17 juin 2021 Par Emmanuel Riondé
Depuis plus d’un an, un centre d’aide sanitaire et alimentaire installé dans un squat du centre-ville toulousain propose un espace de solidarité populaire, horizontal et indépendant. Son propriétaire, un établissement public, entend le récupérer.
· Toulouse (Haute-Garonne).– Il est 18 h 30, ce lundi et, la mine ragaillardie par les premières chaleurs, deux quadragénaires passent devant le Centre d’autodéfense sanitaire et alimentaire de Toulouse (Casa Tolosa). Échange de « checks » avec les personnes qui discutent sur le trottoir, dont Leïla*, qui leur propose de récupérer un sachet repas : une barquette de taboulé libanais, de la graine, une poignée de fraises, deux petits-suisses, une barre de céréales.
« C’est tout ? », s’exclame, provocant, l’un des deux. « Hé ho, ça va, non ? Il vous faut quoi d’autre ? » Les rires fusent. Les deux prennent leur sachet et s’en vont, saluant tout le monde. Adossé à un poteau, James* parle affûtage avec un Russe barbu, taillé comme un cube. Un petit garçon jaillit de l’entrée de l’immeuble sur son vélo et file comme un fou, sans masque, sans casque, sans refermer la lourde. « T’as rien oublié ? », lui lance James* en repoussant la porte de bois.
Pas de réponse, le cycliste est déjà au bout de la rue, tout à son urgence enfantine…
Depuis plus d’un an, une ou deux fois par semaine, cette ambiance quasi villageoise anime durant quelques heures le cœur d’Arnaud Bernard, vieux quartier toulousain. Pas sûr que cela dure : le 23 juin, le juge d’exécution devrait rejeter la demande de délai supplémentaire de l’ensemble des occupants « sans droit ni titre » de ce petit immeuble de deux étages, situé au 31 rue d’Embarthe.
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Les premiers sont arrivés à partir de novembre 2019. Aujourd’hui, trois familles, tchétchène, albanaise et algérienne, soit une quinzaine de personnes dont sept enfants et une femme enceinte, occupent une partie des appartements. Le collectif Casa a, lui, vu le jour début avril 2020. Il a investi le rez-de-chaussée et les locaux, vacants depuis 2017, d’un ancien restaurant.
L’ensemble appartient à l’établissement public foncier local (EPFL) du grand Toulouse, qui entend récupérer son bien. Une première discussion a eu lieu mardi 15 au matin entre la mairie et les occupants. C’est le statu quo. La mairie dissocie le squat du collectif et se dit prête à discuter autour d’un éventuel « projet » si une association se constitue. Contacté, le cabinet du maire fait savoir qu’il ne communiquera pas plus sur ce dossier avant le 23 juin et le rendu du juge.
Mais quelle que soit la suite, expulsion ou prolongation de l’occupation, le Casa restera comme l’une des initiatives « par en bas » les plus abouties et durables de la séquence Covid à Toulouse : un lieu de solidarité populaire auto-organisé, qui a contribué, avec d’autres, à permettre aux plus fragilisés de garder la tête hors de l’eau.
« Jusqu’à l’été dernier, 260 repas par semaine à peu près »
Depuis avril 2020, le Casa a distribué des centaines de repas gratuits chaque semaine, le lundi et le mercredi, et proposé des colis alimentaires une fois par mois. Au départ constitués à l’aide de dons de particuliers et de commerçants du quartier, repas et colis sont depuis quelques mois surtout composés de denrées fournies par Solidarity Union, une association locale d’aide aux demandeurs d’asile et aux réfugiés. « Jusqu’à l’été dernier, on a été sur un rythme de 260 repas par semaine à peu près. Ensuite, ça s’est un peu calmé et on est passés à environ 70 repas », résume James*, membre du noyau dur actif réunissant une quinzaine de personnes, dont des militants aguerris du monde des squats, historiquement vivace à Toulouse.
Le Casa, qui utilise la cuisine, les celliers et la salle de l’ancien restaurant pour cuisiner, stocker, distribuer et accueillir, a aussi récupéré et distribué des vêtements, en mode fripes, pendant plusieurs mois, ouvert quelque temps une terrasse avec café gratuit, et même envisagé une laverie, avant d’y renoncer pour des questions de plomberie… Mais ce soir, comme tous les lundis, c’est repas et, exceptionnellement, distribution de colis alimentaires – une trentaine – comptant des légumes, des œufs, de la farine, de la viande, des céréales, quelques produits d’hygiène.
Sur le trottoir, Benoît*, la quarantaine, patiente, un masque sur le nez. « Je suis maître d’hôtel en extra, en fin de droits depuis une semaine, je vais juste avoir l’ASS [allocation de solidarité spécifique – ndlr]. J’habite un autre quartier mais je viens ici tous les lundis. Ma femme a honte, mais moi je viens là pour elle et notre petit, qu’on puisse manger. Ici, ils sont accueillants, il n’y a jamais de problèmes. Et leurs repas sont faits avec amour, c’est bon. Et je suis du métier, hein ! » Il repart avec trois repas et un colis.
Dès sa création, le Casa Tolosa s’est raccroché aux brigades de solidarité populaire (BSP), qui met en réseau des groupes d’aide mutuelle auto-organisés un peu partout en France et en Europe. À Toulouse, la spécificité du Casa réside dans son ancrage et ses liens avec un squat d’habitation et ses occupants. Diana* et Christophe*, Tchétchènes, parents de quatre enfants, ballottés au gré des décisions administratives, ont trouvé leur nid ici.
« C’est comme une deuxième famille, assure Diana*. Pendant le ramadan, on a pu cuisiner deux jours par semaine ensemble et on a passé de bons moments. C’est important parce qu’il y a beaucoup de stress et d’inquiétude. On est venus avec rien, ici on a un appartement, de bons voisins… » Les enfants ont de bons résultats à l’école, ils voudraient rester dans le quartier. « Nous aussi, insiste-t-elle, on veut donner quelque chose. »
Un désir qui colle avec le mode de fonctionnement du Casa. « On ne fait pas du caritatif, résume James*. Il n’y a pas de frontières : les gens peuvent venir prendre un café, discuter, récupérer un repas et se retrouver à donner un coup de main pour la préparation des colis. » Pour Léo*, autre militant actif du collectif, « le Casa est un outil qui peut servir à autre chose, être repris, utilisé par les gens qui circulent. Un cours de guitare, de langue, tout est faisable, tant que ça répond au mode de fonctionnement adopté ».
« On s’autodéfend face à un système, une situation de précarité, une galère »
En l’occurrence, « pas de condescendance dans les rapports, de la fluidité et de la circulation », précise Leïla*, du collectif. Tous les trois insistent sur l’importance de la notion d’« autodéfense ». Contre qui ? « À chacun la sienne : on s’autodéfend face à un système, une situation de précarité, une galère. L’idée est de se prendre en main, de s’auto-organiser contre les violences exercées, qu’elles soient racistes, sexistes, économiques, sociales… »
Un « message politique » que le rattachement au BSP permet de porter à plus grande échelle. Mais, loin de tout idéalisme hors sol, les squatteurs et personnes impliquées revendiquent la dimension concrète et pragmatique du projet. Au plus fort du premier confinement, les repas étaient distribués avec un masque en tissu, un autre réutilisable, une fiole de gel hydroalcoolique et des attestations imprimées. « On n’est pas conspis. On avait conscience des risques, on a fait gaffe et on voulait que les gens puissent être tranquilles, qu’ils ne se disent pas qu’ils prenaient un risque Covid en venant chercher de la bouffe ici… », résume James*.
Horizontalité, aide mutuelle, ancrage dans le réel… De quoi favoriser l’émergence de liens inédits, comme ceux unissant Bessim*, quinquagénaire albanais, et Monsieur L., ultime locataire légal de l’immeuble. Pendant quatre ou cinq mois, Bessim* s’est occupé trois fois par jour de ce vieux monsieur âgé de 92 ans, qui perdait l’équilibre, avait besoin de soutien pour se vêtir, se nourrir, se changer. Pas assez de moyens pour aller en Ehpad et une prise en charge ne couvrant pas l’ensemble de ses besoins réels.
Bessim* a donc pris le relais et une relation s’est nouée avec le vieillard jusqu’au départ de ce dernier, finalement hospitalisé après que son état physique se fut trop dégradé. « Ça ne me dérangeait pas, c’était comme mon père », témoigne sobrement Bessim*.Des personnels d’une clinique où Monsieur L. a été hospitalisé ont signé une attestation indiquant que les habitants du squat et le Casa étaient bien ses soutiens et interlocuteurs.
Dans le quartier aussi l’initiative est reconnue et intégrée. « On a été très bien accueillis, raconte Leïla*, on a noué des liens avec la Case de santé [un pôle de santé social autonome – ndlr], des boulangeries et des boucheries nous ont donné des vivres. Ils ont validé ! » Une pétition de soutien lancée en ligne a récolté près de 1 500 signatures.
Alba, « Toulousaine-Algérienne » dans la soixantaine, passe ce lundi pour la signer sur place. Elle s’indigne : « C’est une honte. Ce local a été fermé pendant des années. Là, il s’y est passé quelque chose qui a aidé les gens. Et maintenant qu’il n’y a plus de confinement, ils veulent les jeter… Et c’est pour faire quoi ? Je sais, moi, ils veulent, comment on dit … mixer ! C’est ça, la mixité ! Mais ça ne marche pas, cette mixité-là ! Je vis depuis quinze ans dans le quartier et toutes les boutiques de bobos qui se sont ouvertes galèrent ou ne trouvent pas leur clientèle dans le quartier. Là, ils vont mettre une boutique de plus ? Ils feraient mieux de garder ceux-là, c’est important d’aider les migrants… »
En attendant le 23 juin, les négociations ont donc démarré. Côté mairie et EPFL, un projet de local associatif serait dans les cartons, mais ils ne confirment pas. Côté Casa, on espère bien se faire entendre et rester au cœur de ce quartier emblématique de la gentrification toulousaine, après y avoir planté quelques graines d’entraide et de solidarité auto-organisée en temps de crise. Histoire de voir si cela germe au-delà.