Adepte des parodies et des bons mots, Germaine Tillion a saupoudré sa vie et son travail d’une ironie qui s’est exprimée jusque dans l’opérette qu’elle a composée clandestinement à Ravensbrück en 1944, Le Verfügbar aux Enfers.

Germaine Tillion, 1985 Crédits : Louis MONIER Getty

Alors qu’elle est détenue à la prison de Fresnes au mois d’août 1942, Germaine Tillion (1907-2008) rédige une lettre ironique et très moqueuse à ses juges. Dans le train de son convoi de déportation, en octobre 1943, elle plaisante avec ses compagnes et trouve le moyen de les faire rire. Une fois arrivée à Ravensbrück le 31 octobre 1943, elle est placée dans la catégorie des Verfügbar, celle des détenus sans affectation, “disponibles” pour tous les travaux occasionnels. Un an plus tard, en octobre 1944, sur un cahier soigneusement caché, elle écrit clandestinement une opérette intitulée Le Verfügbar aux Enfers dans lequel elle raconte le quotidien au camp avec un humour noir et grinçant et un sens aigu de l’autodérision.

Pour comprendre comment l’humour de Germaine Tillion, trait de caractère saillant de l’ethnologue, a influencé sa façon de penser et de travailler, Perrine Kervran s’entretient avec Bérénice Collet, metteuse en scène du Verfügbar aux Enfers, et avec Julien Blanc, historien et auteur de Au commencement de la Résistance, du côté du Musée de l’Homme (2010).

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1944-2007. Le Verfügbar aux Enfers

Œuvre collective, geste potache posé par des femmes spirituelles, Le Verfügbar aux Enfers, co-écrit par Germaine Tillion et ses oc-détenues, décrit la décrépitude des prisonnières et la violence de la vie quotidienne au camp de Ravensbrück avec un humour dont on retrouvera la trace dans tout le travail de l’ethnologue… Avec beaucoup d’esprit, ces femmes ont détourné les paroles d’airs qu’elles aimaient pour les faire coller au contexte du camp. On y retrouve pêle-mêle des chansons scouts, de nombreuses références à l’opérette – Phi Phi de Christiné, La Fille de Madame Angot, Trois Valses d’Oscar Strauss – à l’opéra – Le Roi d’Ys de Lalo – comme à la musique savante – La Chanson triste de Duparc – ou à Tino Rossi, et même à des réclames publicitaires, chacune ayant pioché dans sa culture respective pour composer cette œuvre. Après la Libération, cette opérette a été rapportée par une des codétenues de Germaine Tillion avant d’être oubliée. Elle a été donnée en création mondiale le 2 juin 2007 au Théâtre du Châtelet à Paris, dans une mise en scène de Bérénice Collet, une production qui réunissait lOrchestre de chambre Pelléas et le Chœur de la Maîtrise de Paris dirigés par Hélène Bouchez. Puis à Ravensbrück en 2010 pour le 65e anniversaire de la libération du camp.

Bérénice Collet évoque le travail qu’elle a mené sur l’opérette, à l’occasion de sa création mondiale en 2007, en relation étroite avec Tzvetan Todorov, historien spécialiste de Germaine Tillion, Anise Postel-Vinay, résistante et déportée également au camp de Ravensbrück, et meilleure amie de l’ethnologue, et avec Germaine Tillion elle-même. Elle confie l’inquiétude éprouvée à l’idée de mettre en scène un texte écrit non pas pour être joué sur une scène de théâtre mais qui incarne l’acte de résistance, d’impertinence de ces femmes détenues à Ravensbrück face la réalité de leur quotidien.

Est-ce qu’on peut mettre en scène le Verfügbar sur un scène avec un public qui va rire et applaudir ? C’est autour de cette question qui nous a tous étreint de façon douloureuse que nous avons longuement échangé avec Tzvetan Todorov, Anise Postel-Vinay et avec Germaine Tillion elle-même.

L’humour avait-il une place dans l’expérience concentrationnaire ?

L’opérette n’ayant jamais été pu être interprétée dans le contexte du camp, on peut se demander quelle était alors sa fonction pour ses autrices. L’historien Julien Blanc évoque le but de cette œuvre collective, dont on sait que Germaine Tillion et ses camarades se la murmuraient le soir quand elles étaient couchées, ou bien quand elles travaillaient, que l’ethnologue lisait à voix basse le soir dans la chambrée le fruit de son écriture du jour.

La première fonction de cette œuvre est de faire rire ses co-détenues, et de rappeler, par les chansons, l’existence d’un monde d’avant, d’un passé, d’un pays, de s’échapper de l’enfer du camp. Mais elle est aussi une arme. Où qu’elle soit, en Algérie, dans la Résistance, à Ravensbrück, en prison, Germaine Tillion ne cesse d’être ethnologue : elle objectivise, historicise ce qu’elle est en train de vivre. Le Verfügbar décrit le camp de manière extraordinairement précise, elle y donne à comprendre les rouages du camp : ses acteurs, ses lieux, les corvées, les maladies, la hiérarchie, tout y est. Y compris les aspects les plus terribles comme les exécutions et le délitement des corps. Pour Germaine Tillion, on ne peut pas combattre un système si on ne le comprend pas. En ce sens, Le Verfügbar est aussi une œuvre de résistance. Enfin, il participe de la construction d’un collectif qui aide à ne pas sombrer.

Plus largement, ce texte, quasi unique dans l’histoire des camps, pose la question de la place de l’humour au sein de l’expérience concentrationnaire. Julien Blanc-Gras rappelle le recours constant à l’humour et à la dérision sous tous les régimes d’oppression, pendant la Résistance ou en Union Soviétique, tout en rappelant les limites que s’était fixées Germaine Tillion : “Même si elle évoque presque tous les sujets, y compris les plus durs, il en est qui restent hors champ, comme la question des assassinats des enfants par exemple, qui est absente du Verfügbar.”

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