Sous la dictature d’Augusto Pinochet, des milliers d’enfants chiliens ont été adoptés à l’étranger sans le consentement de leurs familles biologiques. Une affaire tentaculaire, qui occupe la justice chilienne depuis 2018.
Louise André-Williams
7 septembre 2023 à 08h16
Santiago (Chili).– C’est un long tremblement qui secoue le Chili, un pays pourtant habitué aux séismes, depuis bientôt dix ans. La première secousse remonte au 19 avril 2014, lorsque le média indépendant Ciper révèle les adoptions illicites de plusieurs enfants nés dans les années 1980. Les faits relatés dans l’article se sont produits à Santiago. Dans plusieurs hôpitaux de la capitale, des médecins ont déclaré morts une dizaine de nouveau-nés, en réalité confiés à l’adoption, par l’intermédiaire d’un curé.
Le lendemain, un tsunami de témoignages déferle : ceux de centaines de femmes cherchant désespérément leurs enfants, donnés pour morts ou disparus du jour au lendemain. Le quotidien Ciper a continué d’enquêter et, article après article, a mis au jour un scandale massif d’adoptions illicites à destination de l’étranger. La presse chilienne retrouve alors la trace de nombre d’entre eux en Europe ou aux États-Unis, où ils ont été adoptés par des couples occidentaux. Selon les premières estimations de la justice chilienne, qui tente de démêler cette affaire, 20 000 personnes adoptées auraient été volées à leurs familles, pour la plupart sous la dictature de Pinochet (1973-1990).
Certains cas remontent aux années 1960 tandis que d’autres datent seulement du début des années 2000… Au Chili, la sidération est totale. Comment un tel phénomène a-t-il pu passer inaperçu durant tant d’années ?
Bien avant les révélations de Ciper, pourtant, une femme avait été la première à découvrir ce scandale d’État. C’était en 2001. Ana Maria Olivares, enceinte et sans le sou, se rêvait journaliste. Elle venait de décrocher un job, pour une émission de télévision suédoise qui aidait des adopté·es à retrouver leurs mères biologiques chiliennes. Pendant deux ans, elle a parcouru la province de Concepción, dans la région du Biobío (centre-sud) pour tenter d’en retrouver certaines. Mais plusieurs femmes qui lui ouvrent leur porte tombent de leur chaise. Pour elles, leur bébé est mort-né. Jamais elles n’ont consenti à son adoption. D’autres racontent que leur enfant a disparu du jour au lendemain.
Ana Maria Olivares est convaincue qu’elle vient de mettre le doigt sur un scandale d’ampleur. Elle en fait le sujet de sa thèse de fin d’études de journalisme, où elle décrit comment une œuvre caritative financée par l’État suédois a abusé de la vulnérabilité de Chiliennes pauvres, souvent illettrées, sous la dictature de Pinochet.
Le scoop, publié en 2004 dans l’hebdomadaire Siete+7,passe cependant inaperçu, car si le pays prend conscience des crimes de Pinochet, ces enlèvements paraissent bien peu de chose par rapport aux 38 000 personnes torturées, aux 200 000 contraintes à l’exil et aux plus de 3 000 morts et au nombre incalculable de « disparu·es » des dix-sept ans de dictature. De plus, si Pinochet n’est plus que sénateur, il bénéficie de l’immunité et de l’impunité accordées en échange de son renoncement au pouvoir.
En 2014, les révélations de Ciper vont plus loin : elles mettent au jour un phénomène massif, étendu à l’ensemble du pays, impliquant fonctionnaires, juges, médecins, assistantes sociales, religieuses… Ana Maria Olivares, la « lanceuse d’alerte », décide de créer l’association Hijos y Madres del Silencio (HMS). Sa page Facebook est immédiatement saturée d’avis de recherche de mères chiliennes et d’adopté·es dispersé·es aux quatre coins du monde. Sans la moindre aide de l’État, l’association a réussi depuis sa création à organiser plus de trois cents retrouvailles.
Kidnappée et adoptée en France
Le 25 mai dernier, Mediapart a assisté à une réunion de HMS à Concepción, là où Ana Maria Olivares avait découvert, vingt-trois ans plus tôt, ce scandale d’État. Ce jour-là, une salle de classe prêtée par des professeurs sensibles à son combat, dans les faubourgs de la ville, accueille les réunions informelles qu’elle et les huit autres bénévoles, toutes des femmes, organisent chaque année.
« L’objectif est de recueillir les témoignages, d’informer les victimes sur leurs droits, et surtout de créer des espaces de parole afin qu’elles se sentent moins seules », explique Ana Maria Olivares.
Dans la petite salle des professeurs, trois femmes et un homme ont pris place autour de la table. Anita, une femme d’une quarantaine d’années emmitouflée dans une épaisse doudoune rouge, prend la parole. Elle vient de retrouver Claudia, adoptée par un couple de Français. C’était sa sœur de lait. Sa mère était la marraine de Claudia, qu’elle élevait depuis sa naissance. Une pratique très courante autrefois, dans ces régions pauvres du Chili.
Claudia, explique-t-elle, a été élevée avec elle à Yumbel, une petite ville de 20 000 habitant·es, à une heure de route de Concepción. Le 10 octobre 1985, un homme toque à leur porte : Irma est convoquée au tribunal où elle doit se rendre avec la petite Claudia, alors âgée de cinq ans.
Quelques heures plus tard, Irma se présente au tribunal de Yumbel, accompagnée de l’enfant qui lui tient sagement la main. Tout se serait ensuite produit en un éclair. Un crissement de pneus. Une voiture qui s’arrête. L’homme, le même qui s’était présenté chez eux plus tôt dans la journée, saisit Claudia et l’installe brutalement à l’arrière. Des pleurs. Le vrombissement d’un moteur. Et, bientôt, le hurlement strident d’Irma, courant derrière la voiture. Jamais remise de cette disparition, Irma a porté plainte en 2018. Cette année-là, en parlant avec des femmes de son quartier, Anita a découvert que Claudia n’était pas la seule enfant disparue de Yumbel.
Pourquoi ce long silence ? lui demande-t-on dans la salle de classe. « La peur, je crois. De façon générale, pendant la dictature, les gens parlaient peu, non ? », murmure Anita. Dans la petite salle tapissée de dessins d’enfants, sans doute pas plus âgés que Claudia l’année de son enlèvement, le petit groupe hoche la tête à l’unisson.
C’est Ana Maria qui a retrouvé la trace de Claudia, aujourd’hui âgée de 44 ans, en France. Ses parents adoptifs, avec lesquels Ana Maria s’est longuement entretenue par Zoom, ont expliqué l’avoir recueillie dans un foyer pour enfants de la ville de Concepción. Lors d’une deuxième visioconférence quelques semaines plus tard, Anita était présente : « Claudia était de l’autre côté de l’écran. Je lui ai montré des photos de nous deux à l’époque. Et soudain, elle s’est souvenue de tout. C’était incroyable. »
Écarteurs dans les lobes d’oreilles, veste en jean, Rony, 25 ans, originaire de Lota, une petite ville minière, n’en est qu’au début de ses recherches.Le ton est solennel, respectueux. Il lui a fallu deux heures pour venir en bus à cette réunion, explique-t-il, en tant que « représentant de [s]a famille, et surtout, de [s]a grand-mère, Raquel del Rosario – qu’elle repose en paix ».
Lui et les siens sont déterminés à entamer des recherches pour retrouver l’enfant de sa grand-mère, donné pour mort, sans la moindre preuve, en 1968. Ana Maria prend des notes en hochant la tête. La majorité des cas sur lesquels enquête la justice chilienne, explique-t-elle en balayant l’assistance de ses yeux cernés, ont eu lieu sous la dictature, mais « certains cas remontent en effet aux années 1960 et d’autres s’étendent même jusqu’aux années 2000 ».Juana, une femme frêle, si émue qu’elle doit brusquement interrompre son récit, a retrouvé en France sa fille disparue à l’âge de deux ans, en 1988. Quant à Carolina, c’est en Suède qu’elle a retrouvé la trace de sa sœur.
Une politique néolibérale et eugéniste
En sortant de l’école, Ana Maria allume une cigarette. Elle a l’air épuisée. « On essaye de faire les psys, mais est-ce qu’on le fait bien ? Je n’en sais rien. Finalement, comme d’habitude, ce sont des femmes qui consolent d’autres femmes », conclut-elle, amère, avant de grimper dans le bus pour rentrer à Santiago.
Pourtant, HMS est moins seule qu’à sa création, en 2014. En effet, depuis 2018, la justice a ouvert une enquête pour tenter de démêler cette affaire tentaculaire qui, à l’heure actuelle, a déjà enregistré plus de 1 000 plaintes. Les victimes se demandent comment et surtout pourquoi cela a été permis par les autorités. Pour ne pas dire encouragé.
En fouillant dans la presse de l’époque, historiens et associations ont mis au jour un véritable « Far West » de l’adoption, un business lucratif tacitement incité par l’État. Ainsi, en 1977, le quotidien La Tercera, à l’époque soumis à la junte, promettait en « une » : « En un coup de fil, vous pouvez avoir un enfant ! » Difficile d’obtenir le montant exact du prix auquel se négociait un « bébé chilien ». Les chiffres qui circulent ne peuvent être vérifiés, car tout se passait de la main à la main, en dollars, en francs, en lires, en couronnes. Dans son enquête, Ciper évoque néanmoins une moyenne de 10 000 dollars par enfant.
L’appât du gain suffit-il à expliquer ces milliers de vols d’enfants ? Pas pour l’historienne Karen Alfaro, qui étudie le phénomène depuis plusieurs années. Selon elle, « l’explication est avant tout politique et idéologique ».Ce n’est pas un hasard, soutient-elle, si sous la dictature de Pinochet, le Chili est devenu l’un des principaux pays « fournisseurs d’enfants » adoptables à l’échelle mondiale.
Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 1973, Augusto Pinochet a imposé un néolibéralisme agressif. Dans ce système, « les familles pauvres et nombreuses sont considérées comme des êtres inaptes », rappelle l’historienne. C’est dans ce contexte que, en 1979, le dictateur ordonne dans un « plan quinquennal pour l’enfance » d’« augmenter significativement le nombre d’adoptions au Chili », et, pour ce faire,de « créer un mouvement d’opinion publique en faveur de l’adoption, d’informer et motiver l’adoption et accélérer les procédures ».
L’objectif ? Réduire la pauvreté infantile sans dépenser d’argent public. Au-delà du calcul économique visant à littéralement exporter – parfois à prix d’or – les enfants pauvres du Chili, « cette politique avait une dimension profondément eugéniste », explique Alfaro. « Elle répond à une volonté plus large de transformer, socialement et même biologiquement, la famille chilienne en une famille qui répondrait mieux aux exigences du modèle néolibéral : peu nombreuse, saine, et donc capable d’assurer sa propre subsistance. »
« Des femmes pauvres, vulnérables et souvent mineures »
Le juge Jaime Balmaceda est un homme discret. Chargé de l’enquête titanesque de la justice chilienne sur les « adoptions irrégulières », il confesse ne pas souvent donner des interviews à la presse étrangère qui, s’agace-t-il, « veut tout le temps parler de la dictature ». Est-ce pour remettre les points sur les i qu’il a accepté de s’entretenir longuement avec Mediapart? C’est bien possible.
« Pour moi, il n’y a aucun lien avec le régime de Pinochet », dit-il. Cette intime conviction, sur laquelle le juge insistera plusieurs fois au cours de cet entretien, dans son bureau en acajou, au premier étage de l’imposante cour d’appel de Santiago, a le mérite de la clarté. D’un ton calme, mais ferme, le juge en veut pour preuves que les suspects cités dans cette affaire ne sont pas des militaires ou des membres de la junte mais de la société civile : des religieuses, des assistantes sociales, des avocats, des fonctionnaires, des médecins.
Selon lui, ce sont avant tout « la législation à l’époque très permissive » car, rappelle-t-il, jusqu’en 1988, l’adoption internationale n’était pas encadrée au Chili, « et probablement, aussi, l’occasion de faire du profit », qui auraient conduit tant de personnes, au Chili, à voler des enfants.
« L’hypothèse de départ,explique le juge, était que la justice chilienne se trouvait face à des cas d’appropriations d’enfants d’opposants politiques, comme en Argentine. » Une fausse piste, estime-t-il, qui aurait poussé la justice chilienne, un an après l’ouverture de l’enquête, à la scinder en deux. La dizaine de cas pouvant correspondre à une répression politique ont été confiés au juge Mario Carroza (réputé pour avoir condamné plusieurs généraux de la dictature). Le juge Balmaceda a quant à lui été chargé des autres cas, soit, à l’heure actuelle, plus de 1 000 plaintes.
Pour Karen Alfaro, cette séparation en deux enquêtes distinctes est une erreur d’analyse, voire « une manœuvre politique de Piñera [président du Chili au moment de l’ouverture de l’enquête – ndlr], pour ne pas aborder cette affaire sous l’angle des droits humains dans leur ensemble ». En clair : une façon de dépolitiser ce phénomène massif qui s’inscrit pourtant bien selon elle dans le cadre d’une « violence plus globale de la dictature ».
Devant une commission d’enquête parlementaire, en 2018, elle a décrit par le menu le fonctionnement du « réseau », aussi tentaculaire que diffus, impliqué dans ces « adoptions forcées ». Une chaîne de complicités impliquant assistantes sociales, avocats, juges, personnel infirmier, sages-femmes. Cela se produisait généralement dans les hôpitaux, les garderies et les foyers du pays, mais parfois aussi en pleine rue, au vu et au su de tous. « Comment opéraient-ils ? En “captant” des femmes pauvres, vulnérables et souvent mineures », avait-elle détaillé.
Éradiquer dès le berceau la menace du communisme
Selon Alfaro, paradoxalement, ces femmes vulnérables étaient perçues comme une menace majeure, car génitrices d’une classe pauvre, nombreuse et naturellement encline à embrasser les idées de gauche. Pinochet aussi aurait donc voulu éradiquer dès le berceau la menace du communisme, mais, à la différence de la junte argentine, il ne se serait pas contenté des enfants des opposants : il aurait ciblé l’ensemble des couches populaires.
C’est ce qui explique que certaines zones particulièrement défavorisées, comme Concepción – par ailleurs bastion du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire, opposé à Pinochet) –, aient été particulièrement concernées. Les épouses de la junte ont, détaille Karen Alfaro dans ses derniers travaux, joué un rôle clé dans la diffusion d’une idéologie stigmatisant les mères pauvres comme « indignes » d’élever leurs enfants. Par le biais d’un volontariat actif dans diverses fondations destinées à la régulation de la famille, ces femmes « ont joué un rôle clé dans la mise en œuvre du plan quinquennal pour l’enfance (1978-1982) »en présentant dans l’opinion publique et parmi les fonctionnaires l’adoption comme « la solution idéale » pour les enfants pauvres, requalifiés dans le vocabulaire prôné par la junte de « mineurs en situation irrégulière ».
C’était notamment le cas de la fondation CEMA Chile, dirigée par Lucía Hiriart, l’épouse du dictateur Pinochet. L’objectif de l’institution était officiellement d’« encourager [leurs] femmes à continuer à lutter pour ce qu’elles ont tant désiré – la liberté, la paix et la justice – et pour que le marxisme ne les leur enlève pas à nouveau ». C’est dans l’une de ces maisons pour jeunes filles qu’Ingrid, dont Mediapart a recueilli le témoignage (sur lequel nous reviendrons dans un deuxième article), a été enfermée plusieurs semaines après la disparition de son bébé à la maternité.
L’historienne rejoint tout de même le juge sur un point : l’enfer imposé à des milliers de familles chiliennes était bien souvent, comme le dit l’adage, pavé de bonnes intentions. Les intermédiaires de la société civile qui ont participé à ces rapts n’étaient pas, dans leur grande majorité, des agents de la dictature, mais des hommes et des femmes convaincu·es, au bout du compte, d’accomplir une bonne action en donnant un enfant pauvre à un couple étranger. Quitte à mentir et à bafouer les droits de milliers de mères.
Louise André-Williams