En visite à Malte samedi, le pontife argentin a déclaré que l’hypothèse de son déplacement à Kiev est « sur la table ».
En route pour Rome, vers l’an 60, l’apôtre Paul avait fait naufrage près de la côte maltaise et avait été recueilli par les autochtones, qui l’avaient bien accueilli et qu’il n’avait pas manqué d’évangéliser. Samedi 2 avril, le pape François, successeur de Pierre, est arrivé à Malte pour une visite de deux jours dans un archipel où la pratique catholique, bien qu’encore très répandue, est comme ailleurs en Europe en recul, un mouvement accentué par la pandémie de Covid-19. La foule qui se massait le long du trajet, à partir de l’aéroport, puis devant le palais présidentiel, témoignait cependant que l’empreinte catholique demeure très forte.
L’annonce de l’Evangile, placée par le pontife argentin au cœur de la nouvelle Constitution du Vatican, promulguée le 19 mars, devait initialement être l’un des thèmes majeurs de ce voyage méditerranéen. La guerre en Ukraine lui a un peu volé la vedette. Le chef de l’Eglise catholique a consacré au conflit près de la moitié du long discours qu’il a prononcé à son arrivée, comme à chaque déplacement à l’étranger, devant les responsables politiques du pays, samedi matin.
Depuis l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, François a multiplié les objurgations à faire cesser « cette cruauté sauvage », « cette violente agression contre l’Ukraine », « cette guerre répugnante ». Mais il s’était, jusqu’à présent, refusé à incriminer nommément la Russie ou Vladimir Poutine, conformément, fait-on valoir à Rome, à la tradition diplomatique du Saint-Siège, soucieux de ne pas être enrôlé par les parties en conflit et de maintenir une capacité de parler avec tous. « Le pape n’est ni un journaliste ni un politique. Il est le pape et il agit en pape », a twitté l’un de ses proches, Antonio Spadaro, directeur de la revue jésuite La Civilta Cattolica.
« La nuit de la guerre s’est abattue sur l’humanité », a constaté le pape
Samedi, en évoquant « les ténèbres de la guerre » et « l’Ukraine martyrisée », François n’a pas dérogé à cette ligne de conduite. Mais il a cerné de manière transparente le profil du fauteur de guerre qu’il a dépeint (au pluriel dans la version française fournie par le Vatican, mais au singulier en italien et dans la traduction anglaise) comme « quelque puissant, tristement enfermé dans ses prétentions anachroniques d’intérêts nationalistes » qui fomente « les invasions d’autres pays, les violents combats urbains et les menaces atomiques ». La silhouette du président russe se dessine. « La nuit de la guerre s’est abattue sur l’humanité », a-t-il constaté. Interrogé le matin même dans l’avion sur l’invitation que lui a transmise le maire de Kiev, Vitali Klitschko, et qu’a appuyée le président ukrainien, Volodymyr Zelensy, à se rendre dans la capitale assiégée, il a répondu que l’hypothèse était « sur la table ».
La crainte d’« une guerre froide étendue »
Le pape argentin, qui dénonce depuis la guerre en Syrie « une guerre mondiale par morceaux », a dit craindre désormais « une guerre froide étendue » nourrie par « l’agressivité puérile et destructrice », un « infantilisme » qui « resurgit avec force dans les séductions de l’autocratie, dans les nouveaux impérialismes, dans l’agressivité généralisée ». Face à ces périls, il en a appelé à des « solutions mondiales », des « conférences internationales pour la paix, où la question du désarmement soit centrale ».
L’aréopage politique, économique et diplomatique venu l’écouter se prêtait bien à un autre sujet, souvent présent chez François et particulièrement d’actualité à Malte, celui de la corruption. Le 26 mars, la majorité socialiste, solidement installée au pouvoir, a été aisément reconduite lors d’élections législatives convoquées juste après l’annonce officielle de la visite du pape. Or depuis quatre ans au moins, les accusations de corruption, d’évasion fiscale ou de blanchiment, à tous les niveaux de l’Etat, n’ont pas cessé.
La journaliste Daphne Caruana Galizia publiait des enquêtes sur la corruption qui impliquaient le pouvoir
Le sujet a contraint Joseph Muscat, le prédécesseur de Robert Abela au poste de premier ministre, à démissionner, en janvier 2020. Il n’a pas quitté le devant de la scène depuis l’assassinat, le 16 octobre 2017, de la journaliste Daphne Caruana Galizia, brûlée vive dans l’explosion d’une bombe placée sous sa voiture. Sur son blog, la journaliste publiait des enquêtes sur la corruption, qui impliquaient le pouvoir. « La réaction des Maltais a reflété un pays coupé en deux, se souvient Nadia Delicata, déléguée épiscopale pour l’évangélisation du diocèse de Malte. Une moitié du pays a dit qu’elle le méritait. »
La procédure judiciaire sur son assassinat est toujours en cours. Des indices désignent comme commanditaire l’un des plus riches hommes d’affaires du pays, Yorgen Fenech, accusé d’avoir payé les poseurs de bombe via un intermédiaire. Mais lui-même a bénéficié d’un haut degré de protection de la part de personnalités politiques de premier plan. Daphne Caruana Galizia enquêtait notamment sur les conditions dans lesquelles un consortium dirigé par Yorgen Fenech avait obtenu, en 2013, le contrat d’exploitation d’une nouvelle centrale devant fournir le gaz et l’électricité à tout le pays. Selon elle, le marché avait donné lieu à des pots-de-vin.
« Eliminer l’illégalité et la corruption »
Dans son discours, le pape François a appelé à « éliminer l’illégalité et la corruption » et à « éradiquer le brigandage et la criminalité ». « L’honnêteté, la justice, le sens du devoir et la transparence sont les piliers essentiels d’une société civilement avancée », a insisté le pontife, en dénonçant au passage « la spéculation immobilière ».
Dans le prolongement de sa précédente visite en Grèce et à Chypre, en décembre 2021, François a également parlé de la question des migrants, pour qui Malte est l’une des portes d’entrée dans l’Union européenne. « Le phénomène migratoire n’est pas une circonstance du moment, mais il marque notre époque, a-t-il dit. Il porte en lui les dettes des injustices passées, des exploitations, du changement climatique, des conflits aventureux dont nous payons les conséquences. »
Prenant pour exemple l’accueil des Ukrainiens fuyant la guerre, il a appelé les Européens à « ne pas cautionner des accords obscurs avec des criminels qui asservissent des personnes pour leur propre bénéfice », une référence aux accords noués avec la Libye, et à prendre en charge collectivement l’accueil de ces migrants afin que la Méditerranée « redevienne le théâtre de la solidarité et non l’avant-poste d’un tragique naufrage de la civilisation » sur fond « de peur et de récit de l’invasion ».
Cécile Chambraud(La Valette (Malte), envoyée spéciale)