Avec ce terme, d’abord utilisé par les intellectuels décoloniaux d’Amérique latine, il s’agit de reconnaître l’apport des autres traditions philosophiques face à l’universalisme occidental eurocentré.
Histoire d’une notion. Le vocable commence à être utilisé timidement : ici un séminaire sur le « féminisme noir pluriversel », là un Guide décolonisé et pluriversel de formation à la recherche en sciences sociales et humaines, en libre accès sur Internet. Et, au Chili, où la présidente de l’Assemblée constituante, Elisa Loncon, linguiste autochtone mapuche, déplore le fait que « les universités proposent une pensée universelle, mais pas une pensée pluriverselle ». De quoi s’agit-il ?
Le terme apparaît sous la plume de William James (1842-1910), philosophe empiriste américain (et frère de Henry), dans un texte intitulé A Pluralistic Universe (1909). Selon James, le point de vue pluraliste admet qu’il n’y aura peut-être jamais de réalité globale, qu’il y a toujours quelque chose qui échappe à notre connaissance, quelque chose de « non encore considéré ». Ainsi, le plurivers ressemble « plus à une république fédérale qu’à un empire ou un royaume ».
Il réapparaît quelque quatre-vingts ans plus tard chez les intellectuels décoloniaux d’Amérique latine. La commémoration des 500 ans de la conquête de l’Amérique, en 1992, a vu émerger un mouvement indigène critique de la conception du monde – eurocentrée, conquérante, capitaliste, basée sur l’exploitation des hommes et de la nature – célébrée derrière l’idée de « découverte de l’Amérique ». Le Mexicain Enrique Dussel, l’un des fondateurs, dans les années 1960, de la philosophie de la libération, et élève en France de Paul Ricœur, a écrit un livre, 1492. L’occultation de l’Autre (Les Editions ouvrières, 1992), dans lequel il tente d’esquisser une philosophie de l’histoire non eurocentrée et s’attaque à la vision du monde résumée chez Hegel (1770-1831), auteur des pages « les plus insultantes de l’histoire de la philosophie mondiale » lorsqu’il écrit sur l’Afrique, « sans histoire propre », ou sur le rôle « préparatoire, infantile » de l’Asie dans le développement de l’histoire mondiale, qui a commencé et, bien sûr, finit en Europe.
Face à une philosophie hégémonique, qui se pense universelle et s’enseigne partout, les cultures du monde colonial se sont trouvées dans un état d’« extrême prostration », de « paralysie du point de vue philosophique », nourrissant un « mépris croissant pour ce qui leur est propre, à travers l’oubli de leurs propres traditions ». La notion de pluriversel correspond à un « processus d’enrichissement philosophique mutuel » qui exige de « reconnaître toutes les communautés philosophiques des autres traditions comme ayant des droits égaux d’argumentation », écrit Dussel, en 2009, dans la revue Cahiers des Amériques latines. Il ne s’agit pas de liquider l’héritage de la philosophie moderne, mais de faire droit à une « diversité épistémique » – et de l’enseigner.
« Modèle de civilisation alternatif »
« Le concept de pluriversel va devenir très important, analyse Philippe Colin, maître de conférences à l’université de Limoges, spécialiste de l’histoire des pensées critiques en Amérique Latine. Dans les nuances, les penseurs de cette mouvance le travaillent de manière très différente, mais beaucoup l’utilisent. » Pour l’anthropologue colombien et militant Arturo Escobar, auteur de Sentir-Penser avec la Terre (Seuil, 2018), la notion revêt une « dimension pratique, poursuit Philippe Colin. Selon lui, un monde pluriversel serait mieux à même de trouver une solution face à la crise générée par le modèle occidental » dualiste, séparant nature et culture, humain et non-humain.Al’heure de la crise écologique et de l’échec de la mondialisation, « les pratiques des communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes peuvent contribuer à édifier un modèle de civilisation alternatif », écrit ainsi Escobar.
Sur le plan politique, que donne cette critique de la modernité ? A l’eurocentrisme, le sémiologue argentin et professeur à l’université Duke (Etats-Unis) Walter Mignolo oppose la « pensée frontalière », qui doit produire une redéfinition de la citoyenneté, de la démocratie, des droits humains, « en se déprenant des définitions étroites imposées par la modernité européenne ».
Les zapatistes, mouvement révolutionnaire au Mexique, qui proposent « un monde fait d’une multitude de mondes », en fournissent un exemple, en repensant la notion de démocratie au travers de principes tels que « gouverner en obéissant », élaboré par les Indiens tojolabal. « Ils ne rejettent pas la démocratie pour se retrancher dans un fondamentalisme indigène », écrit le sociologue portoricain Ramon Grosfoguel dans « Vers une décolonisation des “uni-versalismes” occidentaux. Le “pluri-versalisme décolonial”, d’Aimé Césaire aux zapatistes », une contribution de 2010 publiée dans l’ouvrage collectif Ruptures postcoloniales (La Découverte). « Bien au contraire, les zapatistes acceptent la notion de démocratie, mais la redéfinissent à partir des pratiques et de la cosmologie indigènes locales. »
Mais si le pluriversel est un dialogue horizontal mondial, comment la notion peut-elle être reprise dans la culture qui a précisément pour particularisme de croire dans un universel ? Ramon Grosfoguel, qui est professeur à Berkeley, en Californie, et proche du Parti des indigènes de la République en France, en appelle à la « créativité » des « épistémologies subalternes locales ». En pratique : « Les femmes occidentales ne sauraient, par exemple, imposer leur conception de la libération aux femmes du monde musulman », ni d’ailleurs aux musulmanes de France. Le résultat doit mener à un monde décolonisé « pluriversel », « habité par une multiplicité de projets éthico-politiques ». Sans que l’on sache ce qui, au-delà du respect des particularismes et des expériences, resterait de commun dans ce monde.
Valentine Faure