Des milliers de tracteurs bloquent des autoroutes dans une grande partie du pays. La colère agricole a monté d’un cran lundi 29 janvier. Le gouvernement annonce vouloir prendre des mesures dès mardi. Reportage dans le Lot-et-Garonne et dans le Val-d’Oise.
Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez
29 janvier 2024 à 21h03
(Agen, Lot-et-Garonne ; Argenteuil, Val-d’Oise).– Des milliers de tracteurs entravant des routes partout en France, la menace d’un blocus de Paris, des blindés devant le marché international de l’alimentation à Rungis (Val-de-Marne) : la colère agricole a monté d’un cran lundi 29 janvier.
Des actions ont été répertoriées dans trente départements, impactant seize autoroutes, selon la gendarmerie. Plus de trois mille agriculteurs et agricultrices étaient mobilisé·es dans toute la France, dont un tiers dans le Sud-Ouest, avec près de deux mille engins, selon une source policière citée par l’AFP. Huit « points de blocage » autoroutiers avaient été prévus par les principaux syndicats de la profession, afin de faire un « siège de la capitale » annoncé « pour une durée indéterminée ».
Face à cette mobilisation, « le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau, a fait savoir que de nouvelles mesures seront prises dès demain », a déclaré la porte-parole du gouvernement, Prisca Thevenot, à l’issue du conseil des ministres. Lundi soir, le premier ministre, Gabriel Attal, devait recevoir les présidents du premier syndicat agricole français la FNSEA et des JA (Jeunes agriculteurs), en présence des ministres de l’agriculture, Marc Fesneau, et de la transition écologique, Christophe Béchu.
À Agen, dans le Lot-et-Garonne, foyer de la contestation paysanne depuis le début du mouvement, près de vingt tracteurs, une cinquantaine d’agriculteurs et d’agricultrices sont parti·es du marché aux bestiaux à 9 h 30. Ils « montent à Paris », et la route sera longue : 671 kilomètres, en passant par Bergerac et Limoges, deux journées de route. Sur le chemin, le convoi sera rejoint par des agriculteurs du Gers et de Dordogne. Ils feront halte dans le centre de la France.
Tout est prévu : les chambres d’agriculture sur le chemin, quelle que soit leur couleur syndicale, préparent de quoi les loger et les nourrir. « Parce que les chambres sont à nous », dit Serge Bousquet-Cassagne, le président de la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, aux mains de la Coordination rurale (CR). « On est là pour défendre notre honneur, notre croûte », dit encore le coprésident de la CR 47 José Pérez.
Leur objectif est de « bloquer le marché international de Rungis », poursuit José Pérez. Ils savent que Gérald Darmanin a mobilisé quinze mille membres des forces de l’ordre pour sécuriser Paris et les grandes villes. José Pérez « ose espérer que Darmanin ne s’attaquera pas à [eux] ». « De notre côté, on ira pas au contact », ajoute-t-il. « On a la responsabilité des gens qui viennent avec nous, on ne les enverrait pas à la baston », confirme Karine Duc, l’autre coprésidente de la CR47.
Les agriculteurs ont cependant de quoi tenir tête aux moyens déployés par le ministère de l’intérieur. Parmi les tracteurs, il y en a des très gros, comme ce tracteur-pelle de 420 chevaux – 420 000 euros à l’achat – capable de « bouger des blocs de béton, sans problème », explique le céréalier Julien Burgalasse.
Des gendarmes qui sécurisent le convoi
Une dizaine de motos et des voitures de la gendarmerie escortent le convoi : « On va leur faciliter le passage, structurer le convoi, jusqu’à la limite du département, explique un gendarme. Puis nos collègues prendront le relais, jusqu’à Paris. C’est pour éviter les débordements et les accidents », justifie-t-il. Les relations entre les forces de l’ordre, les agriculteurs et les agricultrices sont excellentes : « Ils sont très agréables, explique le céréalier Julien Burgalasse. Quand on était sur l’A62, ils ont mangé le foie gras avec nous. C’est ce qu’on fait chez nous, on n’est pas des sauvages, on les a jamais agressés. Il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’ils soient avec nous. »
C’est ce que dit le routier David Martin, qui s’est déplacé au marché aux bestiaux parce qu’« on espère qu’ils vont faire bouger des choses ». « Leurs revendications touchent de nombreux corps de métier : la hausse des charges, le prix de l’essence, le pouvoir d’achat. Les routiers, les ambulances, les taxis auraient dû être là », explique-t-il.
Le voyage à Paris va coûter très cher : les tracteurs consomment 100 litres aux 100 kilomètres. Le prix du gazole non routier (GNR) est de 1,21 euro par litre. Le voyage, par tracteur, coûtera donc près de deux mille euros en essence aller-retour. C’est la chambre d’agriculture qui paie : son président Serge Bousquet-Cassagne a loué un camion-citerne qui suit le convoi. Cette fois encore, la chambre d’agriculture va bien au-delà de ses missions.
La cour régionale des comptes a déjà épinglé le 19 janvier la chambre départementale d’agriculture. Son rapport contient huit rappels au droit : la chambre est allée au-delà de ses missions (rachat d’un abattoir, soutien à l’élevage, construction d’une retenue d’eau illégale, etc.), elle s’est affranchie de nombreuses règles administratives et de gestion, elle a refusé d’appliquer les politiques nationales sur le bien-être animal, la maîtrise phytosanitaire et elle gère de manière « irrégulière » l’irrigation.
Serge Bousquet-Cassagne assume tout : « L’argent des agriculteurs va aux agriculteurs. On n’est pas dans les clous, quel bonheur ! »
Toute la journée, les annonces de blocage et d’actions diverses se sont enchaînées. L’A7 était coupée en plusieurs points au sud de Lyon dans les deux sens. Des perturbations étaient signalées sur l’A43 à hauteur de Saint-Clair-de-la-Tour, sur l’A48 à Grenoble, ainsi que l’A49 dans la Drôme. L’aéroport de Toulouse devrait être visé par des agriculteurs mardi. En région parisienne, l’A4, l’A6 au sud, et l’A1 au nord étaient coupées par des tracteurs au cours de l’après-midi.
À hauteur d’Argenteuil (Val-de-Marne), l’A15 est l’un des huit points de blocage promis par les agriculteurs mobilisés. Après une heure de route depuis le Vexin, une soixantaine de tracteurs est accueillie en milieu d’après-midi par un cordon de forces de l’ordre, chargé d’empêcher le blocage complet de l’autoroute, et de laisser passer une partie du trafic.
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« C’est la première fois qu’on bloque l’A15 », assure Emmanuelle Maître, agricultrice de la région, se référant aux souvenirs de ses aîné·es. Pour elle, c’est bien le signe d’un ras-le-bol puissant. « On est pas forcément habitués à se mobiliser, mais quand on le fait, on le fait fort », traduit-elle. Comme presque tous dans ce convoi, elle est céréalière. Ce que la filière dénonce, c’est la « surtransposition », avance Guillaume Feutrie, un des responsables de la FDSEA présents sur place.
Pour lui, « en France, on veut laver plus blanc que blanc », en allant plus loin que les voisins européens dans les réglementations environnementales. Résultat : « une distorsion de concurrence avec les voisins, par exemple en Allemagne qui restreint moins les néonicotinoïdes [des pesticides particulièrement toxiques pour les abeilles, ndlr] ». « Moi, à la rigueur, je veux bien, mais dans le même temps on importe des marchandises qui ne correspondent pas à nos règles », reprend Guillaume Feutrie, casquette verte à l’effigie de la FNSEA vissée sur la tête.
Et s’ils sont là, c’est que les annonces de Gabriel Attal vendredi dernier ne leur suffisent pas. « Il nous a brossés dans le sens du poil, il a fait un joli constat, mais j’attends des actes », explique Damien Radet, lui aussi exploitant adhérent à la FNSEA. Dans le collimateur des céréaliers : la fin de la niche fiscale sur le carburant utilisé par les exploitants, et l’obligation « toute nouvelle » de laisser 4 % de la superficie de l’exploitation en jachère.
« Mais il nous faut des réponses très rapidement, puisqu’on va bientôt devoir acheter les semences, et s’adapter si oui ou non ces 4 % sont appliqués », explique Guillaume Feutrie. « Moi, je me suis installé il y a quinze ans après avoir travaillé dans le privé. À l’époque, je passais une heure dans la soirée au bureau, et maintenant c’est plutôt quatre à cinq heures », argumente le céréalier, pour exprimer le malaise ambiant. Tant que les annonces ne leur conviendront pas, c’est promis, ils resteront.
Sur le blocage de l’autoroute A15 par les agriculteurs à la hauteur d’Argenteuil le 29 janvier 2024. © Photo Manuel Magrez / Mediapart
Dans cet objectif, les klaxons de soutien incessants venant d’automobilistes circulant dans le sens opposé de l’autoroute encouragent tout ce monde. « Ne lâchez rien ! », crie un conducteur aux agriculteurs, qui répondent par un sourire. Dans son mot d’ordre, la FNSEA est dans la même optique, et compte sur trois jours de mobilisation au moins.
« On est en train d’organiser des roulements pour ne pas s’épuiser dans la longueur », explique Emmanuelle Maître. Signe de la grande organisation de ce point de blocage, des barnums ont été montés, des groupes électrogènes et barbecues mis en route, et même des toilettes déposées sur la chaussée qui sert maintenant de camping.
Conseil européen extraordinaire
« Mon sac de couchage est dans le tracteur », annonce Laurent Martin, un autre céréalier. Et certains ont même emmené leur caravane. Alors que la nuit commence à tomber, les agriculteurs commencent à se réchauffer autour des barbecues disposés le long du mur en béton qui sépare les deux sens de l’autoroute, toujours avec la présence en nombre de policiers.
Si les revendications sont unanimes et claires, l’objectif des journées à venir l’est moins. « On attend les résultats des négociations avec nos syndicats », avance Guillaume Bossu, jeune exploitant qui discute avec un collègue entre deux tracteurs. Quant aux exigences précises que le gouvernement doit satisfaire pour que le camp soit levé, rien n’est défini. Autre inconnue, résumée par un des agriculteurs mobilisés : « J’espère que les gens vont continuer à nous soutenir. ».
Emmanuel Macron a donné « pour consigne » de « garantir que les tracteurs ne se rendent pas à Paris et dans les grandes villes pour ne pas créer des difficultés extrêmement fortes ». Il a réuni dans l’après-midi plusieurs ministres à l’Élysée pour un « point sur la situation agricole ». Il doit ensuite partir en Suède mardi et mercredi, avant un Conseil européen extraordinaire à Bruxelles jeudi.
Il s’entretiendra avec la présidente de la Commission européenne Ursula von Der Leyen des mesures de soutien attendues par les agriculteurs. L’échange devrait notamment porter sur le gel de l’accord commercial que l’UE négocie avec le Mercosur et l’arrivée de produits ukrainiens dans l’Union, selon la présidence française.
Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez