Plus d’une centaine d’universitaires européens appellent, dans une tribune au « Monde », les Vingt-Sept à apporter des réponses collectives, humaines et adéquates à l’urgence humanitaire à la tragédie des réfugiés bloqués à la frontière polono-biélorusse.

Publié hier à 09h00 Temps de Lecture 4 min.

Tribune. Un bref instant, la situation à la frontière polono-biélorusse aura retenu l’attention publique. Les images de trois à quatre milliers de réfugiés venus d’Irak, de Syrie, du Yémen et d’ailleurs, attirés par le président Loukachenko, regroupés à la frontière côté biélorusse dans des conditions inhumaines, auront ému les opinions publiques européennes. De doctes analyses géopolitiques ont été formulées, des réactions répressives également (sanctions, militarisation de la frontière), mais le drame humanitaire perdure sans avoir reçu de véritable réponse politique.

Depuis le mois de septembre 2021, les personnes qui ont réussi à franchir la frontière polono-biélorusse se retrouvent dans une zone militarisée, et dangereuse, à laquelle ni médecins ni journalistes ni ONG n’ont accès. Dans la forêt de Bialowieza, une des dernières forêts « primaires » d’Europe, des hommes, des femmes et des enfants meurent d’hypothermie, de soif, de manque de soins.

Les gardes-frontières polonais ignorent leurs demandes d’asile et les repoussent systématiquement vers la frontière biélorusse. Or ces pratiques sont constitutives de refoulement, prohibé y compris en temps de crise. Ce sont des violations de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés (article 33), de la Convention européenne des droits de l’homme (article 3) et de son protocole 4 (article 4), de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (articles 18 et 19), tous instruments de portée obligatoire dont le respect s’impose à l’Union et à ses Etats membres.

Drames humains insoutenables

Forcées par les soldats biélorusses à franchir la frontière, certaines familles se trouvent refoulées plus de dix fois, ou séparées, provoquant des drames humains insoutenables. Le 19 novembre, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, a réclamé l’accès de l’aide humanitaire, y compris internationale, et redit l’urgence de mettre fin aux violations systématiques des droits humains. Les ONG comme Grupa Granica [Groupe frontière] ou Human Rights Watch ont publié des rapports précis sur l’état de ces violations. Venu sur place, l’eurodéputé Pietro Bartolo, le médecin des migrants de Lampedusa, a constaté « des violations massives des droits de l’homme, de l’Etat de droit, des conventions », « une atmosphère de terreur » et « une catastrophe humanitaire ».

La Commission européenne a réagi le 1er décembre 2021. Certes, elle a proposé (en se fondant sur l’article 78 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) au Conseil d’adopter des mesures d’urgence pour permettre aux Etats européens concernés de gérer cette crise. Cependant, loin de réaffirmer le caractère fondamental du droit d’asile, le texte vise à autoriser les autorités polonaises, lituaniennes et lettones, à appliquer à toute demande d’asile la procédure accélérée aux frontières. De fait, elle rend la demande d’asile de ces populations en besoin de protection internationale encore un peu plus illusoire et soutient la légalisation des expulsions massives.

Pourtant, les événements auxquels nous assistons ne sont pas une « crise migratoire ». Les quelque milliers de personnes à la frontière sont un groupe de taille modeste, dont la présence a été politiquement instrumentalisée et dramatisée. Ainsi, l’existence d’une « situation d’urgence » n’est pas avérée alors que l’instauration de la zone interdite menace le quotidien et la subsistance économique des dizaines de milliers d’habitants de la zone frontalière.

Pas de leçons de morale

Cette décision constitue une menace pour tous les citoyens de l’Union européenne (UE). Car, en cautionnant des mesures illégales de gouvernements autoritaires, elle leur laisse les mains libres pour instaurer des zones de non-droit sur son territoire. L’Union européenne, fondée sur le droit et la défense des droits fondamentaux, ne saurait en piétiner le respect au risque de se renier.

L’avenir d’une Union de droit se joue aujourd’hui dans la forêt de Bialowieza. Nous demandons au Conseil de l’UE de renoncer à la légalisation de ces dérogations aux traités de protection des droits humains. Nous lui demandons d’apporter des réponses européennes, humaines et adéquates à l’urgence humanitaire, d’activer immédiatement les mécanismes de sauvegarde de personnes vulnérables et de respecter le droit d’asile.

Il ne s’agit pas de donner des leçons de morale à un pays particulier. Plusieurs pays de l’Union européenne peuvent être critiqués au sujet du respect des droits fondamentaux. Chaque pays a le droit de vouloir contrôler ses frontières. Mais, face aux pratiques illégales et inhumaines qui perdurent et s’institutionnalisent, il est urgent de rappeler les règles de droit universelles et fondamentales. Nous, citoyens de l’UE, devons dire et défendre ce droit, car, en démocratie, seul le droit est le rempart contre l’arbitraire.

Les signataires de la tribune sont : Laurence Burgorgue-Larsen, professeure de droit public, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Jean-Yves Carlier, professeur de droit international, université Louvain La Neuve ; Dorota Dakowska, professeure de science politique, Sciences Po Aix ; Emilio De Capitani, juriste et professeur invité à l’université Queen Mary de Londres ; Naika Foroutan, professeure de sciences sociales, université Humboldt de Berlin ; François Héran, sociologue et anthropologue, professeur titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France ; Elspeth Guild, professeure de droit européen de l’immigration, université Radboud de Nimègue, Pays-Bas, Collège d’Europe ; Steffen Mau, professeur de sociologie, université Humboldt de Berlin ; Guillaume Sacriste, maître de conférences en science politique, université Paris 1 Panthéon Sorbonne ; Wojciech Sadurski, professeur de droit, université de Sydney et université de Varsovie.

Retrouvez la liste complète des signataires dans le lien ici.

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