Au nombre de 5 000 en France, les étudiants russes sont plongés dans l’effroi et le système D pour gérer leurs comptes en banque après les sanctions contre la Russie.
Effroi, culpabilité, peur : plus de deux semaines après le début de la guerre lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, les étudiants russes en France sont traversés par des sentiments multiples. Au matin du 24 février, ils se sont brutalement rendu compte que « l’impossible » se produisait. Cette génération, née une dizaine d’années après l’effondrement de l’URSS, nourrit des ambitions très semblables à celles des jeunes des universités européennes.
Quatre jours plus tard, Tatiana Moskalkova, déléguée aux droits de l’homme auprès de Vladimir Poutine, a sonné l’alarme sur son compte Instagram en affirmant que les étudiants russes inscrits dans des universités de l’Union européenne commençaient à être expulsés, notamment de France. Des messages ont été relayés, comme sur le site Russia Main News pour assurer à ces jeunes « harcelés » voire « attaqués » qu’ils seraient accueillis en urgence en particulier par l’Ecole des hautes études en sciences économiques (Higher School of Economics, HSE) de Saint-Pétersbourg.
« Fausses rumeurs »
Les autorités françaises et l’agence Campus France, qui promeut à l’étranger les cursus dispensés dans l’Hexagone, ont aussitôt démenti de « fausses rumeurs ». De nombreux établissements d’enseignement supérieur se sont fendus d’un communiqué en vue de rassurer les quelque 5 290 étudiants russes inscrits dans leurs formations, selon le dernier décompte de Campus France. A l’instar de Michel Deneken, président de l’université de Strasbourg (Unistra), qui accueille plus de 350 étudiants russes. « Nos étudiants russes restent nos étudiants et ils ne doivent pas être victimes des errances mortifères de leurs dirigeants », écrit-il dans un message adressé à la communauté universitaire.
La prise de position des recteurs de Russie qui, le 4 mars, ont signé une lettre de soutien à Vladimir Poutine « de leur propre chef ou sous la pression de leurs autorités », a provoqué la « stupéfaction » de France Universités qui a annoncé suspendre son accord signé en 2013 avec l’Union des recteurs de Russie. « Nous continuerons d’accueillir les étudiants russes qui souhaitent obtenir un diplôme chez nous mais les projets de coopération et de codiplomation avec les douze établissements qui soutiennent Poutine sont suspendus », illustre Cécile Sabourault, vice-présidente aux relations internationales de l’université Côte d’Azur, où sont inscrits 280 Russes dont 39 en codiplomation.
Viktoria (tous les prénoms des étudiants ont été modifiés), doctorante à l’université de Lille, raconte avoir reçu en masse des messages de ses proches en Russie. « Ils voulaient savoir comment les Français me traitaient et si je n’avais pas trop peur, relate-t-elle. Je les ai totalement rassurés car je ne subis aucun isolement. » Julia, étudiante à la Burgundy School of Business, une école de commerce située à Dijon, confirme que « tout va bien » même si quelques « mauvaises blagues » sur son pays ont pu l’offenser.
« Je dois très vite trouver un job »
La guerre en Ukraine, notamment à travers les sanctions déclenchées à l’encontre de la Russie, a eu d’autres répercussions. Depuis que les deux géants mondiaux Visa et Mastercard ont rendu inopérantes les cartes bancaires correspondant à des comptes russes, les retraits et transferts d’argent sont désormais impossibles. Aliocha, étudiant à l’ESCP, école de commerce parisienne, a tenté de récupérer le maximum de cash possible. « La nuit de l’offensive, à 4 heures, je suis allé au distributeur pour retirer tout mon argent, mais il y avait un plafond, puis il y a eu un bug. Mais j’ai finalement pu retirer l’intégralité des fonds, narre-t-il. Avec une partie de cet argent, j’ai acheté des médicaments et des denrées pour les donner à une association humanitaire qui agit en Ukraine. »
Pour Viktoria, les ressources financières ne vont pas tarder à manquer. « Depuis mon arrivée en France, je donnais des cours privés en ligne en anglais et en français que des Russes me payaient en roubles. Je ne peux donc plus toucher ce salaire et je dois très vite trouver un job ici. Ce n’est pas simple avec un titre de séjour étudiant », explique-t-elle. Donner des cours privés nécessite de créer un statut d’autoentrepreneur, ce que ne lui permet pas son titre de séjour. En attendant, l’étudiante russe a déposé une demande de bourse d’urgence auprès de l’université de Lille.
Au-delà des questions matérielles, l’inquiétude est grande à propos de l’avenir de leurs proches. « J’ai deux grands-parents nés en Ukraine et qui sont toujours à Kiev, confie Aliocha. Mes parents, qui sont dans la région de Moscou, les appellent tous les jours. » Pour plus de sûreté dans les communications, le jeune homme passe par le réseau crypté Telegram. Afficher son opposition à la guerre en manifestant dans la rue est un véritable risque que tous ne prendront pas. « Ma mère habite à Moscou, elle a grandi au temps de l’URSS et elle sait que c’est dangereux de dire ce qu’on pense. Donc elle ne s’implique pas politiquement », souligne Ivan, étudiant à l’université Côte d’Azur. « Ma sœur craint que le pays se referme et renoue avec un Etat policier où personne ne sait jamais s’il va être arrêté », complète Viktoria.
Au sein du campus de l’ESCP où étudie Aliocha, un seul étudiant russe est apparu « sur la défensive, voulant sans cesse contre-argumenter », rapporte-t-il. « Pour lui, ce qui se passe est avant tout contre l’action des Etats-Unis à l’étranger, et la Russie tente de libérer l’Ukraine du nationalisme… Je lui ai répondu que soutenir l’action de Poutine, c’est soutenir la destruction physique et morale du peuple ukrainien », indique Aliocha qui a exhorté son compatriote à « être plus ouvert sur les sources, pour prendre de l’information des deux côtés ».
Soazig Le Nevé