En filmant le quotidien du commandant d’Auschwitz et de sa femme dans l’espace fermé de leur jardin, le cinéaste montre l’horreur sans images violentes. L’abjection gît alors dans la lumière, dans les mots échangés, dans le déni qui a participé à l’organisation du génocide.
3 février 2024 à 12h21
Dans La Zone d’intérêt, on se croirait parfois chez Jacques Tati, l’horreur remplaçant la fantaisie. Comme dans Mon oncle (1958), l’espace du film est un paradis infernal, un jardin domestique posé à côté d’une usine de mort. Ici les dahlias bleus poussent à côté des cadavres, les pétales involutés de fleurs rouge sang explosent, les plantes sont fertilisées par les cendres des victimes.
Le décor est donc posé. Une mère de famille allemande (Sandra Hüller, qui tient aussi le rôle principal dans le film de Justine Triet qui a remporté la Palme d’or, Anatomie d’une chute) s’occupe de sa maison, discute avec ses amies, est fière de son intérieur et de ses enfants blonds. Mais nous sommes à Auschwitz, Hedwige est l’épouse de Rudolf Höss, le commandant du camp d’extermination, et le foyer évolue à côté de l’immense machinerie mortelle, dont le sépare un épais mur gris.
Jonathan Glazer est un cinéaste peu prolifique (on aime bien les auteurs rares, comme Terrence Malick première période ou Richard Kelly, parce qu’on les imagine aisément se battre pour l’intégrité de leur œuvre contre d’horribles producteurs mercantiles, alors qu’ils sont peut-être simplement un peu fainéants…). Son avant-dernier film, Under the Skin, est un diamant noir, une parabole hermétique et magique de science-fiction qui a marqué les mémoires cinéphiles.
Mais déjà il faut rassurer : la décision de Jonathan Glazer d’adapter le roman de l’écrivain britannique Martin Amis date d’une dizaine d’années. Cependant, réaliser un film sur Auschwitz exige une vraie réflexion sur la représentation de l’horreur. Déjà parce que c’est se confronter à un tabou fixé par Jacques Rivette en juin 1961 dans son article sur Kapo de Gillo Pontecorvo. Dans ce texte intitulé « De l’abjection », le réalisateur-critique reproche au cinéaste italien un plan très travaillé sur le visage d’Emmanuelle Riva après que son personnage s’est jeté sur les barbelés du camp.
Cette critique va devenir un dogme pour toute une génération de cinéastes français, résumé par une sentence de Luc Moullet : « La morale est affaire de travellings. » C’est le même genre de critique que formule Jean-Luc Godard à l’égard de Stanley Kubrick et de ses ralentis dans Full Metal Jacket. Pour le cinéaste franco-suisse, le lien entre le cinéma et l’histoire doit obligatoirement passer par un rapport au documentaire.
Le parti de Jean-Luc Godard
Et c’est exactement ce qui va se passer avec Shoah (1985), que son auteur et la critique ont érigé en monument immarcescible. Pour Claude Lanzmann, son documentaire était insurpassable et bloquait tout travail formel sur la représentation du génocide. C’est ainsi qu’il a critiqué toutes les fictions, comme La Liste de Schindler de Steven Spielberg (1993) ou La vie est belle (1997)de Roberto Benigni.
Et enfin il y a dix ans, au moment où Jonathan Glazer décide de faire son film, sort Le Fils de Saul (2015), film hongrois de László Nemes qui rebat les cartes. Adoubé par Claude Lanzmann, le long-métrage ne se soucie pas du hors-champ et, sans esthétisation, reconstitue la vie et surtout la mort dans le camp d’Auschwitz et le travail des Sonderkommando. Toutes les scènes les plus horribles comme les gazages de masse sont montrées frontalement.
Quand Jonathan Glazer décide de réaliser La Zone d’intérêt, la question de la représentation d’Auschwitz a donc évolué. Il va alors choisir de prendre le contrepied de László Nemes et rester dans le hors-champ. Et suivre plutôt l’ancienne doctrine, et l’idée de Jean-Luc Godard encore, qui écrivait en août 1963 dans Les Cahiers du cinéma : « Le seul vrai film à faire sur eux […], ce serait de filmer un camp du point de vue des tortionnaires, avec leurs problèmes quotidiens. »
C’est donc le choix qu’il va faire, prenant plus une option éthique qu’esthétique. Et l’horreur sera à la fois dans le champ et le hors-champ. On verra ainsi en arrière-plan la fumée noire s’échapper en permanence des cheminées et celle, blanche, des trains qui arrivent au camp. Et puis le pire, la bande-son, extrêmement travaillée. Les bruits de mitraillette, les ordres, les aboiements des chiens, les bruits d’usine… tout un environnement sonore anxiogène et ignoré par les protagonistes, enfermés dans une autre prison quotidienne.
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Car c’est là aussi que se cache l’horreur. Dans les mots échangés entre Rudolf Höss et sa femme. Des paroles sans affect, sans symboles, sans sentiments. Une pensée purement opératoire qui aboutit à un pragmatisme froid et conduit à optimiser la construction de crématoires et le nombre de déporté·es. Le commandant d’Auschwitz était déjà décrit par Primo Levi comme « un homme vide, un idiot tranquille ». Jonathan Glazer dresse encore le portrait d’un homme prisonnier de ses chiffres, de ses performances, toute la banalité du mâle.
Et c’est là où l’on peut repenser à Mon oncle. Dans la villa de fantaisie de Jacques Tati, la phrase prononcée plusieurs fois par la mère de famille est : « Tout communique. » Alors qu’en réalité, rien ne communique jamais. C’est pareil dans le jardin d’Auschwitz, rien ne communique jamais et les mots sont prisonniers de cette petite utopie ; impossible pour eux de s’échapper pour affronter l’horreur des camps.
Enfin, Jonathan Glazer est un homme de science-fiction. Et La Zone d’intérêt fait penser à certaines histoires de Philip K. Dick, comme Mensonges et Cie (1966), qui décrit une planète utopique où tout est magnifique mais qui cache en réalité un camp de concentration. C’est le déni, ne pas voir le sang. Et le déni du couple nazi est peut-être celui de toute une société qui regarde ailleurs. Un peu comme dans le poème de Federico García Lorca « Chant funèbre pour Ignacio Sánchez Mejías » : « Le sang, je ne veux pas le voir ! »
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