Près de 500 000 manifestants étaient dans les rues des grandes villes israéliennes fin juillet, pour s’opposer à la réforme de la Cour suprême voulue par Benyamin Netanhyaou. Une mobilisation en faveur de la démocratie, qui génère de la sympathie, mais qui oublie les Palestiniens.
Denis Sieffert • 21 août 2023
Si le néoconservateur américain Samuel Huntington n’avait pas fait un si mauvais usage du concept, on pourrait parler de choc des civilisations. Car ce sont bien deux mondes qui s’affrontent depuis plusieurs mois en Israël. L’un qui se veut démocratique et moderne, l’autre théocratique, raciste et violent. C’est hélas le second qui est au pouvoir, sous la férule du Premier ministre Benyamin Netanyahou, grand corrompu, qui ne songe qu’à s’épargner les foudres de la loi. L’antagonisme est aussi ancien que le sionisme lui-même, qui, depuis les années 1920, couvre de son ambiguïté deux courants qui n’ont trouvé à cohabiter que dans un projet colonial commun. Longtemps, les laïques ont cru pouvoir instrumentaliser la religion, invoquant eux aussi la Bible comme source du droit de propriété. C’est la fameuse image de Moshe Dayan, l’athée, posant triomphalement devant le mur des Lamentations en juin 1967.
L’ambiguïté éclate aujourd’hui parce que les partisans d’un Israël théocratique croient le moment venu d’aller au bout de leur rêve funeste, et qu’il leur faut pour cela piétiner non plus seulement les Palestiniens, mais aussi les juifs libéraux. Le projet de réforme qui vise à dépouiller la Cour suprême de ses prérogatives pour donner les pleins pouvoirs à un exécutif aux mains des ultra-orthodoxes n’a pas d’autre sens. L’antagonisme a fini par épouser une officieuse partition géographique : à Tel-Aviv, la grande ville du littoral, la modernité ; à Jérusalem, la continentale, la religiosité. Et voilà que, depuis trois mois, les modernes ont pris conscience du péril. Près de 500 000 manifestants étaient dans les rues des grandes villes fin juillet. Une marche hautement symbolique a parcouru la route de Tel-Aviv à Jérusalem. Et quelque 12 000 réservistes de l’armée se disent prêts à cesser de servir. Mais qui dit que certains d’entre eux ne participeraient pas, demain encore, à un raid meurtrier sur Jenine ?
Le soulèvement d’aujourd’hui est une interpellation historique à la conscience juive israélienne.
Ce « choc des civilisations » à l’israélienne, c’est un peu les talibans contre les femmes afghanes, les ayatollahs contre la jeunesse iranienne, ou la dictature de Poutine imposée aux Ukrainiens. Même régression des mœurs, même ordre moral imposé par la violence. Car la réforme n’est qu’une porte ouverte à une mise au pas globale de la société. Face à ce péril, que dit-on dans ces capitales occidentales toujours complices du colonialisme israélien ? Deux anciens ambassadeurs des États-Unis proposent de couper l’aide militaire à Israël. Il y a évidemment loin de la coupe aux lèvres quand Joe Biden s’en tient, lui, à une critique toute diplomatique. On attend l’Europe et la France… Mais, quelle que soit la sympathie que l’on peut éprouver pour le mouvement, il faut dire ici qu’il y a un sérieux angle mort dans la mobilisation. C’est évidemment la question palestinienne. Car l’affaiblissement de la Cour suprême vise surtout à permettre l’annexion totale des territoires palestiniens. C’est l’objectif premier des colons emmenés par le fasciste Itamar Ben-Gvir. Légaliser les pogroms anti-Arabes. Dans une manifestation du mois de juin, une banderole clamait magnifiquement « Nous n’avons pas voulu voir la colonisation, nous perdons la démocratie ». Elle était bien seule. Le déni persiste parce qu’il place la gauche et tous les démocrates face à leur contradiction historique. Oserais-je dire que c’est l’horrible Ben-Gvir qui a la cohérence pour lui ?
On ne construit pas une société démocratique en opprimant un autre peuple. C’est une démocratie communautaire, faite pour les seuls juifs, que défendent la plupart des manifestants, sans vraiment se l’avouer. Ils prennent aujourd’hui conscience que ce sont leurs libertés qui sont menacées. Car tout est à l’avenant : le racisme, le colonialisme et un projet illibéral qui conduit Netanyahou dans le voisinage du Hongrois Viktor Orban. On me dira que ce pays a subi tant d’épreuves, de guerres et d’attentats. C’est vrai, mais il les a le plus souvent provoqués. Le soulèvement d’aujourd’hui est une interpellation historique à la conscience juive israélienne. À la décharge des manifestants, il faut dire qu’ils subissent l’onde de choc de la capitulation de la gauche politique. En 2001, peu après la vraie-fausse négociation de Camp David, le Parti travailliste a préféré manipuler l’opinion et piéger les Palestiniens que de renoncer au projet colonial. La figure de proue de la gauche, Shimon Peres, avait alors rejoint le gouvernement d’Ariel Sharon. La gauche ne s’en est jamais remise. Tout est à reconstruire.