J’ai perdu le compte des jours. Nous en sommes au 88eme, c’est ça ? Je sais que, le 24, ça fera trois mois. Trois mois que cette horreur a commencé (mais, on le sait bien, elle a commencé bien avant), et non, quand même, trois mois qu’elle a commencé. Et là, hier et avant-hier, les nouvelles étaient très inquiétantes, parce que l’armée russe, — les « orques », comme les appellent les Ukrainiens, et comment ne pas les appeler comme ça, affreusement, parce que ce sont des orques, des forces de destruction qu’on pourrait croire impersonnelles — les orques, donc, ont marqué des succès, — la résistance à Marioupol s’est définitivement arrêtée, je ne sais pas combien de combattants se sont rendus (plus de 1500 ?, et, sur le front de Lougansk, les Russes avancent, en trois directions, après avoir stoppé la contre-offensive ukrainienne du côté nord. Ils n’avancent pas de beaucoup, de quelques kilomètres, à chaque fois, et toujours avec des pertes terrifiantes (on en sera bientôt — demain ? après-demain ? à quelque chose comme 30.000 morts (donc au moins le double, voire le triple, de blessés), mais c’est la même tactique du rouleau-compresseur ou, comme je l’ai appelée, du rottweiler, — une tactique un peu changée pourtant, parce que les attaques ne sont plus massives : ils attaquent à un endroit, fixent les combattants ukrainiens, attaquent, un peu plus tard, à un autre, de sorte que l’armée ukrainienne ne puisse plus se concentrer sur cette attaque-là, et ainsi de suite. Mais ils essaient toujours d’encercler les Ukrainiens, et ça ne marche toujours pas. Et, à chaque fois, sans aucune exception à ma connaissance, ce sont les mêmes ravages. Ils occupent un village, une petite ville, ils détruisent absolument tout, toutes les infrastructures, les systèmes d’adduction, ils continuent — j’allais dire naturellement — de piller, et ce qu’ils font, c’est que, dans les territoires qu’ils occupent, et tout autour, partout où ils bombardent d’une façon massive, ils réduisent les gens à la misère, parce que le but n’est pas seulement l’occupation d’un territoire : le but est de faire que les gens ne puissent absolument plus vivre chez eux d’une façon indépendante, qu’ils dépendent entièrement, pour absolument tout, de leurs « libérateurs ». C’est l’application à la lettre de la doctrine officielle de Poutine, telle qu’elle a été exprimée par Timoféï Serguéïtsev, début avril (voir ma chronique du 5 avril) : il ne doit pas y avoir d’Ukraine, tous les Ukrainiens doivent entrer dans la Fédération de Russie, mais comme ils sont tous contaminés par le nazisme, il faut les décontaminer, et les décontaminer pendant une pleine génération, après avoir éliminé physiquement les « élites ». Les autres doivent vivre dans un état de soumission, et être reconnaissants à la mère-patrie de les laisser survivre. C’est donc exactement ce qui se passe. Un ravage total, continu, j’allais dire inlassable.Jour après jour. Et long. Parce qu’aujourd’hui, il ne s’agit plus du tout, bien sûr, pour l’armée russe d’une « opération spéciale » de quelques jours. Non, les Russes se sont installés dans la doctrine du temps long. Ils veulent une guerre longue : une guerre, comme je l’ai dit et redit, d’usure, quitte à être usés, eux aussi. Ils la veulent, cette guerre d’usure, aveuglément, comme est aveugle la marche du rouleau-compresseur. Ils la veulent aveuglément parce que, à l’évidence, le temps travaille contre eux. Les hommes s’épuisent, les matériels s’épuisent. Les sanctions, peu à peu, là encore jour après jour, font leur effet. On apprend qu’ils ne peuvent plus construire de chars (parce que, figurez-vous, plein de pièces des chars russes étaient américaines…), ils ne peuvent plus réparer leurs wagons, parce qu’ils n’ont plus, je ne sais pas comment ça s’appelle, de suspensions, vu que les suspensions, elles aussi, elles étaient importés. — La dernière aberration que j’ai vue, c’est qu’ils ont allégé les règles de sécurité pour la construction des voitures civiles. Il n’y a plus d’air-bags dans les nouvelles voitures russes. Les air-bags étaient importés. Et, hier, sur le front, les Ukrainiens ont abattu un missile russe construit dans les années 70… Ils utilisent leur fonds de tiroirs. Bref, plus le temps passe, moins ils ont de matériel. — Sauf que, des fonds de tiroirs, ils en ont des milliers et, pour combler les dépenses abyssales de la guerre (quelque chose, je crois, comme un milliard de dollars par jour), il y a la manne du pétrole, dont le prix atteint des sommets. Dès lors, l’argent, pour l’instant, ce n’est un problème pour Poutine. Il a de quoi, et il va continuer. C’est cette volonté de mort aveugle qui m’impressionne le plus. La poursuite indifférente du principe de gouvernement qui a toujours guidé Poutine, celui de la triade d’Ouvarov, ce ministre de Nicolas Ier qui avait exprimé l’essence de la politique de l’Empire russe : « Orthodoxie, Autocratie, Principe national ». — Poutine a juste mis l’Autocratie avant l’Orthodoxie, mais c’est pareil. Verticalité radicale du pouvoir (refus absolu de la démocratie), appel aux valeurs de l’Eglise orthodoxe (même si Kadyrov, chez lui, en Tchétchénie, applique la charia), nationalisme pan-russe débridé, qui explique qu’il ne doit pas y avoir d’Ukraine, de la même façon que l’Empire russe ne parlait pas d’Ukraine mais de « Malorossia », de « Petite Russie ». — Et Poutine continue d’appliquer ce principe impérial comme s’il se préparait (ou ne se préparait pas, d’ailleurs) à continuer à régner sur un pays qui vivrait dans un isolement pareil à celui de l’Iran (aucun rapport diplomatique officiel avec pratiquement personne, mais le pétrole et l’activité souterraine toxique d’aide à tous les terrorismes possibles et imaginables). Comme si c’était ça, l’avenir de la Russie.Pour que la terreur, à l’intérieur, puisse devenir massive, au besoin. Pour que ce soit non seulement comme en Iran, mais comme en Chine. — Si le régime sent que la base commence réellement à chanceler. Ce n’est pas encore le cas, et pourtant, jour après jour, lentement, lentement, ça se défait, d’un peu partout, de l’intérieur. Mais, malgré tout le désir de Poutine, technologiquement, la Russie est encore loin de la Chine. Parce que, réellement, rien ne marche en Russie. Et ce n’est pas le dernier de mes deuils de voir ça, dans mon propre épuisement à moi, que la seule chose que les Russes sachent réellement bien faire aujourd’hui, c’est détruire.