Alors que le conflit est entré dans une phase plus statique, où chacun essaie d’infliger un maximum de dégâts à l’autre, l’artillerie joue un rôle central.
« Mes gars connaissent la valeur de l’artillerie. » En visite le 13 mai sur le front, le chef d’état-major de l’armée ukrainienne, le général Valerii Zaluzhnyi, a remercié publiquement le « peuple américain » de lui avoir livré une centaine de ses obusiers M777. « C’est une arme de haute précision et très efficace », a vanté le plus haut gradé ukrainien dans un message sur Facebook, accompagné de plusieurs photos présentant le canon de 155 mm en action.
Alors que les images venues d’Ukraine montrent principalement des frappes effectuées par des drones ou des missiles antichars portatifs, la réalité de la guerre s’apparente aujourd’hui davantage à un gigantesque combat d’artillerie. Après une première phase de mouvement, liée à la tentative de prise de Kiev, le conflit est entré au Donbass dans une phase plus statique, où chacun essaie d’infliger un maximum de dégâts à l’autre, même si la contre-offensive ukrainienne menée à Kharkiv pourrait faire tache d’huile.
« On voit les drones et les missiles antichars parce qu’ils sont filmés. Mais plus de 80 % des destructions causées par les Ukrainiens le sont aujourd’hui grâce à leur artillerie », assure Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales. « Le Donbass aujourd’hui, c’est la Somme en 1915 : un affrontement d’artillerie à l’ancienne », abonde Olivier Kempf, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique.
Après presque trois mois de guerre, les troupes russes comme ukrainiennes doivent être renouvelées et ravitaillées en vivres et en munitions. Autant d’éléments qui incitent les belligérants à multiplier les « frappes d’interdiction », afin de désorganiser la chaîne logistique adverse. « L’artillerie joue un rôle tactique, pour éliminer des forces ennemies, mais aussi opérationnel, pour détruire les lignes de ravitaillement », rappelle Joseph Henrotin, chargé de recherche au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux.
« Un cas d’école d’une bonne utilisation de l’artillerie »
La semaine dernière, les forces de Moscou ont ainsi tenté de franchir la rivière Donets, pour encercler leur adversaire au nord de Louhansk. S’ils ont réussi dans un premier temps à installer un pont flottant, les Russes ont été violemment pilonnés par l’artillerie ukrainienne. Résultat : le pont a été coulé et plus de 80 blindés, dont une quinzaine de chars T72, auraient été détruits, selon des images satellites transmises par le ministère ukrainien de la défense. « Les Ukrainiens ont fait un carton sur une zone de plusieurs kilomètres, un vrai revers tactique pour les Russes », estime M. Péria-Peigné. « C’est un cas d’école d’une bonne utilisation de l’artillerie », apprécie une source militaire française.
Selon les spécialistes, l’apport des armes occidentales dans cette bataille d’artillerie est important. Sur les 90 obusiers M777 promis par les Etats-Unis, 74 sont entrés en action, selon Washington. Fabriqué aux Etats-Unis par le britannique BAE Systems, ce canon de 155 mm est capable d’envoyer des obus à 30 kilomètres, alors que les équipements russes et ukrainiens équivalents se limitent à 20 kilomètres. « Cela permet aux Ukrainiens de frapper leurs adversaires en restant hors de portée », assure M. Henrotin. Une affirmation à relativiser, la Russie possédant aussi des lance-roquettes à long rayon d’action, comme les Smerch ou les Tornado, même s’ils sont moins précis.
De son côté, Paris a promis de livrer à l’Ukraine « plusieurs » canons Caesar de 155 mm, pris sur les 77 que possède l’armée française – le chiffre de « huit à douze » unités est évoqué mais non confirmé. Fabriqués par Nexter, ils peuvent envoyer des obus à plus de 40 kilomètres de distance. Surtout, ils ont l’avantage d’être montés directement sur des camions, ce qui les rend mobiles et difficiles à atteindre par les tirs de contrebatterie, alors que les M777 américains doivent être posés au sol pour tirer. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Kiev réclame à Washington l’envoi d’obusiers automoteurs comme le M109 Paladin.
Pour alimenter leurs M777, les Etats-Unis ont déjà livré à l’Ukraine quelque 183 000 obus de 155 mm, via la base américaine de Dover (Delaware), d’où 450 vols sont partis depuis le début de la guerre. Aucune indication n’a été donnée sur la nature des obus fournis mais les spécialistes estiment qu’une partie pourrait être des munitions dites intelligentes, qui décuplent l’efficacité des obusiers. « Associés à des obus Excalibur, qui sont guidés par GPS, les M777 peuvent frapper des cibles à plus de 40 kilomètres tout en ayant une précision de quelques mètres », détaille M. Henrotin.
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Formation accélérée pour l’utilisation d’obusiers
L’armée américaine affirme avoir formé 370 artilleurs ukrainiens, plus une trentaine pour l’entretien des M777. Cette formation accélérée de deux semaines s’est tenue sur une base européenne tenue confidentielle et serait toujours en cours pour d’autres soldats. La formation des artilleurs pour les Caesar est également terminée, indique-t-on côté français. Les Etats-Unis ont aussi fourni une vingtaine de radars de contrebatterie à l’Ukraine, très efficaces pour détruire les canons russes.
Reste à savoir qui l’emportera dans cette guerre d’artillerie. Les Russes ont l’avantage d’un stock de munitions gigantesque et la proximité du Donbass avec leur frontière, qui leur permet d’être ravitaillés, même si la ville russe de Belgorod, un axe logistique majeur, se trouve désormais à portée de tir des Ukrainiens. A l’inverse, les obus utilisés par Kiev doivent être acheminés depuis la Pologne, à plus d’un millier de kilomètres du front, et il est difficile de connaître l’état des réserves ukrainiennes.
Surtout, le président russe, Vladimir Poutine, a compris qu’il ne pourrait pas conquérir l’Ukraine et se livre désormais sans retenue à des destructions massives. « Au début de la guerre, les Russes ne voulaient pas détruire le pays et retenaient leur artillerie. Ils n’ont plus les mêmes scrupules et pilonnent les dépôts de pétrole, les relais de téléphonie, les nœuds ferroviaires… tout ce qui peut permettre de diminuer la résistance militaire ukrainienne », assure M. Kempf. Comprendre : même si Kiev devait gagner la guerre, ce sera au prix d’un pays dévasté.
Cédric Pietralunga