L’agression russe contre l’Ukraine a eu pour conséquence de marginaliser le discours antimilitariste en “Occident”. Une tendance inquiétante à l’heure où il serait précisément d’une grande utilité pour penser structurellement la désescalade et sortir par le haut du présent conflit.
Publié le 03-03-2022 à 10h31 – Mis à jour le 03-03-2022 à 13h42
Une carte blanche de Grégory Mauzé, politologue et journaliste.
L’émotion provoquée par la violence de la guerre déclenchée par la Russie présente quelque chose de rassurant sur l’état de la solidarité internationale. Revers de la médaille, elle constitue également une aubaine pour les tenants d’une ligne dure en matière de défense. Prétextant le « changement d’époque », les partisans européens d’un renforcement des moyens militaires et du lien stratégique transatlantique n’ont pas traîné pour avancer leurs pions, gageant que le blitz russe emporte sur son passage toute vigilance citoyenne et politique envers des propositions d’ordinaire impopulaires.
Le cadeau du Kremlin aux va-t-en-guerre
Ainsi, des discours jusqu’alors cantonnés au camp conservateur irriguent-ils soudainement l’ensemble du spectre politique. En Allemagne, la Bundeswehr a, par exemple, obtenu le déblocage d’une enveloppe de 100 milliards d’euros destinée à moderniser son équipement, perspective inimaginable en temps normal pour une opinion publique que l’on pensait vaccinée contre le militarisme. Historiquement non alignés, la Suède et la Finlande sont soumises à d’intenses pressions internes pour adhérer à l’OTAN, perspective à laquelle leurs gouvernements respectifs ont entrouvert la voie. Significativement, ces trois pays sont dirigés par des partis sociaux-démocrates plutôt marqués par le pacifisme.
En Belgique aussi, les « faucons » se sentent pousser des ailes. Au soir même de l’invasion de l’Ukraine, la députée bruxelloise libérale Alexia Bertrand s’est fendue d’un tweet moquant « ceux qui pensaient qu’investir dans notre sécurité était du gaspillage d’argent public », référence à l’achat controversé en 2018 d’avions de chasse F35. « J’espère que ceux qui vivaient dans un monde de bisounours voient plus clair aujourd’hui », a ajouté l’élue à l’adresse de ceux qui avaient contesté le coût de cette opération de près de 4 milliards d’euros dans un contexte général de rigueur budgétaire. Jamais avare d’une récupération, son président de parti Georges-Louis Bouchez a quant à lui expliqué sa présence à une manifestation de la communauté ukrainienne devant la représentation diplomatique russe par la nécessité de « permettre aux Ukrainiens de faire le choix de l’OTAN ». Une revendication qui n’a pourtant pas été exprimée par les organisateurs.
« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser »
Plus préoccupant encore, ce regain du militarisme s’accompagne d’un climat de chasse aux sorcières contre les discours dissonants. Qu’il s’agisse d’élargir un tableau trop souvent réduit aux derniers actes de la pièce ou de refuser l’escalade guerrière, ceux-ci sont perçus au mieux comme suspects, au pire comme des signes de collusion avec l’ennemi.« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », lançait déjà en 2016 le Premier ministre français d’alors, Manuel Valls, au cours d’un hommage aux victimes de l’attentat de Charlie Hebdo à ceux qui cherchaient à comprendre les racines du djihadisme. Au niveau politique, le PTB a ainsi été soumis au feu nourri des autres formations, le Premier ministre Alexander De Croo le qualifiant même d’allié de Poutine, dont le régime et la présente agression militaire ont pourtant été condamnés par le parti marxiste.
Plus fondamentalement, c’est tout le mouvement pour la paix qui se retrouve accusé de manquer de clarté, et donc de faire le jeu de Moscou. La manifestation organisée le samedi 26 février par plusieurs piliers historiques du pacifisme en Belgique, dont Vrede et la CNAPD (qui compte plus de quarante organisations), a fait l’objet de virulentes attaques sur les réseaux sociaux. Outre le retrait russe immédiat du territoire ukrainien, la communication de l’événement appelait, entre autres, à cesser l’élargissement de l’OTAN, à refuser les sanctions qui frapperaient les populations civiles, et à instaurer un embargo militaire contre les belligérants. Selon leurs contempteurs, ces revendications tendraient à diluer la responsabilité russe et entretiendraient la confusion entre l’agresseur et l’agressé, signes d’un tropisme antiaméricain cristallisé par le slogan « ni guerre, ni OTAN ».
Le sens politique du combat pour la paix
Quelles que soient les intentions parfois malveillantes et intéressées de leurs auteurs, il serait injuste de réduire ces critiques, qui se fondent sur un présupposé humaniste, à une charge en service commandé pour le lobby militaro-industriel états-unien. Si elles ne peuvent dès lors être balayées d’un revers de main, elles résultent néanmoins d’un malentendu sur la fonction d’un mouvement pour la paix conséquent. Ce dernier ne s’est jamais conçu comme un étalage de vertu consistant à établir « la » bonne posture morale, mais plutôt comme une pratique politique visant à faire reculer concrètement la logique de guerre dans le respect de la justice. C’est donc envers leurs gouvernements que ses différentes déclinaisons nationales dirigent leur action. Ainsi, les opposants socialistes français et allemands au conflit de 1914 se dressaient-ils non pas contre l’impérialisme du camp adverse, mais contre leurs propres élites.
De la même manière que la responsabilité des pacifistes russes est de combattre le bellicisme de leur président, un mouvement antiguerre actif en Belgique, situé au cœur du dispositif sécuritaire de l’OTAN, ne peut se satisfaire de la seule condamnation nécessaire de l’attitude de Moscou. Ce n’est pas faire preuve d’anti-américanisme primaire que de rappeler les erreurs historiques stratégiques commises par notre camp. Parmi celles-ci, la poursuite de l’élargissement de l’OTAN actée en 1997 et sa transformation en une alliance offensive en 1999 avec la guerre du Kosovo, à une époque où l’europhilie de l’élite russe aurait permis une tout autre architecture de sécurité sur le Vieux Continent. Ni de souligner que les États-Unis jouent ici leur propre partition, guidée prioritairement par la crainte d’effritement de leur hégémonie. Ni, enfin, d’estimer que sauf à souhaiter un affrontement potentiellement nucléaire avec la deuxième puissance militaire mondiale, la seule issue satisfaisante du présent conflit passera par la désescalade et la diplomatie. Cela implique de reconnaître les intérêts sécuritaires perçus par de larges pans de la société russe comme stratégiques.
Un enjeu démocratique
Rappeler ces faits ne revient pas à minimiser la responsabilité première du pouvoir russe dans le calvaire infligé au peuple ukrainien, mais vise à répondre aux risques d’une lecture « borgne » du conflit, qui conduirait à négliger des conditions cruciales de sa résolution sur le long terme. Car si la première d’entre elles, la condamnation sans appel du viol de la souveraineté des États, est réalisée, d’autres comme la promotion du désarmement global, du multilatéralisme et de l’indépendance stratégique européenne le sont moins que jamais. La dénonciation d’une alliance transatlantique conçue comme un instrument de puissance plutôt que de défense doit dès lors rester centrale dans tout argumentaire pour la paix. En particulier dans le contexte actuel de forte perméabilité aux discours va-t-en-guerre qui pourraient, s’ils étaient entendus, se révéler collectivement suicidaires.
Le risque de marginalisation du mouvement pour la paix devrait concerner l’ensemble des citoyens. Ceux-ci ont en effet toutes les raisons d’exiger que notre action sur la scène mondiale, mais aussi les hausses prévisibles des budgets militaires qui se feront inévitablement aux dépens d’autres choix de société, fassent l’objet d’un débat démocratique. Et donc de s’inquiéter que l’on sacrifie virtuellement le « canari dans la mine » sur l’autel de l’union sacrée du moment.