Titiou Lecoq — 17 septembre 2021 à 11h43
Pourquoi l’évolution des places respectives des femmes et des hommes dans la société ne mériterait-elle pas d’être enseignée?
Après des mois de travail dans le cadre de mon nouveau livre, je suis en mesure de vous annoncer un scoop: les femmes n’existent pas. En tout cas d’après les programmes d’histoire de l’Éducation nationale.
C’est même pire.
De façon contre-intuitive quand on voit l’évolution actuelle de la société, la place des femmes dans les nouveaux programmes d’histoire est en régression par rapport aux précédents. Comme le soulignent les historiennes Véronique Garrigues et Julie Pilorget: «Aujourd’hui, avec les nouveaux programmes de collège et de lycée, on constate un nouveau recul de la présence des femmes dans l’histoire enseignée, et les enseignements de spécialité font avant tout la promotion d’un “roman national” tourné vers les faits militaires et les événements politiques.»
Il faut dire que, pendant longtemps, cette absence a été facile à justifier. On pensait que les femmes, cantonnées aux travaux domestiques et à la maternité, n’avaient pas eu les possibilités matérielles de participer à l’histoire. Mais la recherche a montré qu’il s’agissait d’un mythe. Il porte même un nom, «le mythe de la femme empêchée». En réalité, tant qu’on postulait que les femmes n’avaient rien fait, et donc qu’on ne les cherchait pas, elles restaient invisibles. Du moment où l’on a commencé à chercher les femmes dans les sources, on les a trouvées: des femmes peintres, sculptrices, compositrices, des reines, des chevaleresses, des femmes soldats, des femmes bâtisseuses de cathédrales au Moyen Àge. Et encore plus étonnant: nombre de ces femmes ont rencontré un grand succès à leur époque.
Une histoire masculinisée
On a cru que l’ordre sexuel très figé du XIXe siècle (une maman à la maison) avait existé de tout temps. C’était faux, la place des femmes dans la société a varié selon les époques, et les femmes ont sans cesse agi.
C’est notre mémoire commune, nos biais sexistes, nos préjugés, qui ont masculinisé l’histoire. Cela ne signifie pas que le XIXe siècle a inventé le patriarcat. La domination masculine existait déjà, mais selon les époques, elle a pris des formes et des intensités très différentes. En outre, une société patriarcale n’empêche pas les femmes d’exploiter au maximum ce que les historiennes nomment leur «agentivité», autrement dit leur capacité d’action, y compris dans des cadres limités.
Pourtant, l’histoire que l’on enseigne aux enfants est uniquement masculine, et on peut interroger l’impact que cela doit avoir sur les petites filles qui n’entendent parler que d’hommes célèbres.
Mais on peut également aborder le sujet sous un autre angle: pourquoi l’évolution des places respectives des femmes et des hommes dans la société française ne mériterait-elle pas d’être enseignée? Pourquoi cela ne serait-il pas un sujet historique important? Les décisions politiques portant sur les droits des femmes, les lois les concernant, leurs révoltes, tout cela pourrait être considéré comme méritant d’intégrer une place majeure dans les programmes d’histoire. Pourquoi toujours en faire un à-côté, un encart sur la page de droite entre deux illustrations?
Rétablir la vérité
Je repense avec une certaine colère à mes cours au lycée sur la démocratie athénienne ou la révolution française. Chaque fois, le fait que les femmes aient été exclues de cette citoyenneté était présenté par les profs, et dans les manuels, comme un détail. Un truc pas très important. On le mentionnait en passant, pour évacuer le sujet.
En vérité, considérer que l’exclusion des femmes est un détail historique et ne mérite pas la première place, c’est clairement dire que les femmes elles-mêmes sont accessoires, secondaires. Anecdotiques.
Et cela, c’est une décision politique. Une décision qui devrait paraître insupportable à tout le monde, pas seulement aux femmes. Parce que, messieurs, ce sont aussi vos ancêtres qui ont été effacées, c’est la moitié de votre arbre généalogique sur lequel on tire un trait.
Il s’agirait donc à la fois de proposer un nouvel objet d’étude dans le cadre de l’Éducation nationale et en même temps de rétablir des vérités historiques qui ont été masquées par des préjugés sexistes que, pour le moment, les programmes d’histoire reproduisent.
Ce n’est pas dans un article que je vais pouvoir raconter comment cet oubli des femmes s’est mis en place, ni quels en sont les mécanismes. Il m’a fallu tout un livre pour le faire. Un livre aussi et surtout pour raconter ce domaine de recherches en pleine ébullition ces dernières années grâce à des historiennes qui, de la Préhistoire, du Moyen Âge, de la Révolution, du XIXe siècle, des guerres mondiales, font resurgir sous nos yeux les vies de ces femmes qui nous ont précédées, et qui nous aident à devenir un peu plus libres, parce que cette connaissance élargit notre champ des possibles. Parce qu’on est plus fortes quand on rétablit cette chaîne des femmes à travers les siècles.
Cet été, j’ai lu cette phrase dans Le Carnet d’or de Doris Lessing (romancière qui a eu le prix Nobel et qui pourrait facilement à son tour tomber dans l’oubli). C’est sa psychanalyste qui s’adresse à l’héroïne: «En quoi êtes-vous différente? Voulez-vous dire qu’il n’y a jamais eu de femmes artistes? Qu’il n’y a jamais eu de femmes indépendantes? Qu’il n’y a jamais eu de femmes qui réclament leur liberté sexuelle? Je vais vous dire: une immense file de femmes s’étend derrière vous, dans le passé, et il faut que vous les cherchiez, que vous les trouviez en vous-même, et que vous preniez conscience d’elles.» Cela date de 1962.
Bref, Les grandes oubliées sort cette semaine aux éditions de l’Iconoclaste, avec une merveilleuse préface de Michelle Perrot, et j’en suis fière.