Enquête« Les chansons de l’enfer » (2/6). En mai 1940, le jeune artiste polonais est conduit dans ce camp de concentration allemand. Il y découvre des musiciens clandestins qu’il décide d’imiter : la nuit, dans le « block » 3, il chante pour résister.
Le rasoir passe et repasse sur le crâne d uprisonnier 25 149. Ses cheveux noirs tombent en pluie sur le sol du camp de Sachsenhausen. Sous la lumière aveuglante des projecteurs, Aleksander Kulisiewicz doit maintenant revêtir l’uniforme rayé. Un « P » dans un triangle rouge, cousu sur le cœur, fige son identité de prisonnier politique polonais. Sept mois après son arrestation par la Gestapo de Cieszyn (Pologne) pour ses écrits antinazis dans des publications étudiantes, il est dirigé vers un baraquement de quarantaine peint en vert, puis est installé dans le « block » 3 où s’entassent au moins 300 personnes. La plupart sont des compatriotes – prêtres, enseignants, imprimeurs, étudiants… – arrivés comme lui ce 30 mai 1940.
Alex, comme l’appellent ses amis, a 21 ans. C’est un artiste dans l’âme, chanteur de cabaret à ses heures, un saltimbanque polyglotte qui a bourlingué à travers l’Europe et fréquenté les troupes tsiganes. Dès les premières semaines, son corps faiblit, ses muscles fondent, ses os sont à fleur de peau. Le travail forcé à la briqueterie est chaque jour plus pénible. Les maigres rations ne lui permettent pas de reprendre des forces. Mais il se bat, décidé à exploiter les moindres opportunités de gagner des calories et des minutes de repos.
Il sait que son statut de « schutzhaft » (« prisonnier sous protection »), parlant à la fois le polonais, l’allemand et le tchèque, font de lui un privilégié. Il peut envoyer et recevoir du courrier, donc avoir des nouvelles de son père, toujours libre, mais il doit aussi aider à certaines tâches administratives et de traduction. Les Allemands font de ce camp situé au nord de Berlin un laboratoire grandeur nature du système concentrationnaire en développement. On y forme les futurs hauts responsables SS et de l’administration des autres camps.
Représentations secrètes
Dans les bureaux où les officiers le font travailler, il peut parfois écouter la radio, entrevoir les titres des journaux, intercepter des bribes d’informations. Sa stratégie de survie ? Utiliser ses connaissances en langues étrangères et ses talents de musicien et de conteur pour se rendre indispensable. Très vite, les Polonais de Sachsenhausen apprennent à le connaître. Il est ce type à l’esprit vif, à la mémoire prodigieuse, le risque-tout qui n’hésite pas à chantonner et à faire des mots d’esprit.L’un de ses compatriotes, Boleslaw Marcinek, 17 ans, lui glisse un jour : « Il y a des représentations secrètes, la nuit, dans le block 37. Tu devrais venir. »
Le soir même, Alex se rend en toute discrétion devant ce mystérieux « block » des chanteurs. L’entrée est filtrée par un gardien complice – un « blockführer » communiste et mélomane. Au fond, des couchettes ont été élevées en barricades afin de calfeutrer la scène et d’atténuer les sons. Marcinek disait vrai… Une vingtaine d’hommes, étoile jaune cousue sur la poitrine, chantent à mi-voix. La mélodie est douce, les corps s’apaisent enfin.
Certains ont encore des bouilles d’adolescents, d’autres ont déjà des rides de vieillards. Tous ne sont pas professionnels, loin de là, mais ils savent transporter leur auditoire par-delà les barbelés et les miradors. Le jeune Polonais reconnaît les airs yiddish, ces chansons apprises autrefois au fil des voyages. Ténors, altos, basses, basses profondes… L’harmonie est belle, se dit-il en dévisageant le chef de chœur, un homme d’une quarantaine d’années. Ces yeux bleus, d’une infinie bonté, lui sont familiers. Comment les oublier ? Cet homme-là lui a porté secours, il y a quelques jours, après le vol de sa portion de margarine.
Survivre en chantant
Martin Rosenberg, tel est son nom. Ou, plutôt, Rosebery D’Arguto, comme il se fait appeler sur scène depuis des années. Ils l’ont emprisonné après une rafle ciblée contre les artistes. Alex tente d’engager la conversation mais le chef de chœur reste discret sur sa vie personnelle. Son aisance musicale a valeur de CV, ses discours sur le compositeur Mendelssohn attestent de son érudition. Tout ce qui compte à ses yeux, c’est de survivre en chantant.
Alex éprouve le même besoin, venu du plus profond de son être. Lui aussi est un artiste ; il mesure à quel point la musique peut donner du courage, et l’humour devenir une arme. Dans cette lutte pour la vie, il dispose d’un atout majeur : sa mémoire, capable de tout enregistrer, mots, images, sensations. Depuis le premier jour, rien ne lui échappe : les confidences de ses camarades, comme les sévices infligés par les gardiens. Alex a l’art d’observer, d’analyser, et de garder tout cela en lui.
Peu de temps après avoir découvert le chœur clandestin du baraquement 37, il décide de chanter à son tour dans son propre block, le 3. Il veut raconter sa première vision à l’arrivée à Sachsenhausen, une scène à glacer le sang : des silhouettes courbées, le nez à terre, grattant le sol dans l’espoir de récupérer le moindre mégot, la moindre miette. Des hommes que l’on surnomme ici « muselmann », un mot yiddish utilisé par les détenus du camp pour qualifier les plus faibles d’entre eux, à l’article de la mort. Dans un recoin du baraquement, Aleksander prend place au centre d’un cercle formé par quelques prisonniers, après s’être assuré d’être couvert par un blockführer complice. D’une voix feutrée, pour ne pas attirer l’attention des gardiens en patrouille dans les parages, il murmure :
« Je suis un pauvre païen polonais/ Pour tous ici je suis un moins que rien/ Ils me repoussent/ Oh-oh-ohh ! / Oh Muselmann, Muselmann… »
Ses paroles témoignent de leur enfer.
« Au-delà des barbelés, le soleil brille/ Au-delà des barbelés, les enfants jouent/ Mais sur les barbelés, Un corps triste et carbonisé s’affaisse/ Oh-oh-ooh ! »
Il conclut dans une supplique d’outre-tombe, déliant chaque syllabe :
« Maman, maman, laisse-moi mourir en paix. »
Réaliser un « reportage poétique »
La nuit emporte ces mots, qui résonnent maintenant dans les cœurs des camarades. Alex le saltimbanque a repris du service et se fixe une mission : réaliser, au fil de sa détention, un « reportage poétique » (selon ses mots) du quotidien du camp. Chanter ses horreurs et ses absurdités mais aussi le courage et l’espoir de ses compagnons. Le jour, le prisonnier 25 149 mène double jeu : il divertit les kapos, leur dit parfois la bonne aventure, tout en endurant comme les autres le travail forcé, les brimades et les coups. La nuit, il fait le show et tient la chronique sombre de la réclusion. Les nazis, évidemment, n’ont pas le beau rôle, à commencer par un certain Wilhelm Böhm.
Ce petit homme bossu, gardien du crématorium, prend plaisir à se moquer des prisonniers passant près de lui, en les invitant à le rejoindre… Alex en fait le personnage d’une comptine grinçante, un texte court, adapté à ces représentations secrètes et minutées. Son titre : Czarny Böhm (Böhm le Noir). Elle commence ainsi : « De nuit comme de jour/ Je fume des cadavres, quel bonheur ! / Je fais une fumée noire/ Parce que je suis noir, Böhm le Noir ! (…) »
Pour ses compagnons, Aleksander Tytus Kulisiewicz devient « Kiciu bimbus », le « matou qui ne craint rien », l’audacieux qui cache une guitare près de sa couchette et décoche ses refrains comme autant de flèches. Ecoutons-le encore… « Heil, Sachsenhausen/ Cette colonie chaude et puante/ Nos jambes sont fines comme des bambous/ Les cadavres puent et toi aussi/ Heil ! Et vive la Kulturkampf ! » chante-t-il dans son hymne Heil Sachsenhausen, moquant la primauté aryenne, sur une reprise de la mélodie de Hey Madagaskar, un tube yiddish des années 1930.
Alex dérange, et choque. « Ceux qui ne veulent pas entendre doivent s’en aller », prévient-il en guise d’introduction. Quelques-uns quittent la pièce. Les autres en redemandent. Ce type maigre comme un clou est un phénomène, un orchestre à lui seul. Il singe tous les accents, transforme sa voix caverneuse en chuintements nasillards, à grand renfort d’onomatopées. Il n’a aucun tabou et ne connaît pas de malheur trop dur pour être chanté, pas de cible trop haute pour être visée. Le « führer » lui-même est laminé dans Adieu Hitler, qu’il accompagne, en tapant sur des bidons, d’une rythmique martiale.
Aux mains d’un médecin tortionnaire
Sachsenhausen est un monstre à croissance rapide (12 000 prisonniers fin 1939, 23 400 au printemps 1943), une machine qui broie les hommes valides, et se repaît des plus faibles. Au fil des besoins de l’effort de guerre, Alex change de fonction. Un jour, il teste le cuir synthétique des nouvelles chaussures destinées aux soldats allemands lors de courses absurdes, sans eau ni nourriture ; un autre jour, il peint les avions de la Luftwaffe avant leurs missions meurtrières.
Mais tout cela n’est rien, comparé aux cadences de l’usine à briques. Il faut alors se lever à 4 h 15 pour l’appel au bas de la potence, puis marcher vers la zone du canal, à 3 km de là, et travailler des heures et des heures sous les coups et les quolibets des SS, toujours prêts à pousser les plus fragiles dans l’eau teintée de rouge. Le soir, les survivants ramènent les morts sur leur dos, déposés sur la place d’appel. D’autres les remplaceront demain.
La réputation de « Kiciu bimbus » parvient aux oreilles des officiers nazis. L’homme qui le convoque n’a rien d’un mélomane. Le médecin Heinz Baumkötter est un tortionnaire redouté, amateur d’expérimentations effrayantes. N’a-t-il pas utilisé des prisonniers comme cobayes afin de tester l’efficacité d’armes ou de poisons ? Pour mater ce Polonais qui aime tant chanter, il a une idée en tête : injecter dans son bras le bacille de la diphtérie, maladie connue pour provoquer les pires suffocations, mais aussi endommager irrémédiablement les cordes vocales.
La nuit, alors qu’il étouffe sur sa couchette, Alex reçoit la visite d’un admirateur et ami, le peintre Josef Capek, qui lui administre en secret un antidote récupéré dans le laboratoire du camp. Constatant qu’il se porte plutôt bien, Baumkötter enrage. Il essaie une deuxième fois l’expérience, puis une troisième. L’antidote est imparable. Le médecin nazi finit par renoncer. « Laissez chanter ce chien ! », éructe-t-il. Aleksander est renvoyé parmi les prisonniers. Le destin offre un nouveau rappel au rebelle de Sachsenhausen.