Société israélienne en état de choc, aveuglement du gouvernement israélien, perspectives de paix plus assombries que jamais : Marius Schattner, ancien correspondant de l’Agence France-Presse à Jérusalem, analyse les événements et craint que leurs répercussions conduisent à une situation encore plus désespérée.
Nadia Sweeny • 10 octobre 2023
libéré
Article paru
dans l’hebdo N° 1779
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La société israélienne renferme une partie de la solution au conflit historique du Proche-Orient. Sans elle, rien n’est en réalité possible. Dans le pire comme dans le meilleur. Au moment où un mouvement historique de contestation démocratique s’était levé contre le gouvernement d’union ultranationaliste et religieux fanatique formé par Benyamin Netanyahou, la société israélienne est percutée de plein fouet par l’attaque meurtrière du Hamas, qui remet la question palestinienne au cœur du débat. Le journaliste Marius Schattner a coécrit avec Frédérique Schillo La guerre du Kippour n’aura pas lieu. Comment Israël s’est fait surprendre, paru en septembre à l’occasion du cinquantième anniversaire de la guerre de 1973. Il revient pour Politis sur l’effet produit par l’attaque du Hamas sur les citoyens israéliens.
Quelles sont les répercussions de l’attaque du Hamas sur la société israélienne ?
Marius Schattner : Tout le pays est dans la stupeur. Quelles que soient les opinions politiques ou les origines, personne n’imaginait une chose pareille possible. C’est la première fois depuis 1948 que des localités israéliennes ont été occupées par des ennemis. Contrairement à la guerre de 1973, on a de très nombreuses victimes civiles et des scènes d’horreur dans les kibboutzim où des terroristes sont passés de maison en maison pour prendre des otages. Il y a eu ce massacre de 260 personnes qui participaient à une rave party. Il y a un effroi, une colère, un effarement.
Le géopolitologue Dominique Moïsi a déclaré que ce festival organisé à proximité de la frontière de Gaza était « irresponsable » et que cela démontrait à quel point la question palestinienne avait disparu des esprits israéliens. Qu’en pensez-vous ?
Charles Péguy disait : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme perverse. C’est d’avoir une âme habituée. » Oui, les Israéliens se sont habitués au régime d’oppression que vivent les Palestiniens. Ils sont imprégnés d’un nationalisme à base religieuse. Et puis il y a la peur. Le sentiment que la question fondamentale n’est en réalité pas tant une affaire de territoires que celle de notre existence même. Et ce que fait le Hamas y participe. Dans son langage, il ne parle pas tant d’Israéliens que de Juifs.
Comment réagit la gauche israélienne ?
Yair Golan, ancien chef d’état-major adjoint de Tsahal, député du Meretz [parti politique israélien de gauche, laïc et socialiste, NDLR], a eu une attitude caractéristique de la réaction populaire en Israël. Il a énormément critiqué la politique de l’armée dans les territoires occupés et le développement de l’occupation, appelant régulièrement à l’arrêt de la colonisation. Malgré cela, il s’est porté volontaire, est parti dans le Sud en déclarant que cette attaque montrait l’effondrement de la vision portée par la droite israélienne. Celle qui pense qu’on peut séparer Gaza de la Cisjordanie, qu’on pourrait avoir les mains libres sur la colonisation grâce à une forme d’accord tacite avec le Hamas, qui régnerait sur Gaza. Nous avons un gouvernement de droite et d’extrême droite obnubilé et aveuglé par la colonisation, qui a pensé pouvoir normaliser les relations avec l’Arabie saoudite et les États arabes en oubliant les Palestiniens. Cette vision-là vient de s’effondrer.
Les Israéliens ne pardonneront pas au gouvernement d’avoir négligé à ce point la défense du pays.
Quels vont être les effets sur l’orientation politique israélienne ?
Dans un premier temps, cela va renforcer l’ultranationalisme. En Israël, personne aujourd’hui ne remet en cause la nécessité de frapper très durement Gaza. Les voix dissidentes sont inaudibles. Celles de la paix se sont taries depuis longtemps. À moyen et à long terme, le gouvernement va être directement comptable de cet échec. La gauche démocrate dénonce le fait qu’il n’y a pas d’objectifs politiques ni même stratégiques. Frapper n’est pas un objectif. Vous aurez des milliers de morts à Gaza, suivis de manifestations internationales. Et puis après ?
Les Israéliens vont-ils demander des comptes à Benyamin Netanyahou ?
Les Israéliens ne pardonneront pas au gouvernement d’avoir négligé à ce point la défense du pays pour se concentrer sur la colonisation en Cisjordanie : les unités de Gaza ont été dégarnies pour sécuriser les festivités des colons. C’est le résultat d’un accord entre les ultranationalistes et les religieux, dont Netanyahou est prisonnier car il voulait garder la main sur la Cour suprême [le Premier ministre israélien est sous le coup d’une procédure judiciaire pour corruption et abus de biens sociaux, NDLR]. Comme en 1973, les responsables politiques n’ont pas voulu entendre les alertes. Ils ont sous-estimé les capacités et la volonté du Hamas parce que ça ne correspondait pas à leur projet. Certains disent que Netanyahou aurait laissé faire pour recréer l’unité du pays et casser les manifestations d’opposition massive. C’est une théorie du complot stupide. Ce n’est pas de la machination, c’est de l’orgueil et de la bêtise. Aujourd’hui, tout se casse la figure, à commencer par le pouvoir. Par ailleurs, l’économie va mal et le shekel s’effondre.
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Que va devenir le mouvement contestataire d’ampleur historique ?
Ce mouvement rassemblait la gauche, mais aussi la droite israélienne et cherchait à maintenir le caractère démocratique du pays. Il posait des questions à la fois sur la minorité arabe d’Israël, mais aussi sur la question coloniale. Il y a en Israël une situation d’apartheid indéniable : vous avez deux populations qui vivent à Jérusalem, les uns ont des droits et pas les autres. Il y a, en plus, des discriminations et du racisme envers la population arabe israélienne. Ce mouvement s’est arrêté : tout le processus de changement de régime entamé par Benyamin Netanyahou est stoppé. Il serait invraisemblable qu’il continue. Comment pourrait-il, par exemple, mener à bien son accord avec les ultraorthodoxes d’inscrire dans la loi le fait de dispenser légalement les jeunes religieux d’aller faire l’armée ?
Cette opération a mis en avant la question palestinienne à travers une organisation islamiste qui ne peut pas porter de solution.
Le débat sur les relations avec les Palestiniens devra se poser aux Israéliens.
Oui, mais personne ne sait ce que cela va amener. La Cisjordanie est dans une situation de quasi-non-retour. La colonisation a créé un fait accompli qui semble irréversible au regard du nombre de colons installés, notamment à Jérusalem-Est. Le retrait d’une partie de ces territoires est très difficile à envisager dans l’opinion israélienne. On se demande quelle paix est encore possible. D’autant plus avec le Hamas, qui garde pour projet la destruction de l’État d’Israël. Il y a eu ces derniers mois une augmentation très forte des violences en Cisjordanie avec l’arrivée de l’extrême droite israélienne au pouvoir. L’occupation et la colonisation créent naturellement de la résistance. Or celle-ci s’incarne désormais à travers le Hamas. L’autorité palestinienne est discréditée à cause de la corruption et de sa position trop proche d’Israël. Elle est considérée comme collabo. Dans la bande de Gaza, là où il règne, le Hamas voit sa popularité baisser alors qu’elle augmente en Cisjordanie.
Le Hamas impose de nouveau la question palestinienne à l’agenda international. A-t-il déjà gagné ?
Il l’a emporté parce qu’il se présente vis-à-vis du monde arabe et musulman comme le fer de lance de la résistance palestinienne. Mais cette opération a mis en avant la question palestinienne à travers une organisation islamiste qui ne peut pas porter de solution. En Occident, elle agite les peurs de l’Arabe et de l’islam. Quand vous voyez le massacre de la rave party, vous pensez au Bataclan. Le Hamas produit dans le monde l’image caricaturale de l’islamisme. Les Israéliens ont très clairement perdu, mais les Palestiniens ont-ils pour autant gagné ?
Israël, l’apartheid annoncé
Israël, l’agonie d’une démocratie, Charles Enderlin, Seuil, coll. « Libelle », 60 pages, 4,90 euros.
« En l’absence d’accord [avec les Palestiniens], Israël risquerait de devenir un État d’apartheid. » « Israël se trouve sur la pente glissante qui mène à l’apartheid [dans les territoires occupés]. » Serait-ce là deux déclarations de dangereux islamo-gauchistes, masquant leur antisémitisme par un antisionisme virulent ? En aucun cas. La première a été prononcée dès 1976 par le Premier ministre d’Israël de l’époque, Yitzhak Rabin ; la seconde, en 2017, par Ehud Barak, Premier ministre de 1999 à 2001.
Ces propos sont cités dans le petit livre d’un homme inquiet : Charles Enderlin, correspondant de France 2 en Israël de 1981 à 2013, qui fut maintes fois l’objet d’attaques de la droite israélienne – et de ses alliés inconditionnels en France – pour avoir montré des vérités qui dérangeaient. À l’instar de son reportage démontrant l’origine israélienne des tirs qui ont tué le jeune Mohammed Al-Durah dans les bras de son père en septembre 2000, ce qui lui valut des menaces de mort, de Paris à Jérusalem.
Dans cette brève mais implacable intervention, Charles Enderlin retrace les intentions et les réalisations de la droite israélienne alliée à l’extrême droite religieuse, raciste, sexiste et homophobe, pour remplacer les grands principes constitutionnels de 1948 par une « démocratie » toujours plus illibérale. À commencer, avant le récent projet de réforme du système judiciaire, par l’adoption en 2018 de la loi « Israël État-nation du peuple juif ». Où Benyamin Netanyahou impose un « national-judaïsme », sinon un national-conservatisme.
Olivier Doubre