Vous vous souvenez peut-être, le 23 mars, faisant le bilan du premier mois de la guerre, j’avais parlé du fait qu’on avait distribué de l’atropine aux soldats du front du Donbass sur lequel semble aujourd’hui concentré tout l’effort militaire russe. Si de l’atropine était distribuée, ça voulait dire que les Russes attendaient de passer à une attaque chimique imminente. Et puis, on n’avait plus entendu parler de rien. Et là, alors que Marioupol est en train de tomber, — mais tient encore, — on a vu une interview sur la première chaîne de la télé russe, donc celle qui a la plus grande écoute. C’était un militaire (de pacotille, mais quand même), Edouard Bassourine, des troupes pro-russes du Donbass qui expliquait que, bientôt, ils pourraient passer la main aux « troupes chimiques pour enfumer les nazillons ». Et oui, visiblement, ces « troupes chimiques » (dont ce n’est pas clair de savoir qui elles sont précisément) sont passées à l’action. Le fait que ce soit dit comme ça, ouvertement, est en soi un signe qu’il faut prendre comme tel. Pour le monde occidental, les attaques chimiques ont toujours été une ligne rouge. Poutine se fiche des lignes rouges, parce qu’il se sait, finalement, impuni. Disons qu’il se proclame tel. Moins à cause du pétrole et du gaz, sans doute, que de la menace de la bombe atomique tactique. Et c’est cela, sans doute, la folie de cet homme : alors que, comme je l’ai dit (et je le répète), l’Union européenne et l’Otan ont cherchent à lui sauver la mise, lui, il s’enfonce toujours davantage. Il est comme un rottweiller, je ne sais pas.*Il n’y aura pas, ça va de soi, de confrontation directe entre l’Otan et la Russie. D’après ce que je comprends, il n’y aura pas non plus de livraisons d’armes lourdes, — d’armes qui permettent non pas de repousser les assauts répétés des armées russes, mais de contre-attaquer. Il y aura des livraisons d’armes défensives, qui permettent de saper ces attaques. Il y aura donc ce que j’appelais « le statu quo » dans mes chroniques précédentes. Les attaques russes vont continuer, même si, pour l’instant, Poutine n’envoie que des militaires d’active (c’est du moins ce qui est proclamé — nous savons que c’est faux) — et il s’est toujours, jusqu’à présent, refusé à proclamer la mobilisation générale (il y a pourtant des formes de mobilisation rampante — mais j’en parlerai ailleurs). Parce que la mobilisation générale impliquerait que c’est vraiment une guerre, — et la dernière mobilisation remonte à 1941. Cela signifierait, pour chacun en Russie, l’échec cuisant du plan dont la propagande russe explique sur tous les tons qu’il est suivi point par point. Et Poutine ne peut pas se permettre un échec. Parce que toute sa rhétorique est d’apparaître toujours comme un vainqueur. Parce que son pouvoir, je le répète encore, est l’expression de la triade d’Ouvarov (théoricien de l’autocratie de Nicolas Ier) : autocratie, orthodoxie et principe national.La guerre apparaît comme sa mise à nu. Poutine est un autocrate, mais un autocrate totalement solitaire, à la merci, finalement, de son entourage, qui ne lui donne que des nouvelles qu’il veut avoir et qui, donc, lui a fait un tableau totalement faux de l’état de l’Ukraine (et tous les chefs du renseignement sur l’Ukraine sont aujourd’hui en prison). Mais il s’obstine et nomme à la tête des armées un homme connu pour ses « exploits » en Syrie. Et cet autocrate n’est pas seulement un autocrate, c’est aussi une brute sanguinaire — et une brute qui s’obstine, et s’obstinera tant qu’elle pourra. — Et oui, le soutien de l’Eglise orthodoxe ne lui a pas fait défaut en Russie, mais ce soutien a détruit l’Eglise orthodoxe russe, puisqu’il a même produit un schisme entre les orthodoxes russes et les orthodoxes ukrainiens, et, là encore, le patriarche Kirill, bénissant ses armées de pilleurs et de bouchers, a dressé contre lui, et contre Poutine, l’ensemble du monde orthodoxe sur la planète. Et oui, il y a le principe national : il y a ces textes théoriques dont j’ai parlé, là encore, publiés dans les agences de presse officielles, qui expliquent qu’il faut carrément éliminer toutes les élites de ces « nazis » que sont les Ukrainiens dans leur ensemble, articles qui reprennent les idées exprimées par Poutine lui-même sur le fait que l’Ukraine est, en tant que telle, une fiction créée de toutes pièces par Lénine, et qu’elle doit entièrement se fondre dans le « monde russe ».Et ce « monde russe » poutinien est en train d’apparaître pour ce qu’il est. — Mais pas seulement en tant qu’idéologie : ce qui frappe le plus, c’est que, ce « monde russe », il est tellement rongé par la corruption qu’il est incapable de s’imposer. Et ça, alors que les commentateurs en parlaient depuis des années et des années, aujourd’hui, on en voit les effets : c’est la corruption qu’il a institutionnalisée qui menace le plus le rottweiller du Kremlin. Imaginer que tout, absolument tout, est pourri, vendu et revendu. Et que tout, en même temps, fonctionne sur la peur du supérieur direct, — et que c’est ça, la verticale réelle du pouvoir. La verticale de la peur.*La peur, à l’évidence, joue aussi sur les soutiens occidentaux de la démocratie ukrainienne. Poutine, avec sa tactique de rottweiller, se montre capable de lancer une bombe atomique tactique sur le champ de bataille. Disons qu’il veut montrer qu’il en est capable. Et l’Occident l’écoute. Et compte sur le temps long, sur l’effondrement intérieur provoqué, à la longue, par les sanctions.Cet effondrement, s’il arrive, ne pourra qu’être d’une grande violence en Russie — et Poutine joue aussi sur la peur de chacun devant cette violence. Combien, en Occident et en Russie, pensent qu’il vaut mieux Poutine que cette violence future… Et, en attendant, l’Ukraine, ruinée, exsangue, s’enfoncera dans une guerre longue. C’est bien cela qui semble se dessiner. Les troupes russes sont épuisées, mais attaquent toujours, au prix de pertes colossales, pour, d’une façon ou d’une autre, encercler les Ukrainiens dans le Donbass, et les Ukrainiens, tout aussi épuisés, mais animés par une rage décuplées par les massacres perpétrés sur la population civile, se défendent et repoussent les assauts. Mais c’est la tactique russe, toujours : à force de vagues d’assauts, on finit par avancer — en ne laissant pas pierre sur pierre. *Il faut tenir. Tenir encore. Et affronter la peur. La regarder en face, autant qu’on peut. Tu détournes les yeux, tu es perdu.