Alors que l’immigration domine la campagne présidentielle, l’émigration accrue de Français musulmans témoigne d’une crise plus profonde pour le pays.
By Norimitsu Onishi and Aida AlamiFeb. 13, 2022Read in English
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PARIS — La France et son âme meurtrie sont le personnage invisible de chacun des romans de Sabri Louatah et de la série évènement qu’il a écrite. Il évoque son “amour sensuel, charnel, viscéral” pour la langue française et son fort attachement à sa ville d’origine, Saint-Étienne, baignant dans la lumière caractéristique de la région. Il suit de près la campagne des prochaines élections présidentielles.
Mais M. Louatah fait tout cela depuis Philadelphie, devenue sa ville d’adoption depuis les attentats de 2015 en France par des extrémistes islamistes qui ont fait 130 victimes et profondément traumatisé le pays. Avec le raidissement de l’opinion qui a suivi à l’égard de tous les Français musulmans, il ne se sentait plus en sécurité dans son propre pays. Un jour, on lui a craché dessus et on l’a traité de “sale Arabe”.
“C’est vraiment les attentats de 2015 qui m’ont fait partir — j’ai compris qu’on n’allait pas nous pardonner,” déplore M. Louatah, 38 ans, le petit-fils d’immigrés algériens. “Quand on vit dans une grande ville démocrate sur la côte Est, on est plus tranquille que dans Paris, où on est au cœur du chaudron.”
A l’approche des élections d’avril, les trois principaux rivaux du président Emmanuel Macron — qui devraient cumuler près de 50% des voix, selon les sondages — mènent des campagnes anti-immigration qui attisent des craintes que la nation serait confrontée à une menace civilisationnelle de la part d’envahisseurs non-européens. Le thème est au cœur de leurs programmes, bien qu’en réalité le nombre d’immigrés en France reste derrière la plupart des autres pays d’Europe.
Une question est pourtant à peine abordée, celle de l’émigration. Cela fait des années que la France perd des professionels hautement qualifiés partis chercher plus de dynamisme et d’opportunités ailleurs. Parmi eux, d’après des chercheurs universitaires, on trouve un nombre croissant de Français musulmans qui affirment que la discrimination a été un puissant facteur de leur départ et qu’ils se sont sentis contraints de quitter la France en raison d’un plafond de verre de préjugés, d’un questionnement persistant au sujet de leur sécurité et d’un sentiment de non-appartenance.
Ni les politiciens ni les médias n’évoquent ce flux, alors même qu’il témoigne, selon les chercheurs, de l’échec de la France à garantir un ascenseur social même aux membres les plus brillants de l’une de ses plus importantes minorités, d’une “fuite des cerveaux” de ceux qui pourraient servir de modèles d’intégration.
“Ces personnes vont participer à l’économie de pays comme le Canada et la Grande-Bretagne,’’ constate Olivier Esteves, professeur au Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales de l’Université de Lille, où une enquête a été menée auprès de 900 Français musulmans émigrés, dont des entretiens approfondis avec 130 d’entre eux. “La France se tire une grosse balle dans le pied.”
Les Français musulmans, 10 % de la population selon les estimations, occupent une place étrangement disproportionnée dans la campagne — même si leurs voix se font peu entendre. C’est une indication non seulement du profond traumatisme infligé par les attentats de 2015 et 2016, qui ont fait des centaines de victimes, mais aussi d’années de débats en France autour des questions identitaires et de ses rapports non résolus avec ses anciennes colonies.
Ils sont associés à la criminalité ou à d’autres fléaux sociaux par le biais d’expressions-choc telles que “les zones de non-France”, décrites par Valérie Pécresse, la candidate de centre-droit actuellement au coude-à-coude avec la cheffe de file d’extrême droite Marine Le Pen pour la deuxième place derrière M. Macron. Ils sont pointés du doigt par le commentateur de télévision et candidat d’extrême-droite Éric Zemmour, qui a déclaré que les employeurs avaient le droit de refuser des Noirs et des Arabes.
Pour ceux qui l’observent depuis l’étranger, la tournure de la campagne attise leurs craintes. C’est le cas de Sabri Louatah et d’autres comme lui ayant fait le choix de partir, et qui évoquent avec colère et résignation leur pays d’origine où il leur reste de la famille et des liens forts.
Les pays où ils se sont installés, dont le Royaume-Uni et les États-Unis, sont loin d’être des paradis libres de discriminations à l’encontre des musulmans ou d’autres groupes minoritaires. Ceux qui ont été interrogés affirment néanmoins y avoir trouvé davantage d’opportunités et d’acceptation. Certains déclarent que c’est hors de France que, pour la première fois, le simple fait qu’ils soient français n’est pas remis en question.
“Il n’y a qu’à l’étranger que je suis français,” dit Amar Mekrous, 46 ans, qui a grandi en banlieue parisienne auprès de parents immigrés. “Je suis français, je suis marié à une Française, je parle français et je vis français. J’aime la bouffe, la culture françaises. Mais dans mon pays, je ne suis pas français.’’
Oppressé par la suspicion qui pesait sur les Français musulmans après les attentats de 2015, M. Mekrous est parti s’installer à Leicester, en Angleterre, avec sa femme et leurs trois enfants.
En 2016, il a créé un groupe Facebook pour les Français musulmans du Royaume-Uni qui compte désormais 2 500 membres. Les arrivées étaient nombreuses avant le Brexit, dit-il, ajoutant qu’il s’agissait principalement de jeunes familles et de mères célibataires qui peinaient à trouver un emploi en France en raison du fait qu’elles portaient le voile.
Ce n’est que récemment que les chercheurs universitaires ont commencé à dresser un portrait des musulmans français qui sont partis. Il inclut un projet de recherche sur l’émigration des Français musulmans mené par des chercheurs affiliés à l’Université de Lille et au Centre national de la recherche scientifique, ou CNRS.
Par ailleurs, des chercheurs de trois autres universités — celle de Liège et la KU Leuven en Belgique, et celle d’Amsterdam aux Pays-Bas — travaillent ensemble sur une étude de l’émigration de musulmans depuis la France, mais aussi depuis la Belgique et les Pays-Bas.
Pour le chercheur français Jérémy Mandin, qui a participé à cette étude depuis l’Université de Liège, nombre de jeunes Français musulmans étaient désenchantés par le fait “d’avoir joué selon les règles, d’avoir fait tout ce qu’on ce qu’on leur avait dit et, au final, de ne pas accéder à une vie désirable.”
Elyes Saafi, 37 ans, responsable marketing de la branche londonienne de la société financière américaine StoneX, a grandi à Remiremont, dans l’est de la France, où ses parents se sont établis à leur arrivée de Tunisie dans les années 1970. Son père manoeuvrait un métier à tisser dans une usine textile.
Comme ses propres parents, Elyes Saafi a refait sa vie dans un nouveau pays. À Londres, il a rencontré sa femme Mathilde, une Française, et trouvé une mixité décomplexée qui est inimaginable en France.
“Quelque chose qui m’a marqué ici, c’est le fait d’avoir des repas, des dîners corporate, où il y a un buffet végétarien, un buffet halal, mais que tout le monde se mélange,” raconte-t-il. “Le CEO vient et il a un turban sur la tête, et malgré tout il vient et côtoie ses employés.”
La France manque aux Saafi, mais ils ont décidé de ne pas rentrer, en partie par inquiétude pour leur fils âgé de deux ans.
“Au Royaume-Uni je ne suis pas inquiète d’élever un enfant Arabe”, dit Mme Saafi.
Les actes anti-musulmans étaient en hausse de 52 % en 2020 par rapport à l’année précédente, d’après les plaintes relevées par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. Les incidents se sont multipliés depuis dix ans, avec un pic en 2015. En 2017, une rare enquête publique révélait que les jeunes hommes perçus comme Arabes ou Noirs étaient 20 fois plus susceptibles d’être soumis à un contrôle d’identité par la police.
Sur le marché du travail, les candidats avec des noms Arabes ont 32 % moins de chances d’être contactés pour un entretien d’embauche, selon un rapport gouvernemental publié en novembre dernier.
Malgré ses diplômes de droit européen et de gestion de projet, Myriam Grubo, 31 ans, dit qu’elle n’a jamais réussi à trouver d’emploi en France. Après une demi-douzaine d’années à l’étranger — Genève d’abord, à l’Organisation Mondiale de la Santé, puis au Sénégal à l’Institut Pasteur de Dakar — elle est revenue à Paris chez ses parents. Elle cherche un emploi — à l’étranger.
“Me sentir étrangère dans mon pays me pose un problème,” dit-elle, ajoutant qu’elle a envie qu’on la “laisse tranquille” pour pratiquer sa foi.
Rama Yade, secrétaire d’État chargée des droits humains sous la présidence de Nicolas Sarkozy, estime que le déni par la France de problèmes comme les violences policières n’a fait qu’aggraver les choses. À ses yeux, la fronde actuelle contre le “wokisme” en France — ou les idées américaines de justice sociale supposément “woke” — n’est “rien d’autre qu’un prétexte pour ne plus s’attaquer aux discriminations.”
Née au Sénégal dans une famille musulmane, Rama Yade voulait croire que sa nomination au poste de secrétaire d’État en 2007 serait “le point de départ”. Mais après une candidature malheureuse à l’élection présidentielle de 2017, elle est partie pour les États-Unis.
“Mon plafond de verre était politique,” analyse Mme Yade, 45 ans, maintenant directrice du pôle Afrique à l’Atlantic Council, un think-tank basé à Washington.
Pour elle, l’accent que met la campagne présidentielle sur l’immigration est “la consécration de 20 ans de pourrissement” d’une culture politique obsédée par l’identité nationale. Elle a quitté son parti politique — dont Valérie Pécresse est actuellement la candidate aux élections — car il est, dit-elle, devenu “très hostile à tout ce qui ne représentait pas une version fantasmée de l’identité française.”
M. Louatah, l’écrivain à Philadelphie, dont la femme française est économiste et enseignante à l’université de Pennsylvanie, espère revenir un jour dans le pays qui occupe ses romans. La série télévisée adaptée de son livre “Les Sauvages”, diffusée en 2019, a été un succès immédiat pour Canal Plus, son producteur — et un succès inhabituel, l’auteur imaginant la France dirigée pour la première fois par un président d’origine nord-africaine.
Deux ans plus tard, M. Louatah en vient cependant à qualifier sa série d’“anomalie”. Il avait commencé l’écriture d’une deuxième saison dont le fil conducteur était les violences policières, un des thèmes les plus sensibles du moment en France. La série n’a finalement pas été renouvelée, pour des raisons qui ne lui ont jamais été clairement exposées, dit-il. Une porte-parole de Canal Plus affirme que la série n’avait été prévue que pour une seule saison.
À Philadelphie, M. Louatah travaille à l’écriture d’un nouveau roman qui traite de l’exil d’un pays qui n’est jamais nommé.