« Mon cas est une aberration. Mais je pense que l’industrie, l’industrie des combustibles fossiles et les Chevron du monde, veulent que cela devienne la nouvelle norme. Et c’est pourquoi je pense que les gens doivent vraiment se concentrer là-dessus et faire attention. C’est une aberration aujourd’hui, mais que se passe-t-il quand cela se reproduit ? Ou une troisième ou une quatrième fois ? Soudainement, les gens s’y habitueront. Nous devons résister à cette menace. » explique Steven Donziger pour le média The Intercept
3 mai 2022 – Laurie Debove
C’est une grande nouvelle pour les défenseurs des droits humains poursuivis en justice par les multinationales écocidaires. Après 993 jours de détention arbitraire, l’avocat des communautés autochtones d’Équateur Steven Donziger a été libéré ! Il avait été emprisonné au cours de son combat juridique de 20 ans contre le pétrolier Chevron, qui a causé l’empoisonnement de plus de 30 000 personnes et une pollution énorme dans la forêt amazonienne, en Équateur. Sa libération rappelle l’importance d’agir contre les poursuites-bâillons.
L’acharnement d’un pétrolier contre l’avocat
L’emprisonnement de l’’avocat des communautés autochtones d’Équateur, Steven Donziger, est un véritable cas d’école sur les poursuites-bâillons intentées par les multinationales quand les défenseurs des droits humains ont l’audace de demander justice.
Steven Donziger est l’un des trois avocats qui ont osé, en 1993, attaquer au nom des communautés autochtones équatoriennes le géant pétrolier américain Chevron qui avait volontairement pollué et empoisonné leur région pendant 28 ans en exploitant puis abandonnant plus de 350 puits de pétrole partout dans la région de Lago Agrio, au nord-est de l’Equateur.
Après presque 20 ans de procédure, en 2011, ils étaient parvenus à faire condamner le pétrolier à payer une amende historique de 9,5 milliards de dollars, sentence confirmée par la Cour suprême équatorienne lors du jugement d’appel en 2013. Pour échapper à l’amende, Chevron a alors rapidement vendu tous ses actifs équatoriens pour qu’on ne puisse pas les saisir, et a quitté le pays.
Puis, la multinationale s’est lancée dans une violente campagne contre les victimes et l’État de l’Équateur, via une série de procès en arbitrage privé, sur la base de traités commerciaux bilatéraux entre l’Équateur et les États-Unis qui a abouti par l’annulation de l’amende par un tribunal privé !
En plus d’échapper à cette amende historique, Chevron a également monté une campagne de calomnie contre l’équipe des avocats, centrée sur Steven Donziger, le seul américain de l’équipe. La multinationale a embauché des détectives privés pour traquer Donziger, et mis sur pied une équipe juridique de centaines d’avocats de 60 cabinets pour le mettre à terre.
Ils ont réussi à le faire condamner pour « outrage à la justice » lorsqu’il a refusé de présenter ses passeports, téléphones et ordinateur au juge, invoquant le secret professionnel et le respect de la vie privée de ses autres clients. A ce moment-là, Steven Donziger avait déjà subi 19 jours de dépositions et transmis à Chevron d’importantes parties de son dossier, il voulait donc résister à l’acharnement judiciaire qu’il subissait.
Résultat, il a été condamné à une assignation à résidence, a été radié du barreau, ses comptes bancaires ont été gelés et son passeport saisi. Alors qu’il lui était interdit de gagner de l’argent, il devait de surcroît des amendes exorbitantes à la multinationale. Officiellement assigné à résidence pour ne pas pouvoir s’échapper avant le procès, qui a sans cesse été reporté sous prétexte de la pandémie Covid, il a passé 993 jours enfermé.
« La juge Preska, en plus des deux ans et deux mois à résidence, m’a finalement condamné à six mois de prison ferme lorsque mon procès pour outrage, complètement inéquitable, a eu lieu, alors que la peine maximale pour un délit est de six mois. Et elle m’a donné la peine entière, sans compter les deux ans et deux mois qu’elle m’avait déjà fait rester à la maison. Tous les principaux témoins de mon supposé procès étaient des avocats de Chevron. Le procureur appartenait à un cabinet d’avocats Chevron et la juge Preska est l’une des principales dirigeantes de la Federalist Society, où Chevron est l’un des principaux bailleurs de fonds. J’ai donc été cerné sous presque tous les angles par Chevron lors de mon prétendu procès. » raconte Steven Donziger pour le média The Intercept
C’est donc à l’issue de ces six mois supplémentaires d’incarcération, dont une partie en prison ferme, que Steven Donziger a enfin retrouvé sa liberté le 25 avril 2022.
Un cas d’école des procédures-bâillons
A raison, le cas de Donziger a attiré l’attention et l’indignation du monde entier. Le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme avait qualifié sa détention prolongée de violation du droit international. Les législateurs américains ont également dénoncé la poursuite de Donziger comme une « agression juridique sans précédent et injuste ».
Bien que sa peine ait été purgée, la lutte est loin d’être terminée. Donzinger et ses nombreux soutiens – dont des ONGs comme Amnesty International et plusieurs législateurs à Washington – œuvrent pour obtenir la grâce du président Biden pour Donziger.
Cette grâce présidentielle ne créerait pas de précédent juridique pour empêcher qu’un cas comme le sien ne se reproduise, mais pourrait décourager d’autres juges à utiliser la même stratégie, connue sous le nom de « kill step », sur la prochaine personne qui oserait défier l’industrie fossile
« Mon cas est une aberration. Mais je pense que l’industrie, l’industrie des combustibles fossiles et les Chevron du monde, veulent que cela devienne la nouvelle norme. Et c’est pourquoi je pense que les gens doivent vraiment se concentrer là-dessus et faire attention. C’est une aberration aujourd’hui, mais que se passe-t-il quand cela se reproduit ? Ou une troisième ou une quatrième fois ? Soudainement, les gens s’y habitueront. Nous devons résister à cette menace. » explique Steven Donziger pour le média The Intercept
Daniel Joloy, conseiller politique principal à Amnesty International, a ainsi déclaré :
« Le gouvernement américain doit promulguer rapidement des lois contre les poursuites-bâillons en vue de protéger les personnes assez courageuses pour dénoncer les crimes d’entreprises. Il importe d’empêcher les sociétés de détourner le système judiciaire américain dans le but de faire taire et d’intimider les défenseur·e·s des droits humains et les personnes qui dénoncent leurs agissements. »
Heureusement pour Steven Donziger, cet acharnement judiciaire a eu l’effet inverse du résultat escompté. L’avocat a reçu un tel soutien du monde entier que la pollution du pétrolier Chevron est désormais bien connue.
De son côté, le 27 avril, la Commission Européenne a annoncé vouloir lutter contre les procès-bâillons, appelées Strategic Lawsuits Against Public Participation (Slapp), à travers un projet de directive européenne, suite à l’assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, qui faisait l’objet d’une quarantaine de procès-bâillons.
Si l’histoire tourne en faveur de Steven Donziger, elle a eu une fin tragique pour Daphne Caruana Galizia. Espérons que leurs deux exemples fassent avancer la cause des lanceurs d’alerte et défenseurs des droits, pour que justice sociale et environnementale puisse enfin s’exercer.
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crédit photo couv : Steven Donziger