Société le 04/07/2019 par Marina Bellot – modifié le 08/11/2021
Exerçant les métiers les plus ingrats au XIXe siècle, les Auvergnats émigrés à Paris s’imposent peu à peu, grâce à leurs célèbres « bougnats », comme une communauté soudée et visible dans la capitale.
« Savez-vous combien il y a d’Auvergnats à Paris ? Cent mille ! Fouchtra ! ». Ainsi s’exclame un chroniqueur de L’Écho nogentais en décembre 1886, mettant en lumière l’émigration de plus en plus forte d’hommes et femmes qui, poussés par la misère liée à la crise agricole, quittent leur terre natale en quête d’un avenir meilleur dans la capitale.
lls sont alors porteurs d’eau ou de lait, rémouleurs, étameurs ou encore chaudronniers – autant de durs métiers peu rémunérés qui font bientôt leur réputation de parias… Ce dont se moque la presse parisienne.
« II existe un dicton populaire, plus joyeux qu’injurieux, et qui dit “Nous n’étions ni hommes ni femmes, tous Auvergnats” », s’amuse ainsi Le Petit Journal en 1868, tournant en dérision les tâches ingrates dont ils s’acquittent pour vivre :
« On croirait, à entendre cette plaisanterie, que les Auvergnats forment une nationalité à part, parmi les Français du nord et du midi, et qu’ils sont absolument voués aux professions désagréables. C’est une erreur.
Si l’Auvergnat, à Paris, vend le charbon qui noircit, il vend aussi l’eau qui lave… Il y a absolument compensation… »
Et le quotidien parisien de dresser de ces émigrés un portrait peu flatteur :
« Les Auvergnats sont souvent plaisantés à Paris par les Parisiens.
L’Auvergnat n’est pas toujours né malin et n’a peut-être pas créé le Vaudeville. Mais il a la réputation d’être sobre, honnête, sérieux, le premier au travail, le dernier au sommeil, et il vend à Paris deux éléments qui semblent être son monopole, l’eau et le feu.
En effet, il débite le charbon, le bois, le cotret, la braise, la houille sous toutes ses formes.
Et c’est encore lui qui monte les seaux d’eau de Seine aux ménagères logées dans les étages les plus aériens. »
Moqués, les Auvergnats trouvent néanmoins leur voie et participent activement à l’implantation de nouveaux petits commerces dans la capitale. Ils sont majoritairement marchands de vin, ferrailleurs ou charbonniers, et investissent, entre autres, le 11e arrondissement, comme s’en fait écho Le Petit Journal en 1883 :
« L’arrondissement de Paris que les émigrés d’Auvergne semblent affectionner le plus est le onzième arrondissement, qui compte parmi sa population onze mille Auvergnats. Dans une partie de cet arrondissement, sur quinze cents personnes qui habitent le passage Thiéré, il y a 1 125 Auvergnats.
Les Auvergnats de Paris sont répandus dans toutes les classes de la société ; voici cependant quelles professions exercent la plupart d’entre eux : chineurs, c’est-à-dire ferrailleurs, fondeurs en vieux métaux, brocanteurs, charbonniers et marchands de vins-logeurs. »
En cette seconde moitié du XIXe siècle, les Auvergnats forment l’une des plus importantes communautés provinciales de Paris. Tant et si bien que la presse, à l’instar du Figaro en 1890, s’alarme – non sans exagération : « l’Auvergnat d’Auvergne » serait « en voie de disparaître » !
« L’Auvergnat de Paris ? Il est à craindre qu’il n’en existe plus d’autre, bientôt car l’Auvergnat d’Auvergne, l’Auvergnat authentique, est en voie de disparaître, par les progrès incessants de l’expatriation. »
Et de s’inquiéter du dépeuplement de la région, dressant un tableau désolé de cette lointaine et pittoresque Auvergne :
« De tous temps, les Auvergnats émigrèrent ; mais, autrefois, avec l’esprit de retour. […]
Dans certains hameaux, l’émigration a fait le vide ; on ne voit plus que l’aïeule filant encore sa quenouille ou tricotant un bas, sous la profonde cheminée, ou l’ancêtre immobile, à peine voûté par un siècle d’âge, sur le banc de pierre, devant la porte.
Tous les descendants se sont éloignés ; la montagne ou la plaine ne leur offrait qu’un maigre vivre ; la solitude des sommets, les laves rouges, ceintes de forêts vertes, les sources joyeuses (toute la rêverie et la contemplation après quoi ceux des villes aspirent) ne leur suffisent pas.
Et tous désertent le village natal ; et pour n’y plus rentrer. »
Au fil des ans, ceux que les Parisiens surnomment désormais les « Bougnats » – le mot est issu de l’association de « charbonnier » et « Auvergnat » – tiennent des commerces de plus en plus nombreux, dont les plus célèbres sont les « Bois et charbons », café et brasseries où se vendent également du charbon.
Certains font fortune, prenant leur revanche sur un destin qui semblait écrit d’avance. Le journal Le Siècle s’en fait l’écho en 1913, avec l’habituelle condescendance parisienne réservée aux Auvergnats :
« Brocanteurs, ferrailleurs, chineurs, charbonniers, marchands de vin, nourrisseurs, hôteliers, démolisseurs, ils arrivent ici, n’ayant pour tout équipage que leurs habits de travail, une veste de rechange et leurs sabots !
Parmi eux figurent des personnalités connues : MM. Doumer, Charles Dupuy, Lintilhac, Varerines, Delmas, le héros du chef de Saint-Martin de Saudeilles. Et ce n’est pas de M. Delmas que les Auvergnats sont le moins fiers. Pourquoi ? “Parce qu’il a su rouler l’acheteur ; c’est un bon ferrailleur”. […]
Enfin, les richards – plus admirés au pays que tant d’autres plus célèbres – M. Lapeyre, aujourd’hui millionnaire, autrefois compagnon terrassier, et M. Dufayet, non moins riche et ancien crieur de ferrailles. Ni hommes, ni femmes, les Parisiens, tous Auvergnats. »
https://www.retronews.fr/embed-journal/le-siecle/3-avril-1912/93/441395/1?fit=404.721.405.725
La première moitié du XXe siècle constitue l’apogée des Bougnats : le Bougnat parisien (qui par extension, désigne désormais les cafés tenus par les Auvergnats) s’impose comme une véritable institution, qui contribue à donner son nouveau visage à Paris. Les bals auvergnats, où l’on célèbre la culture de la région, battent leur plein.
L’heure est désormais au respect pour ces travailleurs qui sont parvenus à se hisser sur l’échelle sociale et à faire vivre leurs traditions. La presse parisienne change de ton. En 1925, Le Petit Journal se fait ainsi admiratif de cette « intégration » réussie à la vie citadine :
« Samedi dernier, à Luna-Park, une grande fête auvergnate groupa plus de 1 500 convives, au banquet , autour du lard, des saucissos dé Campouriez et des tripous de Caoudos-aïdos ; plus de 10 000 danseurs au bal qui suivit, au son des violles, des cabrettes et des binious. […]
Chaque année, la Ligue Auvergnate réalise cette apothéose de l’idée arverne et, chaque année, elle est plus brillante. […]
Impossible de nier que les Auvergnats – qui constituent une bonne partie de la population de Paris – soient des gens très parisiens. Ils restent néanmoins tous fidèlement attachés à l’Auvergne. Leur régionalisme en action est un des plus solides et des plus sincères. Vivent les Auvergnats ! »
Aujourd’hui, on estime que les Auvergnats détiennent près de 40 % des cafés-brasseries de la région parisienne. La Ligue auvergnate existe encore, et est toujours basée rue de Lappe, dans le 11e arrondissement, au cœur de ce qui fut le quartier auvergnat historique.
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Pour en savoir plus :
Marc Tardieu, Les Auvergnats de Paris, éditions du Rocher, 2001