Lorsque la guerre s’est abattue sur cette alternative aux Jeux olympiques organisés la même année par l’Allemagne nazie, les athlètes n’ont pas hésité à prendre les armes.
De James Stout
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Le 3 juillet 1936, un mois avant ce que l’histoire a retenu comme étant les Jeux olympiques nazis de Berlin, un groupe d’athlètes américains embarque à bord d’un navire en direction de l’Europe. Leur équipe se compose de sprinters afro-américains venus d’Harlem, de gymnastes juifs habitant Manhattan et d’un boxeur métis formé à Pittsburgh. Leur coach, Abraham Alfred Chakin dit « Chick », est un immigré dont la famille a échappé aux pogroms de Russie. Après une carrière de lutteur, Chakin devait à présent endosser le rôle de meneur d’équipe pour conduire ces athlètes à la victoire, non pas aux Jeux olympiques officiels organisés en Allemagne, mais aux Olympiades populaires programmées en Espagne et censées devenir « le plus grand spectacle antifasciste de l’histoire. »
Alors que l’on se souvient des Jeux olympiques de 1936 comme étant les Jeux où le sprinter afro-américain Jesse Owens a discrédité l’idéologie raciste des nazis en remportant le plus grand nombre de médailles d’or, les athlètes invités aux Olympiades populaires avaient quant à eux pour ambition de démontrer toute la force du mouvement antifasciste. Ils ont rapidement réalisé que la lutte contre le fascisme allait être bien plus violente qu’ils ne l’avaient prévu.
Avec une cérémonie d’ouverture fixée au 19 juillet 1936, les Olympiades populaires découlaient du mouvement visant à boycotter les Jeux officiels tenus en Allemagne, premier boycott du genre dans l’histoire des Jeux olympiques. Cela dit, ce n’était pas la première fois que les Jeux olympiques étaient ballottés par la conjoncture internationale. Les Jeux avaient été annulés en 1916 lors de la Première Guerre mondiale et ils le seraient encore lors de la Seconde Guerre mondiale avant d’être reportés en 2020 pour cause de pandémie. À l’été 1936, il était devenu difficile pour beaucoup d’ignorer la situation en Allemagne : Hitler remilitarisait la Rhénanie en violation du traité de Versailles qui avait mis fin à la Première Guerre mondiale et commençait à rassembler les juifs, les Roms, les gauchistes, les hommes accusés d’homosexualité et les personnes souffrant d’un handicap pour les envoyer dans des camps de concentration.
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Malgré cela, la campagne pour le boycott des Jeux olympiques n’a pas eu le succès escompté auprès des différents pays participants. Pour lutter contre le fascisme, il fallait trouver un autre plan et c’est de la Conférence internationale pour le respect de l’idée olympique organisée à Paris au mois d’avril que la solution est venue : créer un événement alternatif auquel participeraient le Front populaire, la grande alliance de la gauche, les libéraux, les communistes et les socialistes qui s’étaient rassemblés pour combattre l’avancée du fascisme. Le gouvernement catalan de Barcelone s’est alors proposé d’accueillir ces Olympiades malgré la menace de conflit en Espagne. Plus tôt dans l’année, des gouvernements issus du Front populaire espagnol s’étaient formés à Madrid et Barcelone, une situation perçue comme un appel aux armes par les monarchistes, les fascistes, les catholiques intégristes et les partisans de la droite, ce qui n’a pas empêché les quelque 20 000 athlètes et spectateurs antifascistes de vouloir participer aux Olympiades populaires.
Des alternatives aux Jeux olympiques avaient déjà vu le jour à l’époque. Depuis 1921 étaient organisées tous les quatre ans les Olympiades ouvrières en réponse à la tournure aristocratique que prenaient les Jeux officiels aux yeux de certains, mais les anarchistes et d’autres membres du Front populaire étaient exclus de cette initiative socialiste. Lancées en 1932, les Maccabiades existent encore de nos jours, mais la compétition était avant tout destinée aux athlètes juifs et plus tard israéliens.
Les Olympiades populaires devaient être différentes, avant tout par rapport aux Jeux officiels tenus à Berlin. Lors des cérémonies d’ouverture, les équipes représentant à la fois des États-nations et des nations sans États devaient entrer dans le stade aux côtés des juifs qui avaient fui l’Europe et des peuples colonisés d’Afrique du Nord, sur une musique composée par un Juif allemand en exil avec des paroles écrites par un poète catalan. Des spectateurs en provenance de 21 nations étaient attendus et la première épreuve sportive devait être un relais 10 x 100 m, une course en relais de 10 personnes dont l’objectif était de récompenser les nations qui avaient élevé la forme physique de leur population ouvrière plutôt que de célébrer le talent individuel.
Les femmes avaient également leur place dans la compétition avec de plus grandes opportunités de démontrer leurs aptitudes que ne le permettait le Comité olympique à Berlin. « Les Olympiades populaires ne sauraient être complètes sans la participation des femmes, » proclamaient les organisateurs, parmi lesquels le Club de sport féministe de Catalogne.
Organisées en à peine trois mois, les Olympiades populaires ne pouvaient pas s’offrir le luxe des Jeux officiels. À Berlin, les athlètes résidaient dans un village olympique flambant neuf qui allait plus tard accueillir la légion Condor, l’unité militaire allemande responsable du bombardement de Guernica un an plus tard au cours duquel des centaines de civils ont trouvé la mort. À Barcelone, les athlètes étaient hébergés chez l’habitant, à l’auberge ou au nouvellement baptisé Hôtel Olympique. Jusque dans les dernières semaines précédant les Olympiades, les autorités catalanes ont dû sillonner la ville à la recherche d’hébergements afin de répondre à l’intérêt inattendu du public pour ces Jeux antifascistes. Après avoir étendu les Olympiades de quatre jours à une semaine, les affiches déjà collées ont dû être modifiées une par une.
La délégation des États-Unis est arrivée à Barcelone le 15 juillet en connaissance de l’instabilité qui régnait en Espagne, les rumeurs évoquaient même un coup d’État, mais la sprinteuse Dot Tucker, seule femme de l’équipe, racontera plus tard qu’ils ne s’étaient jamais laissé gagner par la peur. Chakin essayait tant bien que mal de tenir les athlètes à distance des bars et des boîtes de nuit de Barcelone. La nuit précédant les Olympiades, l’équipe avait réussi à se retirer tôt dans la soirée.
Quelques heures plus tard, le sprinter Frank Payton se réveilla « au fracas des canons, des fusils et des mitrailleuses par milliers rythmé par les pas cadencés. » Depuis leur hôtel, les athlètes apercevaient des hommes et des femmes soulevant des pavés et remplissant des sacs de sable pour construire des barricades. Bientôt, l’armée espagnole marchait sur la ville avec la ferme intention de renverser le gouvernement catalan.
Derrière les barricades, les civils organisaient leur riposte. « Socialistes, communistes et syndicalistes se sont rassemblés pour éradiquer le fascisme, » témoignera plus tard Payton lors d’une interview. « Les femmes tenaient les barricades et certaines ont même emmené des groupes d’ouvriers se battre contre les fascistes. » Bon nombre de ces femmes faisaient partie du Club de sport féministe qui avait invité les jeunes catalanes à concourir et à se battre d’égal à égal avec les hommes. Des anarchistes catalans se sont avancé les bras levés vers l’armée et, après avoir échangé avec les soldats, ils les ont convaincus de retourner leurs fusils contre leurs officiers.
La bataille n’a pas manqué de faire forte impression sur les jeunes Américains. Un jeune champion de boxe né à Pittsburgh, Charlie Burley, n’a pas hésité à se précipiter dehors avec ses camarades dès la fin des échanges de tir pour s’emparer d’une pelle et renforcer les barricades. Ils ont rapidement été rejoints par des Allemands et des Italiens en exil conscients du fait que le seul moyen de retrouver un jour leur patrie était de vaincre le fascisme, d’abord en Espagne puis à Berlin et Rome. Après s’être emparés des armes de diverses armureries à travers la ville, les civils sont parvenus à repousser les assauts de l’armée espagnole et ses militaires professionnels.
Après être passé des paroles aux actes, l’antifascisme venait de s’offrir une victoire triomphale dans les rues de la capitale catalane. Le coup d’État avait échoué, pour le moment, mais il n’y aurait pas d’Olympiades populaires. La guerre civile espagnole venait de commencer.
Au terme de la bataille, les athlètes ont défilé dans les rues en chantant L’internationale dans leurs différentes langues. Les combats avaient eu raison d’un athlète français, première victime internationale d’un conflit qui en fera plus de 15 000. Bon nombre de participants aux Olympiades ont quitté la ville plus tard dans la semaine. « Vous êtes venus pour les Olympiades et êtes restés pour assister à la victoire du Front populaire, » déclarèrent les organisateurs aux sportifs. « Faites savoir au monde ce que vous avez vu en Espagne. »
Tous les athlètes n’allaient pas rester chez eux bien longtemps. Chakin était hanté par ce qu’il avait vu à Barcelone. L’année suivante, accompagné de sa femme Jennie Berman Chakin, il regagna l’Espagne. Elle lança un programme d’art-thérapie pour les enfants déplacés par la guerre pendant que lui alla au front où il servit au poste de quartier-maître dans le bataillon Mackenzie-Papineau. En mars 1938, Chakin fut capturé par les Nationalistes et exécuté.
Deux cents participants aux Olympiades populaires ont fini par se battre aux côtés des Républicains en Espagne, la plupart ont été tués. « Le sport c’est la guerre, les fusils en moins, » disait George Orwell également impliqué dans le conflit, mais pour les antifascistes venus à Barcelone pour les Olympiades en 1936, la victoire était bel et bien une question de vie ou de mort.
James Stout est l’auteur de The Popular Front and the Barcelona 1936 Popular Olympics: Playing as if the World Was Watching.