le 11/10/2021 par Emmanuel Blanchard – modifié le 17/10/2021
En 1924, les circulaires Chautemps établissent un nouveau régime de contrôle migratoire entre les départements d’Algérie et la métropole. Une partie des voyageurs contournent néanmoins ces dispositions, aboutissant au « drame du Sidi Ferruch » au mois d’avril 1926.
Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).
Alors que la « liberté de voyage » est reconnue aux « indigènes » par la loi du 15 juillet 1914, les circulaires Chautemps de 1924 établissent un nouveau régime de contrôle migratoire entre les départements d’Algérie et la métropole.
Les promesses d’égalité formulée à la fin de la Première Guerre mondiale s’estompant, les arguments des partisans d’un contrôle des déplacements sont entendus. Les « Algériens musulmans » sont cependant les seuls passagers ciblés par la mise en place d’autorisations de traversée, officiellement destinées aux personnes embarquant en 3e ou 4e classe. Jusqu’à la suppression (provisoire) de ces dispositions à l’été 1936, une partie des voyageurs les contournent en embarquant clandestinement à fond de cale, périples qui prennent parfois un tour dramatique, rappelant que la létalité des contrôles migratoires doit être réinscrite dans une histoire longue des prétentions à entraver les circulations humaines.
Un « drame » médiatisé
Il reste peu de traces de ces traversées macabres de la Méditerranée mais la presse se fit un large écho de « l’horrible drame du Sidi Ferruch » : le 27 avril 1926, suite à une dénonciation, onze Marocains embarqués clandestinement à Alger sont découverts asphyxiés dans les cales du bateau éponyme qui faisait escale à Marseille. Ils avaient été cachés « dans les ballasts du navire, sous les machines » où la température pouvait monter jusqu’à 70 degrés. Dix-neuf autres « passagers » sont retrouvés sains et saufs dans la soute à charbon mais une inconnue demeura à propos du sort d’éventuels autres clandestins qui auraient pu être ensevelis sous les 285 tonnes de combustible entreposées dans les cales du bateau.
Le Sidi Ferruch repart en effet vers Bougie sans qu’une fouille complète ait pu être effectuée, tandis que les survivants, après avoir été interrogés, sont refoulés vers Alger d’où ils avaient embarqué. Quatre matelots corses, désignés comme ayant procédé à l’embarquement, sont placés sous mandat de dépôt et des suspects (« marocains », « algériens » ou « européens ») ayant opéré depuis Alger comme rabatteurs ou organisateurs du trafic, sont recherchés, apparemment sans succès. Hormis la désignation d’un juge d’instruction, les suites judiciaires de l’affaire ne nous sont d’ailleurs pas connues
L’écho donné à la « tragédie du Sidi Ferruch » permet d’apprendre que ces cas de morts en migration ne sont pas isolés : ainsi, le 9 avril 1926, le vapeur Anfa, un courrier parti de Casablanca, a lui aussi été au centre d’une affaire d’embarquements clandestins nécessitant plus d’investigations que le simple refoulement des « indigènes » découverts à leur arrivée. Alors qu’une douzaine de clandestins cachés dans des canots sont débarqués à Tanger, ceux dissimulés à fond de cale ne sont découverts qu’en haute mer. Deux d’entre eux meurent par asphyxie. Le timonier corse dénoncé par les survivants aurait fait des aveux immédiats et se serait suicidé avec son arme personnelle.
Incidemment, et sans faire état d’une quelconque surprise ou volonté d’enquêter, le commissaire spécial de Marseille rapporte alors à ses supérieurs de la Sûreté générale que ces trois corps ont été « immergés » avant l’arrivée à Marseille. Dans ces conditions, on imagine avec quelle facilité il pouvait être possible pour les capitaines de navires, véritables « maîtres à bord », de faire disparaître des cadavres de clandestins sans que personne ne s’en inquiète.
Des victimes sans noms
Dans ce cas, comme dans celui du Sidi Ferruch, l’identité des victimes marocaines n’est jamais établie : l’absence de papiers suffit à justifier cet anonymat, sans qu’aucune autre forme d’attestation ne soit recherchée, y compris auprès des survivants promptement refoulés vers leur port d’embarquement. Selon toute probabilité, les cadavres qui n’ont pas été immergés, font l’objet d’une « inhumation administrative » (enterrement « sous X » dans une fosse commune réservée aux indigents) dans un cimetière de Marseille.
Il est donc impossible d’établir la moindre estimation du nombre des « morts en Méditerranée » provoquées par l’introduction d’un « délit d’embarquement clandestin » (loi du 30 mai 1923) et de restrictions à la circulation entre le Maroc (1924) – puis l’Algérie (1924) – et la métropole. Le « drame du Sidi Ferruch » ne peut cependant être considéré comme un événement isolé, même s’il est le seul à attirer l’attention de la grande presse.
Ainsi, au cours des mois suivants, des militants du secrétariat colonial de la CGTU dénoncent la répétition de ces événements : la brochure L’indigénat, code d’esclavage (1928) rappelle plusieurs cas d’Algériens sortis « agonisants » ou de Nord-Africains descendus de bateau « dans un état de santé alarmant ». Surtout, elle signale que, pour échapper aux contrôles, ces clandestins évitent les grands ports et peuvent s’entasser dans de simples voiliers : quatre morts par dénutrition, après 23 jours de voyage, sont ainsi découverts le 25 février 1927, à Port-la-Nouvelle (Aude).
Dix ans plus tard, Saïd Faci suggère dans L’Algérie sous l’égide de la France (1936) que les morts à fond de cale sont bien plus nombreux que les seuls cas recensés : « qu’importe que les indigènes meurent, pourvu que les colons algériens aient de la main-d’œuvre à bon marché » écrit-il, afin de dénoncer les funestes conséquences des restrictions à la libre circulation entre l’Algérie et la métropole. Il est vrai que, avant même que la relative émotion suscitée par les cadavres du Sidi Ferruch ne retombe, les réactions officielles sont sans surprise : Octave Depont qui fait alors figure de principal expert en « émigration nord-africaine » fait ainsi savoir dans la presse que « l’indigène sans papiers devait être renvoyé en Algérie ». L’objectif affiché est « de tarir l’émigration clandestine qui, ces derniers temps, a pris un développement redoutable », tout en évitant « les centaines de morts » qu’Octave Depont évoque sans plus de précisions
Son appel à une répression plus sévère est entendu et les peines relatives à la loi du 30 mai 1923 qui définit le délit d’embarquement clandestin sont alourdies (loi du 17 décembre 1926).
Contourner les contrôles migratoires
Les contournements des contrôles ne semblent pas avoir diminué dans les années suivantes, même si la plupart des candidats au départ cherchent à éviter les modes opératoires les plus périlleux, en particulier les embarquements à fond de cale.
Un certain nombre de Marocains, passés par Oran sans avoir pu réunir les faux documents et autres autorisations achetées qui auraient pu leur donner l’apparence d’Algériens en règle, doivent cependant s’y résoudre. Des Algériens munis de faux papiers sont aussi interpellés à Marseille et immédiatement refoulés mais la plupart de ces harragas bénéficient de complicités qui leur permettent d’échapper aux contrôles à l’arrivée
Une fois passée la flambée politico-médiatique suscitée par l’affaire du Sidi Ferruch, la question des trafics de pièces d’identité et des « embarquements clandestins » resurgit périodiquement, en fonction notamment des mobilisations en faveur d’un durcissement des contrôles. Cette politisation rend d’autant plus délicate toute évaluation du poids et des conséquences de l’« émigration clandestine ». Les refoulements depuis Marseille sont relativement peu nombreux (de l’ordre de quelques dizaines par mois) mais les capitaines de navire ont tout intérêt à faire débarquer discrètement les clandestins découverts en mer plutôt qu’à les dénoncer, au risque de devoir prendre en charge leur voyage retour.
Les plus lucides des policiers reconnaissent d’ailleurs que le nombre des « clandestins » et les risques qu’ils sont prêts à encourir dépendent avant tout de la rigueur de la législation et des contrôles en vigueur. Ces constats sont cependant peu mobilisés au service d’argumentaires en faveur de la liberté de voyage, sinon par les militants anticolonialistes qui voient dans ces contrôles et leurs dramatiques conséquences humaines une des déclinaisons de « l’odieux Code de l’indigénat ».
–
Pour en savoir plus :
Ben Fredj, Chokry, « Aux origines de l’immigration nord-africaine en France : itinéraire social et culturel (1900-1939) », thèse en histoire soutenue à l’université Paris 7, 1989
Faci, Saïd, L’Algérie sous l’égide de la France contre la féodalité algérienne, Toulouse, à compte d’auteur, 1936
Flèdre Alexandre, « La tragédie du “Sidi Ferruch” », Le Courrier de l’Atlas, no 138, août 2019
Le Cour Grandmaison, Olivier, « Colonisés-immigrés et “périls migratoires” : origines et permanence du racisme et d’une xénophobie d’État (1924-2007) », Cultures & Conflits, no 69, 2008, p. 19-32
Schmoll, Camille, Thiollet, Hélène, Wihtol de Wenden, Catherine (dir.), Migrations en Méditerranée. Permanences et mutations à l’heure des révolutions et des crises, Paris, CNRS éditions, 2015
–
Emmanuel Blanchard est historien et politiste, maître de conférences à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Il est notamment l’auteur d’une Histoire de l’immigration algérienne en France (Paris, La Découverte, 2018).