qu’on peut leur fournir un numéro Siret valide.
Après avoir payé lui-même son sac carré floqué Uber Eats (69,90 euros), ainsi qu’un bon vélo d’occasion (négocié à 250 euros sur un site de petites annonces entre particuliers), Thialy devient officiellement livreur pour les plateformes. Il travaille d’arrache-pied, tous les jours de la semaine, pour gagner 1 300 euros par mois : 600 pour lui et 700 pour le détenteur du compte. À peine de quoi survivre tout en envoyant un peu d’argent à ses proches restés en Guinée. « J’ai toute ma famille là-bas, explique-t-il. Même si c’est difficile pour moi, je ne peux pas les oublier. »
Un acharnement au travail qui a bien failli lui coûter cher au cours d’une nuit de livraison dans la rue Gambetta. « Une voiture m’a foncé dessus, se souvient-il. Grâce à Dieu, je n’ai pas été trop blessé. » De peur qu’ils viennent accompagnés de policiers, il demande aux passants qui ont assisté à l’accident de ne pas appeler les pompiers. S’il n’existe pas de statistiques sur les accidents de travail des livreurs, tous ceux qui ont pratiqué la livraison à vélo le confirment : les artères lilloises sont semées de nombreux dangers.
La coopération entre les deux hommes dure cinq mois, avant que Thialy n’y mette un terme. « Il est devenu gourmand, raconte-t-il. Des fois, il gardait plus d’argent, 100 ou 200 euros, en me promettant qu’il allait me rembourser… Ce qu’il n’a jamais fait ! » À la merci des loueurs qui abusent parfois de leur pouvoir, les livreurs migrants préfèrent souvent continuer à rouler coûte que coûte, plutôt que de risquer la confrontation.
Coursier pendant près de cinq ans pour différentes plateformes, Constant Maurice raconte avoir également rencontré des Français sans lien avec les communautés d’origine des exilés qui louaient un compte Deliveroo ou Uber Eats suivant le même mode opératoire. Il dresse un portrait : « Typiquement, la trentaine, travaillant dans la restauration. Ils n’ont pas de gros salaires, mais ils se disent qu’ils vont se faire de l’argent. » Il faut dire que les contrôles sont rares et les condamnations pour l’emploi illégal de sans-papiers très marginales.
Sur la place de Béthune, dans le centre-ville de Lille, des dizaines de livreurs vont et viennent au rythme des trois notes de l’alarme qui signale une nouvelle commande sur les applications de livraison. Ils répondent aux appels passés d’un coup de pouce par les clients depuis leur téléphone, quelque part dans la ville.
À l’arrivée de l’automne, les silhouettes des coursiers se sont épaissies de gros manteaux et gants de ski. Pour qui veut travailler, il n’y a pas d’alternative, disent-ils. Alors ces migrants sans papiers rejoignent le vivier grandissant des travailleurs pauvres des plateformes numériques de la livraison de repas à domicile.