Pour empêcher les combattants indépendantistes de bénéficier du soutien des villageois pendant la guerre d’indépendance, l’armée française procède au regroupement de la population dans une opération pudiquement désignée sous le nom de «pacification». En réalité, plus de deux millions d’Algériens ont été parqués dans des camps soumis à l’autorité militaire et qui ont déstructuré la société rurale.

Fabien Sacriste > 25 mars 2022

«Dans mille villages de regroupement, un million d’Algériens apprennent à vivre au XXe siècle», titre Paris Journal le 11 mai 1959. Cette formulation a de quoi choquer : il est ici question des camps dans lesquels l’armée française a parqué en masse les populations rurales d’Algérie, pour mieux combattre la guérilla indépendantiste du Front de libération nationale (FLN) et de l’Armée de libération nationale (ALN). Elle n’en illustre pas moins les enjeux sémantiques du débat alors suscité par la publication du rapport Rocard1 qui révèle en mars 1959 l’existence de cette vaste politique de déplacement forcé.

À ses détracteurs qui l’accusent de multiplier les camps sur le territoire algérien, l’armée rétorque qu’elle entend ainsi assurer la «protection» des ruraux contre les «rebelles» algériens, et même leur promotion économique et sociale par l’aménagement de «nouveaux villages». Une stratégie discursive d’ailleurs couronnée de succès : outre qu’elle offre à l’armée, non sans paradoxes, une nouvelle légitimité pour intensifier le «regroupement» au nom du développement économique et social, elle impose dans le débat public la figure du «village» contre celle du «camp», favorisant le refoulement collectif de l’une des violences d’État les plus massives de l’histoire contemporaine. En effet, à la fin de la guerre, ce sont au moins 2,35 millions d’Algérien.ne.s qui survivent dans ces regroupements. Près d’un quart de la population rurale est ainsi soumis à une forme spécifique d’enfermement, caractérisée par l’autoritarisme militaire, l’absence de libertés fondamentales et une précarité économique et sociale souvent durable.

Une pratique presque ordinaire

Bien connus grâce aux travaux de Michel Cornaton2, ces «regroupements» sont bel et bien des camps, dont l’armée et l’administration françaises constellent même le territoire algérien pendant la guerre d’indépendance. Au moins 2 392 sont alors créés, et le fait même que l’on soit aujourd’hui encore incapables d’en évaluer exactement le nombre souligne toute l’ampleur d’une pratique devenue presque ordinaire. Celle-ci naît dans le massif de l’Aurès, dans l’est du pays, à la croisée d’influences multiples.

Opérés à l’instigation des administrateurs civils et des cadres militaires dès novembre 1954, les premiers déplacements — qualifiés de «replis» — sont censés vider le massif pour laisser le champ libre aux unités militaires et contraindre les Algériens à manifester leur obéissance à l’autorité. L’expérience est ensuite reprise par les officiers du service dit «des affaires indigènes du Maroc», affectés dans l’Aurès pour suppléer l’administration durant la guerre. Ils élaborent une première doctrine du regroupement, oscillant entre deux pôles complémentaires : instrument propice à la lutte contre les moudjahidines qu’il prive du support logistique et moral apporté par la population à la guérilla de l’ALN, il doit aussi permettre de concentrer l’action de l’État et faciliter ainsi les réformes destinées à atténuer les inégalités sociales, pour mieux faire basculer les ruraux en faveur du gouvernement français.

D’emblée toutefois, ce pendant réformiste — créer un «centre de regroupement définitif» — passe au second plan, relégué au statut d’hypothétique projet brandi par l’autorité militaire pour justifier l’accélération du déplacement forcé des Algérien.ne.s, qui permet surtout alors de pallier la faiblesse des effectifs militaires, insuffisants pour garantir un quadrillage exhaustif du territoire. L’adoption de la «doctrine de la guerre révolutionnaire» accélère la diffusion de cette pratique, sous l’impulsion d’officiers persuadés que la France est confrontée en Algérie à cette forme de guerre qui a causé sa défaite en Indochine et à laquelle il convient d’opposer des techniques nouvelles. Les responsables civils ne sont pas en reste, et dans le Constantinois (est algérien) par exemple, c’est même l’administration régionale dirigée par le préfet Maurice Papon qui insuffle cette dynamique, au nom des impératifs militaires de la contre-guérilla et d’une «contre-révolution» visant à battre le FLN-ALN sur son propre terrain : celui d’une révolution sociale et politique. Le regroupement doit alors permettre de détruire la société rurale pour mieux la reconstruire en faveur des forces de la «pacification».

Dans le sillage de la Ve République

Le coup d’État de mai 1958, qui parachève la militarisation de l’administration régionale et départementale, puis la préparation du référendum de septembre 1958 pour lequel les Algérien.ne.s sont regroupés en masse, accélèrent ce mouvement, malgré les tentatives de l’administration centrale qui cherche, elle, à réguler une pratique jugée trop dispendieuse pour être encouragée. En reprenant à son compte le principe du «regroupement définitif», tout en en restreignant les possibilités de financement, Alger cherche donc à limiter leur développement, au moment même où les autorités territoriales s’en emparent comme d’un argument permettant de légitimer l’intensification des déplacements. Une dynamique contradictoire qui perdure après 1959, lorsque le nouveau représentant du gouvernement en Algérie, Paul Delouvrier, reprend le principe du «centre définitif» en lançant le programme des «Mille Villages», dont la phrase placée en exergue de ce texte n’est que l’un des nombreux échos métropolitains.

En effet, les objectifs de ce programme sont triples : étouffer le relatif scandale né de la publication du rapport Rocard par un intense effort de propagande; créer une dynamique à même de restaurer l’autorité civile dans ses prérogatives traditionnelles, et ainsi reprendre la main sur des dépenses publiques dont l’armée s’est arrogé la gestion; transformer, dans le cadre du Plan de Constantine, le peuplement et la société rurale par la multiplication de ces «nouveaux villages», dont l’évaluation est confiée à une chétive et éphémère Inspection générale des regroupements de populations. L’argument de la villagisation est toutefois surtout utilisé pour légitimer la poursuite du regroupement, et même sa systématisation dans certaines régions. Cette logique atteint son apogée avec le général Jean Crépin, qui transforme le «plan Challe» en «bataille des regroupements» (mai 1960), doublant le nombre de déplacés.

Relevant d’un type de camp particulier, distinct de ceux d’internement et de concentration, les regroupements se caractérisent par leur forte hétérogénéité qui a plusieurs raisons. Il y a les modalités migratoires, puisqu’il s’agit de déplacements manu militari des populations de villages entiers, ou de regroupement a posteriori des Algérien.ne.s fuyant les zones interdites, ainsi que les modalités d’encampement, avec le transfert dans des villages évacués ou toujours habités, ou la création de camps ex nihilo à plus ou moins grande proximité des terres d’origine. La morphologie démographique participe également à cette hétérogénéité, avec l’existence de petites cités regroupant les familles de quelques dizaines d’ouvriers agricoles, aux grands camps de nomades du Sud oranais dont la population approche parfois la dizaine de milliers d’individus, ainsi que la morphologie sociale, les rapports d’âge et de sexe variant en fonction de l’intensité locale de l’affrontement, même si la population y est majoritairement infantile et juvénile d’une part (entre 45 et 55% de la population totale des camps, contre 42% en milieu rural hors des camps), masculine de l’autre (le sex ratio moyen y est de 0,89 homme par femme, inverse à celui du milieu rural qui est de 1,19).

Surveillance, encadrement, organisation

Ces camps ne s’en distinguent pas moins par de semblables pratiques structurelles en matière d’encadrement étatique : la population civile, enjeu et instrument du conflit, doit être surveillée, encadrée et organisée dans la lutte contre le FLN-ALN, au gré d’un panel de techniques de contrôle social dont le réseau de barbelés délimite le territoire d’exercice. Le pouvoir des officiers des Affaires algériennes, chargés de ces Sections administratives spécialisées (SAS) auxquelles échoue le plus souvent la gestion des camps, relève d’une forme de pastoralisme. Dans ces lieux soumis à la surveillance militaire, le quotidien des populations déplacées est d’abord tributaire de la discipline imposée par l’autorité, tant en termes d’espace (en témoigne l’organisation dominante de l’habitat sur le modèle du plan en damier) que de vie sociale : ritualisation des journées, contrôle strict des entrées et des sorties, surveillance des activités politiques, économiques ou sociales, qu’elles relèvent du collectif ou de la sphère familiale, voire éventuellement structuration et organisation des civils selon le principe des «hiérarchies parallèles» cher aux officiers du Cinquième bureau.

L’objectif du regroupement restant la formation d’un «groupe d’autodéfense» qui permet a priori de libérer les effectifs militaires chargés de sa surveillance, les chefs de SAS s’évertuent à obtenir l’adhésion, sinon l’engagement des Algérien.ne.s à leur côté. Ils puisent pour ce faire dans un arsenal de techniques oscillant entre contraintes (de la violence symbolique à la violence physique) et persuasion : les distributions de vivres, les constructions de logements, l’emploi sur les chantiers de travail, ou encore et surtout la scolarisation des jeunes enfants et l’occupation des adolescents, restent indissociables d’une entreprise visant autant à détourner les Algérien.ne.s du FLN qu’à s’attacher leur soutien. Nombre d’officiers consacrent une part non négligeable de leur temps à ces actions, qui doivent également tenter de résorber la crise économique, sanitaire et sociale née d’un déracinement brutal et le plus souvent non planifié : la précarité, voire la misère à laquelle les familles rurales sont acculées offrent un cinglant démenti à l’entreprise de villagisation évoquée plus haut.

La perte des moyens de production, généralisée sans être systématique, prive la majorité des familles déplacées de leurs moyens de subsistance traditionnels, sans pour autant leur en proposer de nouveaux. Si de rares activités salariées existent — et en la matière la solde des harkis, bien plus que l’attachement patriotique, est un puissant facteur de l’enrôlement supplétif —, elles restent trop peu nombreuses pour occuper les centaines de milliers de paysans soumis à l’inactivité forcée. Une situation qui place ces familles déracinées dans une forme variable de dépendance aux secours alimentaires et vestimentaires distribués par l’administration ou par les rares organismes caritatifs (Cimade, Croix-Rouge et Secours populaire) autorisés à la fournir dans les camps après 1959. La malnutrition et la précarité physiologique qui en découlent, mais aussi la promiscuité et l’insalubrité des logements comme la faiblesse des infrastructures publiques et surtout médicales sont autant de facteurs d’une crise sanitaire toujours latente. Sans être systématique, elle est généralisée dans ces camps où la surmortalité est notable : il n’est pas exagéré d’estimer que près de 200 000 Algérien.ne.s — des enfants pour la plupart — y perdent la vie, et surtout qu’il s’agit là d’un effet direct de leur encampement.

D’autres conséquences économiques et sociales caractérisent ces camps sur un plus long terme. Malgré la diversité des trajectoires individuelles et familiales, la plupart se maintiennent de fait après l’indépendance, soulignant le caractère «durable» de cette violence imposée aux populations. Le regroupement reste ainsi le point d’orgue d’une crise de l’agriculture traditionnelle née avant-guerre. Dans cette société majoritairement rurale, le «déracinement» parachève, en empêchant et en dévalorisant le travail agraire, un processus de déstructuration et de dépaysannisation amorcé par les réformes foncières du XIXe siècle. Si le fait peut expliquer les réticences des paysans à renouer avec leurs activités traditionnelles, le maintien des camps obéit aussi à d’autres facteurs, parmi lesquels figure d’abord la ruine du milieu rural (destruction des villages, rupture des rythmes agraires, enfrichement des terres de culture favorisant la prolifération de la faune sauvage, ou encore diminution sinon même disparition des troupeaux) qui interdit souvent tout retour à la normale. D’autant que ces populations sont confrontées à de nouveaux modes d’existence qui constituent la culture urbaine en contrepoint, un monde auquel les anciens regroupés, dont le champ des possibles économiques oscille après-guerre entre chômage, salariat agricole ou migration vers les villes, accèdent pourtant moins souvent qu’ils n’y aspirent. Autant de bouleversements environnementaux, économiques et sociaux qu’il est indispensable de prendre en compte pour bien mesurer la nature, l’ampleur et la portée de cette violence d’État, a fortiori dans ce contexte de commémoration où les camps de regroupement, dont la mémoire semble ensevelie sous la mythologie de la «pacification», restent encore largement inconnus.

Illustration : Camp de regroupement de Djebabra, Chélif, N 29/2
© Pierre Bourdieu/Fondation Pierre Bourdieu/Camera Austria, Graz

POUR ALLER PLUS LOIN

➞ Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964

➞ Christian Gerlach, «Sustainable Violence : Mass Resettlement, Strategic Villages, and Militias in Anti-Guerrilla Warfare», in Richard Bessel et Claudia B. Haake, Removing Peoples. Forced Removal in the Modern World, Oxford/New York, Oxford University Press, 2009, p. 361–393

➞ Kamel Kateb, Nacer Melhani, et M’Hamed Rebah, Les Déracinés de Cherchell. Camps de regroupement dans la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Éditions de l’Institut national des études démographiques, 2018

➞ Denis Leroux, «La “doctrine de la guerre révolutionnaire” : théories et pratiques», dans Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari-Tengour et Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris/Alger, La Découverte/Barzakh, p. 526-532, p. 532

➞ Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de Sciences Po, 2022
➞ – Dorothée-Myriam Kellou, À Mansourah, tu nous as séparés, documentaire Algérie, France, Danemark

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