Youness Bousenna
Immédiatement après la réception du Goncourt, l’écrivain sénégalais a été l’objet d’une campagne hostile dans son propre pays, où il est accusé de faire l’éloge de l’homosexualité, sujet de son précédent roman. Dans une confusion alimentée par les réseaux sociaux, la polémique enfle.
Pour Mohamed Mbougar Sarr, les distinctions pleuvent cet automne. En particulier depuis le Goncourt, attribué le 3 novembre à son quatrième roman, La Plus Secrète Mémoire des hommes (1) : prix Transfuge, prix Hennessy, ambassadeur de la lecture – grande cause nationale 2022 –, remise de l’Ordre national du Lion par le président sénégalais. Mais certains lauriers peuvent être plus embarrassants que d’autres, comme ce curieux « prix littéraire » qui lui a été décerné mi-novembre par le Prix du roman gay.
Cette récompense, qui intervient trois ans après la sortie son précédent roman, De purs hommes (2), où l’auteur évoquait l’homosexualité, n’est pas pour dissiper la confusion qui vaut à l’écrivain sénégalais d’être au centre d’une polémique féroce dans son propre pays. Au point qu’il n’y est pas revenu depuis son Goncourt, et ne devrait pas y retourner avant plusieurs semaines encore, le temps que la situation s’apaise. Car, quelques heures à peine après la réception du prestigieux prix littéraire, l’unanimité des célébrations a été brisée par une accusation charriée par les réseaux sociaux et quelques personnalités médiatiques : Mohamed Mbougar Sarr ferait l’apologie de l’homosexualité, et s’en prendrait ainsi aux valeurs du Sénégal. Certains affirment même que le Goncourt lui a été attribué pour cette raison, alors que le sujet est seulement évoqué dans De purs hommes.
Son troisième roman, qui n’avait pas suscité de polémiques à sa sortie, en 2018, est centré sur la quête d’un jeune professeur de lettres, obsédé par une vidéo virale où une foule déterre le cadavre d’un présumé góor-jigéen au Sénégal (soit un « homme-femme », désignant un homosexuel en wolof). La rumeur s’est notamment focalisée sur un entretien donné par Mohamed Mbougar Sarr en mai 2018 au Monde, à l’occasion de la parution. L’auteur y revendiquait un troisième roman écrit à destination des Sénégalais, assumant la portée politique d’une œuvre inspirée par le fait divers réel qu’est la vidéo au cœur de l’intrigue.
“Ce Mbougar est un homo”, écrit un internaute sous un article du site Senenews
« Au Sénégal, beaucoup de personnes font preuve de cécité volontaire, voire d’un oubli tragique, en disant qu’il y a eu un temps pur où il n’y avait pas d’homosexuels dans le pays. Ceux-ci seraient arrivés avec la colonisation et l’homme blanc. Mais comme très souvent lorsqu’on accuse l’autre d’être l’agent de la décadence, on fait preuve de lâcheté et d’hypocrisie. Les homosexuels ont toujours existé dans la société sénégalaise », affirmait alors l’écrivain, ajoutant : « En somme, un bon homosexuel au Sénégal est soit un homosexuel qui se cache, soit un amuseur public, soit un homosexuel mort. » Une phrase en particulier reprise par ses récents détracteurs, dont quelques-unes de leurs réactions résument l’atmosphère nauséabonde autour de l’écrivain.
« Ce Mbougar est un homo ! […] Son prix littéraire c’est tout simplement parce qu’il est gay !! » écrit un internaute sous un article du site Senenews titrant sur ce nouveau Prix du roman gay « qui va faire jaser au Sénégal ». Ou encore, sous la vidéo YouTube du reportage d’Africanews montrant le président Macky Sall décorant l’auteur, à côté des multiples « non à l’homosexualité au Sénégal » : « Quelle honte ! Je me demande même si c’est lui qui écrit ce livre ou on le lui a seulement attribué pour faire la promotion de l’homosexualité et dénaturer notre culture. […] C’est un Africain carriériste et valet de la France. »
Ces réprobations ne se cantonnent pas à l’anonymat des réseaux sociaux. « Je crois quand même que Mbougar Sarr gagnerait à clarifier sa position par rapport à cette triste réalité des temps modernes qu’est l’homosexualité », affirme l’écrivain et critique Waly Ba dans un entretien relayé par le site SenePlus, non sans relever que « Mbougar Sarr est issu de bonne famille, et je crois que son passage au Prytanée militaire [lycée militaire d’élite] a aussi dû contribuer à consolider son éducation morale ». Une autre personnalité, l’imam Ahmad Kanté, colporte également dans une tribune l’idée que l’auteur est soumis aux « lobbies pro-LGBT ». « Nous espérons que vous ne ferez rien pour faire avancer la cause LGBT au Sénégal », lance-t-il dans un autre texte en s’adressant directement à Mohamed Mbougar Sarr.
Une violence anticipée par l’écrivain
L’écrivain a pour l’instant choisi de garder le silence. Les seuls mots sur le sujet qu’il a prononcés le furent au lendemain du prix, dans un entretien au média ITV Sénégal. « Je demande simplement, toujours, qu’on lise ce qui est écrit et qu’on sache lire aussi », déclarait-il, tout en confiant ne pas connaître encore la nature de la polémique. Trois semaines plus tard, son ampleur vient de conduire le protecteur de l’écrivain, l’intellectuel Felwine Sarr – également coéditeur du roman avec sa maison d’édition, Jimsaan –, à monter au créneau. Il a dénoncé dans une tribune les « obsessions complotistes » et les « complexes victimaires » de ceux qui chargent Mohamed Mbougar Sarr « de tous les maux ».
L’écrivain a aussi reçu le soutien du journaliste Vieux Savanier, taxant de « fossoyeurs d’avenir » ceux qui « jettent la suspicion sur ce qui devrait être vécu comme une consécration des lettres africaines ». Conscient de la portée subversive de son roman, Mohamed Mbougar Sarr témoignait d’une lucidité prémonitoire dans son interview de 2018 : « Si la situation de l’homosexualité au Sénégal doit évoluer, les religieux se défendront très fortement. On ne fera pas l’économie d’un moment extrêmement violent, dans les débats ou dans les actes. »
Un roman avait d’ailleurs anticipé la situation actuelle du lauréat du prix Goncourt, comme le montrent ces lignes saisissantes : « On l’accusa non seulement d’être à la solde de lobbys occidentaux qui l’avaient grassement payé pour qu’il défende les góor-jigéen, mais on affirma encore qu’il était lui-même un pédé notoire (il faut dire qu’il en avait un peu l’allure) qui cherchait à corrompre la jeunesse avec ses livres, médiocres par ailleurs. On se déchaîna contre lui. Le jeune écrivain en fut brisé. » Et devinez comment s’appelle ce roman ? De purs hommes, évidemment.
(1) Éd. Philippe Rey/Jimsaan.
(2) Éd. Philippe Rey/Jimsaan.