Une enquête Ipsos portant sur le camp de concentration du Struthof en Alsace, révèle que, pour une immense majorité de Français, transmettre aux jeunes générations la mémoire de ce qui s’est passé dans les camps de la mort nazis est un enjeu central pour ne pas reproduire les crimes du passé.
Décryptage de cette enquête. Publié le Mercredi 26 Janvier 2022Jean-Jacques Régibier
Ouvert en mai 1941 sur ordre de Himmler, le camp de Natzweiler-Struthof situé dans le Bas-Rhin, a été le seul camp de concentration de l’Allemagne nazie en territoire français. Une majorité des détenus qui y ont été acheminés, venait au départ d’URSS et de Pologne, parmi eux des prisonniers de guerre, puis au fur et à mesure, de toute l’Europe. Il s’agissait pour la plupart de résistants belges, norvégiens, luxembourgeois et français. Les prisonniers d’origine juive, venus surtout de Hongrie et de Pologne, ont représenté 11 % des détenus du Struthof.
Pendant toute la durée de la guerre, le camp a été un lieu d’exécutions massives et de crimes de guerre. Les gardiens, hommes et femmes, n’étaient pas tous des SS. Sur les 2 200 qui ont tenu le camp en 1941 et 1945, 800 appartenaient à la Wehrmacht, l’armée régulière du troisième Reich. Sur les 52 000 déportés au Struthof durant cette période, 17 000 à 18 000 y sont morts, exécutés, gazés, ou morts d’épuisement ou des mauvais traitements.
Moins de 10 témoins qui vivent encore
On voit aujourd’hui encore sur le site parfaitement conservé, avec ses baraquements et son enceinte de fils de fer barbelés, la chambre à gaz, la potence destinée aux exécutions, et le four crématoire utilisé pour faire disparaître les cadavres, tels que la patrouille de la troisième division d’infanterie américaine les découvrira le 25 novembre 1944, dans un camp qui venait d’être vidé de ses occupants.
La plupart des détenus avaient été acheminés vers le camp de concentration de Dachau, mais beaucoup, devant l’avancée des troupes alliées, avaient déjà été exécutés par les SS dès le mois de septembre 1944. En trois jours, du 31 août au 2 septembre, 92 femmes et 300 hommes, essentiellement des résistants français, ont ainsi été assassinés au Struthof, exécutés d’une balle dans la nuque puis incinérés dans le four crématoire.
« Les témoins de ce qui s’est passé ici sont moins de dix à vivre encore. Le rôle d’un lieu comme le Struthof va prendre de plus en plus d’importance. Il faut anticiper ce rôle », explique Guillaume d’Andlau, le directeur du Centre européen du résistant déporté-Struthof. C’est ce que confirme l’enquête commandée à IPSOS par l’Office des anciens combattants et victimes de guerre (1).
Aucune rupture générationnelle
Il n’existait jusque-là aucun indicateur pour évaluer l’importance de la transmission de la mémoire des camps, ni quelles sont les modalités de cette transmission et le rôle que jouent, dans ce contexte, les lieux de mémoire comme le Struthof. « Ce qui nous a surpris c’est l’importance que les Français accordent à la transmission de la mémoire des camps, avec une grande homogénéité des réponses, quelle que soit la catégorie de population, les régions d’origine, l’âge, les catégories socioprofessionnelles ou le niveau d’études. Il y a vraiment un plébiscite sur cette question », constate Guillaume d’Andlau.
Selon l’enquête IPSOS en effet, 93 % des personnes interrogées jugent que le sujet de la transmission de la mémoire des déportés aux jeunes générations est un sujet central, et parmi eux, 43 % qui le jugent prioritaire. Cette exigence vaut aussi bien pour les plus jeunes – 90 % pour les moins de 35 ans – que pour les personnes plus âgées – 95 % pour les 60 ans et plus. On ne constate donc aucune rupture générationnelle dans ce désir de maintenir vivante la mémoire des camps.
Cela confirme que des sites comme celui du Struthof ont une vraie utilité.
Même consensus si l’on prend en compte le niveau d’études des personnes interrogées : 92 % de ceux qui possèdent un diplôme supérieur au baccalauréat et 91 % de ceux qui ont un diplôme inférieur au bac, jugent centrale cette transmission de la mémoire.
On pourrait penser que cette exigence est plus forte pour les habitants de la région où est implanté le Struthof, qui sont censés mieux connaître le site, mais c’est en réalité l’inverse : si 43 % des Français font de la transmission une question « prioritaire », ils ne sont que 37 % dans le Grand Est et 36 % en Alsace.
Pour assurer la transmission
À la question de savoir pour quelles raisons il est important de transmettre la mémoire des déportés aux jeunes générations, les Français estiment majoritairement (57 %) qu’il s’agit avant tout de ne pas reproduire les erreurs du passé. Toutes les catégories sociales sont d’accord sur ce point.
Vient ensuite le souhait « d’honorer les combattants et les victimes » (40 %). Les autres raisons (mieux comprendre le passé, aider à mieux vivre ensemble, construire une mémoire nationale ou européenne commune) sont jugées plus secondaires.
Pour assurer cette transmission, les personnes interrogées privilégient deux moyens principaux : la visite des sites des anciens camps de concentration et d’extermination nazis (51 %), et les témoignages des anciens déportés (37 %). Le visionnage de documentaires ou la visite des musées est jugé moins importante (respectivement 26 et 23 %), et encore moins importante, les réseaux sociaux (13 %) ou les films de fiction (11 %).
« Savoir que la découverte du site apparaît comme l’outil principal de transmission de la mémoire a pour nous une grande importance parce que cela confirme que des sites comme celui du Struthof ont une vraie utilité », explique le directeur du Centre qui voit dans ces chiffres une confirmation de l’impact des politiques menées depuis 20 ans par les sites de mémoire, mais aussi par l’Éducation nationale et les collectivités pour soutenir et financer les déplacements, notamment ceux des jeunes.
Au Struthof, la moitié des 200 000 visiteurs annuels sont des scolaires
Si le témoignage des rescapés des camps de la mort apparaît également crucial, il l’est moins pour les plus jeunes qui ont eu moins accès à ces rencontres directes en raison de la disparition progressive des témoins. « Le témoignage audiovisuel restera, mais ça n’a pas le même impact que de rencontrer dans une salle de classe une personne qui par son cœur et par ses émotions peut parler de ce qu’il a vécu », note Guillaume d’Andlau qui souligne, en général, le rôle crucial de l’Éducation nationale.
Au Struthof, si l’on prend comme année de référence 2019 (depuis, les chiffres sont perturbés par les périodes de fermeture dues au Covid), la moitié des 200 000 visiteurs étaient des scolaires. « Ce qui me frappe pour les jeunes c’est la confrontation avec le four crématoire par exemple. On a des jeunes qui ont vu des centaines de morts à la télévision, des choses horribles, mais qui là sont confrontés aux signes tangibles, assez émotionnels, d’une réalité. C’est ce qui fait l’importance d’un site comme celui-ci et comme d’autres ».
Passer du papier glacé du livre ou de l’écran de télévision cinéma à cette réalité, c’est particulièrement important pour les scolaires et pour les classes d’âge où, pour certains, c’est la confrontation avec la mort dans ce qu’elle a de plus visible » observe le directeur du Struthof. Pour lui, cette découverte des camps de la mort revêt une importance toute particulière dans un contexte du retour des thèses négationnistes. « Un lieu comme le Struthof est un moyen de faire comprendre ces dérives. C’est une étape. Dans une région qui est pas mal marquée par le retour de tags antisémites et racistes, il faut qu’on comprenne bien que le Struthof n’est pas simplement une page d’histoire », insiste-t-il. (1) Enquête réalisée en ligne, du 19 au 29 novembre 2021, auprès de 1 027 personnes constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, et de deux suréchantillons de la population du Grand Est et des deux départements alsaciens