Le secteur agricole est d’abord un secteur capitaliste confronté à une pression à la baisse de sa rentabilité qui doit faire face à la double crise écologique et économique.
27 janvier 2024 à 17h18
Dans l’imaginaire collectif français, l’agriculture est considérée comme une activité à part, vraie, noble et artisanale, qui subit les assauts de l’industrie comme jadis elle devait abandonner son surplus à l’aristocratie oisive. Cette image de l’inconscient collectif qui pourrait être restituée par L’Angélus, de Millet, tableau présenté en 1865, manque une part essentielle de l’évolution récente de ce secteur.
Car l’agriculture est avant tout une activité capitaliste, très fortement industrialisée et très concentrée. Pour comprendre sa crise actuelle, il faut l’analyser comme telle. Or l’évolution globale de ce secteur traduit de façon presque chimiquement pure les impasses du capitalisme contemporain.
Après la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme agricole français accélère, avec l’appui des pouvoirs publics soucieux d’en faire un secteur compétitif sur le marché mondial. Le but de la production agricole française n’est plus, contrairement à ce que l’on entend souvent, de « nourrir la France », mais bien plutôt de gagner les marchés mondiaux pour augmenter ses profits.
Le secteur agricole est alors, jusque dans les années 1990, un des secteurs qui a connu le plus de gains de productivité dans l’économie française. La conséquence est que la production était abondante, les agriculteurs (et les intermédiaires) pouvaient compter sur les volumes pour se rémunérer de mieux en mieux, tandis que les consommateurs, eux, bénéficiaient de prix plus attractifs.
Dans ces conditions, l’ouverture des marchés internationaux permettait à l’agriculture française de se spécialiser dans les productions les plus rentables et les plus mécanisées pour conquérir les marchés étrangers, tandis que le consommateur pouvait trouver les autres productions bon marché en provenance de pays moins productifs.
Sur le papier, c’était là le meilleur des mondes. Tout cela s’est achevé dans les années 2000. À ce moment-là, la productivité du secteur agricole français commence à stagner, voire à reculer, selon un document publié dans une revue des chambres agricoles de France en 2022. Ledit document estime que les gains cumulés de productivité entre 1980 et 2022 représentent 25 milliards d’euros, mais les trois quarts de cette somme s’expliquent par des gains de productivité réalisés avant 1995.
L’impossible retour des gains de productivité
Avec ce retournement, la situation de la filière agricole change entièrement. D’autant que le secteur doit faire face à des vents contraires : des crises écologiques à répétition, une concurrence internationale de plus en plus forte et une demande mondiale plutôt en faible croissance. Or, sans gains de productivité notables, la compétitivité sur les marchés internationaux est logiquement dégradée. Le secteur affiche encore un excédent commercial, mais la France est sortie du top 5 mondial et ses parts de marché ont stagné en 2022, alors même que l’année avait été très bonne au bénéfice de la crise en Ukraine.
Résultat : la pression sur le chiffre d’affaires ne peut être compensée par une plus forte efficacité de la production. Autrement dit, la pression sur les profits est considérable.
Sans gains de productivité, augmenter les profits n’est pas chose aisée. On peut soit réduire les salaires horaires réels, soit augmenter les prix. Mais aucune de ces méthodes n’est réellement satisfaisante pour le secteur agricole.
Certes, l’exploitation des salariés agricoles reste forte, notamment celle des saisonniers souvent en situation irrégulière. Mais l’essentiel des salaires du secteur sont désormais versés aux familles des exploitants, ce qui explique que leur part dans la valeur ajoutée s’est stabilisée entre 2010 et 2023, passant de 19,4 % de la valeur ajoutée subventionnée à 19,8 %. Mais on voit que ce poste ne peut compenser la baisse de la productivité.
L’aide publique vient désormais compenser l’absence de gains de productivité.
Quant à l’arme des prix, son usage est également périlleux. Les événements de ces deux dernières années ont montré les limites des hausses de prix. En 2022, le bénéfice du secteur a explosé en raison des prix. Les volumes ont progressé de 2,8 % et les prix de 17 %. Mais la consommation alimentaire s’est effondrée en conséquence puisque les revenus réels des ménages ont reculé. Résultat : en 2023, prix et volumes ont fortement reculé et le bénéfice brut du secteur agricole en 2023 a reculé de près de 8,5 % sur un an.
Quelles autres solutions demeurent alors ? La première est l’aide publique. En 2023, L’État a apporté sous forme de subventions 8,4 milliards d’euros, soit 21,2 % de la valeur ajoutée brute du secteur ou 92,4 % des salaires versés. C’est une aide considérable qui, néanmoins, stagne depuis 2010. Sa fonction passée de soutien à la « modernisation », c’est-à-dire à l’augmentation de la productivité, a changé puisqu’elle vient désormais compenser l’absence de gains de productivité.
Mais ces subventions n’assurent pas la croissance. Reste alors la fuite en avant : « l’investissement » financé par des prêts pour moderniser encore et toujours en espérant que la productivité repartira à la hausse. Pendant des années, la baisse des taux a permis de voir les intérêts versés par le secteur reculer fortement. En 2020, le montant des intérêts versés était de 381 millions d’euros, soit 78 % de moins que celui de 2007.
Cela a apporté une bouffée d’air frais au secteur, mais la fête est finie : les intérêts versés en 2023 ont été de 657 millions d’euros, soit une hausse de 72 % en deux ans. Surtout, le recours à la dette n’a pas permis d’améliorer la productivité.
Une double crise…
Le cœur du problème de la filière agricole réside bien dans la stagnation de sa productivité. Entre 2021 et 2023, la filière a connu une croissance de ses bénéfices uniquement grâce à la hausse des prix, mais désormais les prix se retournent et mettent les producteurs sous pression. Une croissance par les seuls prix dans le contexte actuel n’est, par ailleurs, pas tenable.
Car c’est bien là le problème : l’agriculture est une sorte d’avant-garde de la crise capitaliste actuelle, mais elle est encastrée elle-même dans cette crise. Si les salaires sont sous pression parce que les gains de productivité globaux sont faibles, une stratégie fondée sur les prix, quand bien même les agriculteurs se débarrasseraient de tous les intermédiaires, est intenable à terme.
En réalité, la solution interne au capitalisme agricole semble bien difficile à trouver. Car d’où vient l’épuisement des gains de productivité ? Les arguments avancés par l’analyse citée plus haut des chambres d’agriculture, notamment la baisse de la production, ne sont pas convaincants.
Il faut bien plutôt avancer l’hypothèse que ce phénomène est lié à des raisons structurelles qui peuvent être nombreuses, mais qui toutes ramènent aux conséquences d’une très forte hausse passée de la productivité. La première explication rejoint celle de l’économiste Robert Gordon qui, en 2010, a estimé que, parvenus à un certain niveau technologique, les gains de toute innovation nouvelle étaient plus difficiles à réaliser. Surmécanisée, l’agriculture française n’aurait donc plus de réserves de gains de productivité.
Cela est d’autant plus vrai que le secteur est très fortement concentré, malgré les rappels appuyés sur sa « diversité » : entre 1982 et 2023, le nombre d’exploitants agricoles a reculé de 75 % pour se situer à 446 400.
La situation de l’agriculture française illustre bien les limites de la fuite en avant productiviste sur le capital lui-même.
Mais cette hypothèse peut, en réalité, être encore élargie. L’industrialisation agricole passée a conduit à une double impasse écologique et économique.
On ne s’étendra pas sur le premier problème, qui est évident. L’usage immodéré des fertilisants et des pesticides, ainsi que la mécanisation et l’exploitation extensive détruisent les écosystèmes et participent au dérèglement climatique. Ils sont donc à la source de nombreuses calamités qui viennent peser sur la capacité de production et les revenus des agriculteurs. Plus le rendement augmente donc, plus les profits futurs sont mis en danger.
Sur le plan économique, la situation de l’agriculture française illustre bien les limites de la fuite en avant productiviste sur le capital lui-même. En s’industrialisant massivement, le secteur agricole a acquis un stock de capital considérable qu’il faut entretenir. Plus on gagne en productivité, plus on a donc besoin de faire des bénéfices pour pouvoir maintenir le rendement de l’activité en dépit de ce capital fixe. Il faut donc encore plus mécaniser, ce qui aggrave le problème.
Et lorsque les gains de productivité disparaissent, ce stock de capital fixe devient un poids considérable alors même que les ressorts du profit s’amenuisent. Selon les chiffres de l’Insee, la consommation de capital fixe de l’agriculture française est passée de 31,6 % du revenu brut hors subventions de la branche en 1980 à 53,9 % en 2023. Dans ces conditions, la pression sur le profit est considérable et croissante.
Pour employer des termes marxiens, on pourrait dire que le secteur souffre aujourd’hui d’une composition organique du capital qui s’est dégradée : la part du capital fixe empêche de produire suffisamment de profits pour avoir un retour sur investissement satisfaisant.
La part de la consommation du capital devient telle que la profitabilité de l’agriculture française chute inexorablement. L’absence de gains de productivité permettrait en théorie de ralentir le phénomène en réduisant cette consommation. Mais dans la mesure elle pèse aussi sur le profit, comme on l’a vu, elle ne fait que l’exacerber.
… et une impasse
Dans ces conditions, les « normes » ou « les taxes » qui sont pourtant les conditions mêmes de la poursuite de la production, par le respect des écosystèmes et par le financement des larges subventions versées au secteur, sont d’inacceptables entraves pour les patrons agricoles à leur profitabilité sous pression. Pris dans le cercle vicieux de la logique productiviste, ils cherchent une fuite en avant qui ne les mènera qu’à un désastre encore plus certain.
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La colère actuelle traduit donc cette impasse dans laquelle est désormais l’agriculture capitaliste française. Ce secteur qui, pour certains comme l’historienne canadienne Ellen Meiksins Wood, a été l’un des premiers moteurs du capitalisme, semble être devenu le symbole de sa double crise actuelle : écologique et économique.
L’agriculture française arrive au terme de son développement capitaliste et il n’existe pas de solutions internes durables à cette double crise, il n’existe que des solutions d’urgence qui renforceront d’autant la crise.
L’incapacité du secteur et des pouvoirs publics à proposer une autre organisation où le profit ne soit plus central, mais où la priorité soit donnée aux besoins de nourrir le pays, ne semble donc pas présager la fin de cette crise structurelle.