La plus secrète mémoire des hommes, le roman primé de l’auteur sénégalais, aborde en filigrane le sujet de la persécution des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. L’occasion de se pencher avec le romancier sur les relations tour à tour fraternelles et conflictuelles entre Juifs et Noirs, et la concurrence ou la convergence de leurs mémoires tragiques.
Culture > Jean-Pierre Orban > 25 mars 2022
La plus secrète mémoire des hommes, le roman du Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr qui a remporté le dernier prix Goncourt en France, s’avère un labyrinthe – à l’instar du titre du roman dont le narrateur poursuit les traces dans le récit, Le Labyrinthe de l’inhumain. Il est tout autant un ensemble de poupées gigognes, d’enchâssements que ses lectures successives font peu à peu découvrir.
Surgissent alors dans ce roman, qui trouve son origine dans un projet de thèse universitaire reconsidéré ensuite en un projet de fiction – «mais j’ai eu la sagesse de ne pas m’y engager et de me tourner, à la place, vers le roman», nous dit-il – et qui souvent se présente comme un catalogue ou une architecture chargée de noms d’écrivains et de penseurs bien réels, de Bolaño à Borges en passant par Jaspers ou Wittgenstein, des fantômes évanescents, aux contours flous, mais d’autant plus présents qu’ils sont insaisissables, et des ombres d’autant plus présentes qu’on ne les identifie pas clairement.
Parmi les fantômes, il y a, avant tout, celui de l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), nommé, lui, en dédicace du roman avant de se transfigurer, dès les premières pages du récit, en une figure élargie du rapport littéraire, historique et identitaire entre l’Afrique noire et l’Occident blanc, entre la périphérie «francophone» et le centre français – plus précisément parisien. Mohamed Mbougar Sarr réussit parfaitement cette transfiguration en modifiant la nationalité de l’écrivain, de Malien à Sénégalais, ce qui lui permet d’œuvrer sur son propre terrain, et, en déplaçant les repères chronologiques, de reculer la vie de son modèle et le dossier qui lui est attaché d’une trentaine d’années : son personnage, T.C. Elimane, naît en 1915, meurt en 2017 (comme Ouologuem) à l’âge de 102 ans et le livre, Le Labyrinthe de l’inhumain, qui le fait connaître, provoque un scandale et conduit à sa disparition, paraît en 1938 tandis que Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem sort en 1968.
Un écrivain africain aux prises avec la Shoah
Et c’est là que tout change. Car déplacer le curseur central juste avant la Seconde Guerre mondiale oblige Sarr – ou lui donne la latitude – non seulement de modifier toute la temporalité du roman, d’allonger la vie de son modèle jusqu’à son extrême limite, de multiplier les phases de la vie d’Elimane, mais aussi d’aborder la période de l’occupation nazie en France et ce qui s’en est suivi : la persécution et la déportation des Juifs. «Dans ce contexte, il me semblait impossible de faire l’impasse sur le nazisme et ses conséquences», déclare Sarr au journal suisse Le Temps le 15 octobre 2021. Pour Afrique XXI, Sarr va plus loin : «Il m’a toujours semblé qu’il y avait un angle mort, non abordé par les intellectuels noirs, à savoir la trajectoire des Africains dans la Seconde Guerre mondiale confrontés à l’expérience des camps et de la Shoah. Je suis ainsi frappé que Senghor, qui parle par ailleurs de son engagement et son internement durant la guerre, ne s’est jamais exprimé sur cette question. En situant le personnage d’Elimane vingt-cinq à trente ans plus tôt que Ouologuem, il me fallait imaginer la trajectoire d’un écrivain africain dans l’histoire même de la colonisation mais aussi aux prises avec la Shoah.»
Ce qui nous permet à nous, lecteurs, pour autant qu’on investisse les pistes que l’auteur nous ouvre ainsi, de nous pencher sur un thème qui n’est pas désigné nommément mais est présent de façon tour à tour sensible et dramatique dans La plus secrète mémoire des hommes : les relations entre Juifs et Noirs, et entre les deux tragédies qui grèvent à jamais l’Occident, à savoir la traite négrière (et la colonisation qui la suit) et la Shoah. Cette manière elliptique, à pas discrets, nous autorise aussi à retrouver les traces d’un fantôme qui n’est pas identifié, mais qui, dans la structure – apparente et sous-jacente – d’enchâssements du roman de Sarr, a toute sa place : André Schwarz-Bart1.
La place de ce fantôme que Sarr n’intègre jamais tel quel n’est pas usurpée. Rappelons les faits.
En 1972, lorsque, venues des États-Unis, de Grande-Bretagne et, avant cela, d’un étudiant australien en Zambie, surgissent les accusations de plagiat à l’encontre du Devoir de violence de Yambo Ouologuem2, la sidération du romancier britannique Graham Greene3 et le retrait du marché de la traduction anglaise du roman par son éditeur américain, cela fait quatre ans qu’André Schwarz-Bart a connaissance des «emprunts»4 faits par l’auteur malien à son propre roman, Le Dernier des Justes (Seuil, 1959).
Une littérature «débarrassée des complexes blancs»
Si les œuvres sont nombreuses dans lesquelles, de son propre aveu ultérieur, Yambo Ouologuem a puisé, en en recomposant des passages entiers, c’est au Dernier des Justes que l’auteur malien est le plus redevable. Ceci depuis le titre qui en reproduit le rythme jusqu’à la forme d’épopée tragique qui s’étend sur la même période historique, en passant par la coïncidence des titres de parties et l’adaptation de nombreux passages dès l’incipit jusqu’à la conversion finale du kaddish (prière juive des morts) de Schwarz-Bart en une partie d’échecs entre un évêque catholique blanc et un roi musulman qui invoque Allah chez Ouologuem.
Quand André Schwarz-Bart lit le texte de Yambo Ouologuem, il est blessé. Mais lui qui a tant fréquenté les intellectuels noirs autour de Présence africaine, lui qui a épousé Simone Brumant, une Guadeloupéenne avec qui il a vécu un an au Sénégal et avec qui il a entamé un cycle romanesque sur la traite des Noirs et l’esclavage aux Antilles5, se refuse à reprocher publiquement quoi que ce soit à ce jeune écrivain africain qu’il découvre. Un mois à peine après l’attribution du prix Renaudot au Devoir de violence, le rédacteur en chef de La Gazette littéraire en Suisse relaie les soupçons de sa rédaction et de lecteurs sur les «ressemblances avec Le Dernier des Justes» et écrit à Schwarz-Bart qui, en réponse, lui demande de ne pas publier l’enquête qui a été préparée.
Selon le rédacteur en chef, Schwarz-Bart «craint en effet qu’un débat ne suscite des réactions anti-africaines et ne nuise à la carrière d’un écrivain qu’il estime beaucoup. Pour la première fois, écrit Schwarz-Bart au journaliste, on voit naître une littérature africaine francophone débarrassée des complexes blancs».
Quelle qu’ait été l’extrême tolérance d’André Schwarz-Bart (que partageait moins son épouse Simone) et quelle que soit l’actuelle compréhension de leur fils Jacques Schwarz-Bart qui, musicien, est coutumier des reprises thématiques et mélodiques dans le jazz qu’il pratique, et au-delà des questions d’analyse littéraire sur la frontière entre «démarquages» et «plagiats», nous nous trouvons là au cœur d’une question plus large et profonde, qui est celle des mémoires parallèles, parfois partagées, parfois opposées, de l’esclavage meurtrier, de la domination blanche impunie et de la tentative d’extermination du peuple juif.
Trois auteurs marginaux
Quand Yambo Ouologuem, en joueur éblouissant et funambule brillant, mène, à la fin de son roman, ce qui constitue à proprement parler une opération de «roque»6 entre des pièces littéraires, un remplacement de pions sur une page de texte, il déplace une histoire de tragédie séculaire (l’antisémitisme) vers celle de l’esclavage tout aussi séculaire. Il reprend les formes et les outils de la littérature française (qu’André Schwarz-Bart, fils d’immigrés yiddishophones, avait lui-même eu à acquérir) pour dire le drame de son peuple, de sa «race», ainsi que le disait le bandeau original du Devoir de violence : «C’est le sort des Nègres d’avoir été baptisés dans le supplice».
Mais ce faisant, il ne se rend sans doute pas compte de la douleur qu’il inflige à André Schwarz-Bart : l’ultime paragraphe du roman de ce dernier évoque en effet, à travers le personnage d’Ernie Levy, la disparition dans les camps de ses propres parents et deux de ses frères. Ouologuem en reprend les termes et fait surgir une histoire africaine ample, pétrie, chez l’auteur malien, de violence et de sang. Que dit alors ce croisement de routes, de drames et de formes de la douleur de chacun et des leurs? Et, cinquante ans après Le Devoir de violence, soixante après Le Dernier des Justes, que fait le jeune Mohamed Mbougar Sarr de ces mémoires symétriques?
Jeune? Jeune en 2021. Car le plus étonnant, c’est que les trois auteurs, Schwarz-Bart, Ouologuem et Sarr, l’étaient chacun au moment de la sortie de leur roman-phare : 31 ans pour le premier, 28 pour le deuxième, 31 pour le troisième. Tous trois sont marginaux par rapport au centre littéraire parisien et portent dans leur récit l’histoire des liens avec l’Occident blanc. Et chacun, en recevant un des deux prix les plus prestigieux du monde littéraire français, brise un plafond de verre ou/et un tabou : André Schwarz-Bart (prix Goncourt 1959) présente le premier grand roman français sur l’histoire de l’antisémitisme ayant mené à la Shoah, Yambo Ouologuem (premier prix Renaudot africain) fait paraître le premier roman qui prend à bras le corps et sans complexe l’histoire de l’Afrique, et Mohamed Mbougar Sarr est le premier Africain noir à obtenir le prix Goncourt, ceci pour un ample roman qui s’empare de la question – généralement traitée par les écrivains de France et d’Europe – de la littérature en tant que telle et, à travers elle, de la place de l’auteur africain entre l’Afrique et l’Occident.
«Une allusion souterraine à Sartre»
Mohamed Mbougar Sarr reconnaît avoir lu et relu Le Dernier des Justes («deux fois et demi, et je le relirai encore…», confie-t-il), connu via l’étude de Yambo Ouologuem. Mais dans La plus secrète mémoire des hommes, Sarr qui, très souvent, use et parfois abuse des références clairement identifiées ou à peine déguisées, ne nomme ni même ne fait figurer explicitement l’écrivain André Schwarz-Bart, pourtant clé dans la construction de l’œuvre de Ouologuem. Alors que ce dernier est bien présent sous les traits de T.C. Elimane, l’auteur que poursuit le narrateur.
Un «Schwarz» – «déporté à Dachau», précise le narrateur – apparaît à l’un ou l’autre moment, mais c’est peu. En revanche, un personnage du nom de Charles Ellenstein joue un rôle capital dans le récit. Il s’agit de l’éditeur du roman d’Elimane, Le Labyrinthe de l’inhumain. Ce dernier reprend même dans son pseudonyme le C. de Charles, associé au T. de Thérèse, le prénom de l’épouse d’Ellenstein et sa partenaire en édition.
Charles Ellenstein est juif. «Juif sans y penser», dit-il à un officier allemand qui en rit comme à une blague juive. Juif à la mode sartrienne : «D’autres y pensent pour [lui].» «Cette allusion souterraine à Sartre est fondée, commente Mohamed Mbougar Sarr. Sartre, avec son essai Réflexions sur la question juive est, lui aussi, un fantôme de ce roman, sur ce sujet dont les premières versions étaient d’ailleurs beaucoup plus chargées. J’y ajouterais Frantz Fanon et son ouvrage Peau noir, masque blanc. Ces deux figures, du reste liées l’une à l’autre, ont été centrales pour moi dans le traitement de cette question.»
Une mort fondatrice
Charles est l’homme qui donne vie éditoriale à Elimane. Avec Thérèse, il pousse ce dernier à aller au bout de l’écriture et le publie. Il apparaît donc comme l’aîné, sinon le père littéraire d’Elimane, et l’on peut, si l’on veut, y voir le reflet d’André Schwarz-Bart. On pourrait même deviner dans le couple Charles-Thérèse celui qu’ont formé André et Simone Schwarz-Bart. Mais ce serait trop simpliste et une interprétation trop grossière. D’autant que, s’inspirant vraisemblablement des écrits érotiques de Ouologuem7 fondés, dit-on, sur des pratiques réelles, Sarr fait glisser la relation du couple avec l’auteur sénégalais vers la sexualité partagée. Le couple devient trio. De relation filiale, on passe ainsi à des rapports quasi incestueux, à tout le moins ambigus.
Mais entre Charles et Elimane, se construit surtout une relation fraternelle : «L’ami [Ellenstein] qui m’a accompagné est comme un frère pour moi», dit Elimane. «Cette notion de fraternité entre eux est importante», renchérit Sarr. D’autant que les deux personnages ont en commun un drame familial, une mort fondatrice : tous les deux ont perdu un père durant la Grande Guerre et Charles prendra tout son temps pour aider Elimane à retrouver la tombe de son père, tirailleur sénégalais, dans le Nord de la France.
Est-ce pour lui rendre la pareille ou en raison de cette relation autant filiale que fraternelle qu’Elimane passera trente ans à rechercher en Amérique du Sud le bourreau d’Ellenstein qui s’y serait réfugié après la guerre, l’ancien SS qui «aurait arrêté et torturé son ami Charles Ellenstein avant de l’envoyer au camp de Compiègne, d’où il fut ensuite déporté à Mauthausen», le même officier qui en 1942 a rencontré Ellenstein et a ri de sa «blague juive»? «Oui, souligne Sarr, cela explique en partie pourquoi Elimane ne revient pas au côté de sa mère : il veut venger son ami, son “frère”». Ce n’est sans doute pas la seule raison. Sarr, qui allonge la vie de Ouologuem de vingt-cinq ans, fait émigrer tout ce temps son double en Argentine. Cela donne l’occasion à l’auteur de parler de figures littéraires qui le fascinent, Gombrowicz, Sabato, Borges, etc. Il reste que l’errance d’Elimane ne se terminera que lorsqu’il aura trouvé le tortionnaire d’Ellenstein et l’aura sans doute tué.
La question des tragédies juive et noire
Ce faisant, Elimane paie sa dette, comme sans doute, par son biais, cinquante ans plus tard, Ouologuem à Schwarz-Bart. Mais cela dépasse ce niveau. Dans cette quête fraternelle qui n’offre la paix qu’une fois atteint son objet et où se mêle les mémoires parallèles des drames familiaux, c’est toute la question des tragédies juive et noire qui est esquissée en filigrane. Et si le sujet n’est pas premier dans le roman de Sarr, il y est présent, dans sa seconde moitié par multiples touches et allusions : on y lit ainsi le «ciel constellé de jaune» à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale et, dans un des paragraphes les plus intrinsèquement violents du récit, ce déplacement à la mode de Ouologuem entre extermination des Juifs et traitement des intellectuels et écrivains par le centre intellectuel européen. Dans une lettre au narrateur Faye, son ami l’écrivain congolais fictif Muswimba écrit : «Si nous continuons à courir derrière l’Europe, derrière l’immense littérature occidentale, nous serons tous (…) gazés sans pitié (…). On nous transformera en savon noir. Nos bourreaux se laveront ensuite les mains avec, et se blanchiront davantage.»
Apparue dans un parcours peu hérissé du récit, cette phrase souligne tout ce que peut charrier la question juive pour les Africains et les Antillais : une extermination qui a aussi été et peut encore être – culturellement ici – celle du peuple noir. Et le droit de reprendre à son compte les termes mêmes de la tragédie, sous les coups d’un bourreau commun, le Blanc ou l’Occidental.
Cinquante-trois ans avant Mohamed Mbougar Sarr, en intégrant la thématique et la structure du Dernier des Justes, Yambo Ouologuem a repris, lui aussi, les mots du drame juif pour décrire les convulsions et les horreurs de l’histoire africaine. Mais il ne l’a pas fait dans une position victimaire face à un bourreau commun : c’est même une des spécificités du Devoir de violence qui a provoqué un séisme parmi les tenants d’une Afrique pure, innocente, viol(ent)ée par le Blanc et, plus particulièrement, parmi les chantres de la «négritude», à commencer par Léopold Sédar Senghor.
Entre cousins
Ce qu’entend faire Ouologuem – tout en utilisant le plus parfaitement possible les outils littéraires de l’Occidental – c’est sortir du face-à-face Blanc-Noir et parler de l’Afrique face à elle-même, sa conscience et sa responsabilité au sein d’une histoire dont «le colonialisme blanc n’a été qu’un mince épisode», dit-il dans un entretien à l’ORTF en 1968. Dans cette Afrique et dans cette histoire, avant l’«occupation française», il y a eu la «conquête arabe» et la «dynastie des notables africains» et leurs exactions respectives. Et dans cette même Afrique et cette même histoire, Ouologuem intègre le Juif. Comme un semblable, comme une part ou une dimension de l’Africain : «Schwarz-Bart», écrit-il au directeur du Seuil, le 15 mars 1970, quand il liste les auteurs qu’il a «cités», «puisque l’Éthiopie, par Hailé Sélassié, juif de par la reine de Saba, ouvre la dimension de la conscience malheureuse antérieure à la négritude, et, dès lors, affranchie de la dialectique usée Noirs-Blancs».
Via André Schwarz-Bart, ce n’est pas tant le drame du torturé et de l’exterminé que Ouologuem reprend, mais une histoire commune à l’intérieur même des frontières du continent africain, Europe et Occident exclus. Quasi entre cousins. S’il y a une «conscience malheureuse» partagée, elle est antérieure à la présence des Blancs. Les cousins sont entre eux, héritiers de dynasties prestigieuses, ainsi celle de la reine de Saba.
Et à ceux qui douteraient de l’importance de la place accordée par Ouologuem aux «juifs noirs», celui-ci répond, comme à son éditeur François-Régis Bastide qui – dans une confusion qui a longtemps prévalu et prévaut encore aujourd’hui en partie – l’interroge, fin 1968, comme animateur de l’émission «Le Masque et la plume» et s’étonne : «Les nègres d’ascendance juive ne constituent pas un phénomène très rare.» Et de citer à nouveau le Négus éthiopien, mais aussi la «dynastie Saïf» qui «a existé et existe actuellement dans le Soudan anglo-égyptien». Car le personnage où Le Devoir de violence trouve son départ, c’est ce Saïf Isaac El Héït (mort en 1498) et son descendant Ben Isaac, l’ancêtre étant «le Juif noir Abraham El Héït, métis né d’un père nègre et d’une mère juive d’Orient (…) descendant des Juifs de Cyrénaïque et du Touat, qu’une migration secondaire (…) aurait porté au Nakem».
Dans cette dynastie Saïf et dans ses sujets, se concentre, aux yeux de Ouologuem, l’histoire multiraciale des Africains. Les Blancs n’en font pas partie, les Juifs si. Et, le «nègre» étant devenu le «Juif mythique» de la civilisation du XXe siècle, l’écrivain africain ne peut être que «juif, nègre, conscience malheureuse, drame et en même temps désir d’authenticité8». La généalogie en partie juive n’est pas celle de victimes, elle est au contraire puissante jusque dans le sang qu’elle fait couler. S’il y a une dimension victimaire, elle est due à l’Africain lui-même qui «a vécu dans une attitude qui est, somme toute, celle d’un esclave dans la mesure où il se définissait non point tant par rapport à une authenticité propre à son terroir, mais par rapport aux critères de la civilisation blanche» (ORTF, 1968).
Et s’il y a une autre responsabilité, poursuit Ouologuem, elle doit se trouver dans la conquête arabe, l’islam et le Coran qui contient «une espèce de code qui régit le statut de l’esclave». Une position de jeunesse qu’il reniera entièrement après sa «chute» littéraire et son retour au Mali dans les années 1970 : il opérera alors une conversion radicale à l’islam, rejetant, dans un même mouvement, la littérature et toute trace d’Occident, de la pensée à la médecine.
Causes communes des années 1920 à la fin de l’apartheid
La position de Ouologuem en 1968 illustre en partie ce que l’écrivaine et anthropologue Nicole Lapierre décrit comme les «causes communes» juives-noires dans son ouvrage éponyme, Causes communes (Stock, 2011). Dans cet essai, elle passe en revue l’histoire complexe des relations entre les deux communautés, faite de solidarité, de soutien mutuel contre la ségrégation raciale et l’antisémitisme, de fascination aussi pour la figure du Juif pouvant aller jusqu’au passing et à se glisser, pour certains Africains-Américains, dans une identité juive usurpée (une imposture que Yambo Ouologuem lui-même soupçonne à un moment chez son personnage, Saïf, dans Le Devoir de violence), non dénuée non plus de tensions ni d’usage, comme ailleurs, de clichés infamants.
Cette histoire de liens où les Noirs reconnaissaient les Juifs comme leurs «meilleurs amis» (selon W.E.B Du Bois cité par Nicole Lapierre) et où les Juifs, sortis du ghetto après la Première Guerre mondiale et de la Shoah après la Seconde, se sont mis au service de la cause noire, s’étend des années 1920 environ aux États-Unis jusqu’à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, où nombre de Juifs rejoignent ou soutiennent l’African National Congress (ANC)9 – alors qu’Israël entretient une relation ambiguë avec l’État raciste sud-africain.
Cette histoire entre Juifs et Noirs commencera à se diluer et la solidarité juive-noire à se craqueler à la suite d’une combinaison de facteurs entre lesquels il est difficile d’établir une hiérarchie. On notera l’expansion de la religion musulmane en Afrique subsaharienne au fil de la deuxième moitié du XXe siècle. Puis le passage d’un islam généralement modéré à un islam radical et politique au tournant du XXIe, avec l’irruption de groupes djihadistes tels que Al-Qaida qui entraîne une exaspération des tensions entre les anciens pays colonisés et l’Occident auquel sont désormais associés les Juifs. Jouera également, à partir de la guerre israélo-arabe de juin 1967 – et de plus en plus par la suite – le conflit israélo-palestinien où l’on voit les positions se radicaliser sans cesse davantage et conduire, de part et d’autre, à mêler antisionisme et antisémitisme.
Concurrence des mémoires
Enfin, pour les mêmes raisons et d’autres encore, on ne niera pas la recrudescence générale d’un antisémitisme renouvelé, débarrassé, en particulier chez les plus jeunes générations, du poids coupable de la Shoah. Un antisémitisme qui conteste parfois violemment la primauté du génocide des Juifs, ainsi que l’exprimait déjà brutalement l’écrivain antillais Raphaël Confiant en 1991 : «Et dire que les “yich man Rothschild”, comme on dit en créole, avec un sens inné du marketing, ont réussi à placer le génocide de leur peuple au Top cinquante des génocides mondiaux! Et dire que les Occidentaux culpabilisent terriblement d’en avoir gazé six millions alors qu’ils ont complètement effacé de leur mémoire le massacre de cinquante millions de Négro-Amérindiens pendant trois longs siècles! Autrement dit, les droits de l’Homme sont valables pour les victimes de Dachau, pas pour nous!»10
Par son parcours brisé, passé d’une position laïque et distanciée à un anti-occidentalisme sans concession à travers une adhésion puriste à la pratique musulmane, Yambo Ouologuem incarne, sans l’avoir prémédité, cette évolution. Une génération plus tard, Mohamed Mbougar Sarr publie, avec Terre ceinte (Présence Africaine, 2014), un roman qui souligne la cassure entre islam modéré et islam radical et la chute d’une population dans le fossé qui s’est ouvert entre les deux.
Entre les deux générations a surgi la concurrence des mémoires juive et noire et a grandi une méfiance, sinon une paranoïa entre les deux communautés. Peu s’affichent sans réserve solidaires de l’autre et c’est dans ce climat de suspicion que Sarr développe à pas feutrés mais courageusement le récit d’une amitié entre un Juif et un Noir et leur quête réciproque. Comme si cette quête était, sans qu’on veuille le dire trop haut, à recommencer.
«Il ne s’agit plus de comparer les passés»
Sarr le répète sans détour dans notre entretien : «Je suis d’une génération – a fortiori dans un pays musulman comme le Sénégal – qui a appris à connaître le rapport Juifs-Noirs à partir du conflit israélo-palestinien et de la concurrence des mémoires. C’est la lecture, celle de Sartre, de Fanon, d’Edmond Jabès, qui m’a fait prendre conscience qu’une solidarité, une fraternité, certes pas dénuée d’amalgames, avait précédé cette relation exprimée en termes de violence et de compétition. Peu à peu, je me suis mis à penser que ce n’est pas le thème de la persécution qui doit constituer le ferment central de notre discours et de nos relations avec les autres, avec les Juifs.»
Cette quête réciproque entre Juifs et Noirs aura été, tout au long de leur vie commune et avant la génération de Sarr, celle d’André et de Simone Schwarz-Bart : le Juif, héritier de la Shoah, rencontrant et épousant la Noire, descendante de l’esclavage et, ensemble, cherchant, depuis l’Europe jusqu’aux Antilles en passant par le Sénégal, à dire en miroir les deux tragédies de la Shoah et de l’esclavage. Envers et contre toutes les réticences. Comme une entreprise désespérée et pourtant salutaire.
À partir d’une généalogie littéraire qui passe par Ouologuem, Schwarz-Bart, Fanon, Sartre, dans la construction d’un roman qui prend le livre comme reflet et modèle du monde, Mohamed Mbougar Sarr réactive cette entreprise et lui donne un sens renouvelé : «Il ne s’agit plus de comparer les passés : ce sont les futurs, nos futurs, qu’il faut tenter de construire, si possible ensemble, en nous préservant des larmes du passé», conclut-il.
Vous pouvez retrouver l’intégralité de l’échange entre Jean-Pierre Orban et Mohamed Mbougar Sarr ici.