Retour sur l’instrumentalisation de la notion de « décolonialisme » à l’occasion d’un « colloque » parisien organisé par l’Observatoire du décolonialisme les 7 et 8 janvier et la fabrique d’un ennemi commun. Les deux historiens se penchent sur les débats récents et l’émergence de ce terme dans l’espace polémique et politique au nom d’une défense imaginaire de la liberté de la recherche.
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En tant que chercheurs sur le passé colonial, nous pensons que les invectives et le pourrissement volontaire de la vie intellectuelle recherché par les animateurs de l’Observatoire du décolonialisme doit céder la place au débat. Nous ne sommes pas des spécialistes des études décoloniales et nous ne sommes pas partie prenante de ce courant militant, mais nous travaillons en partie depuis les perspectives des études postcoloniales (avec une distance critique) dans notre travail sur le passé colonial et l’histoire des immigrations. Pour autant, nous sommes pour que ces débats restent ouverts. Et, pour prendre ce seul exemple, la réduction des études postcoloniales à un projet « islamo-gauchiste » de destruction de l’Occident est tout simplement grotesque.
Nicolas Bancel est historien, professeur ordinaire à l’université de Lausanne (Suisse).
Pascal Blanchard, spécialiste de l’histoire coloniale et des immigrations, publie le mois prochain avec Sandrine Lemaire, Dominic Thomas et Alain Mabanckou, Colonisation & Propagande, le pouvoir de l’image (Cherche-Midi).Mais, désormais, une guerre de tranchées s’est installée. Pour les uns, la « théorie décoloniale » est une école de pensée, un courant intellectuel transnational et un concept qui autorise à évoquer l’horizon d’une « décolonisation globale » des rapports de pouvoirs interindividuels, politiques, géopolitiques et culturels, par une critique radicale des prétentions hégémoniques de l’Occident, et ce dans tous les domaines.
Pour les autres – que l’Observatoire du décolonialisme se targue de rassembler notamment avec son « colloque » à la Sorbonne intitulé « Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture » –, la théorie décoloniale réalise la « déconstruction » et finalement la submersion de l’universalisme (notamment républicain).
Le « décolonialisme » viserait ainsi à éroder ses grandes valeurs et, par un retournement dialectique de grande ampleur, favoriserait le retour de la « race » en essentialisant les communautés et en prônant le « racisme anti-blanc ». Il conduirait à détruire l’altérité de l’histoire en la réduisant à un éternel retour du colonial et à supprimer tous les apports de la pensée européenne par un relativisme absolu de la valeur des cultures. Bref, les tenants d’une telle théorie seraient en passe de déstabiliser notre société par l’importation de « théories étrangères » : une menace majeure fédérant un « front du refus » face à cet ennemi commun.
N’en jetez plus !
On le voit, comme pour la « cancel culture » ou le « wokisme », le terme « décolonial » anime le débat politique et public, comme le montre le récent colloque de l’Observatoire. Celui-ci est officiellement proposé par le « Collège de philosophie », qui n’est pas un laboratoire ou une unité de recherche mais une association 1901 qui a loué un amphithéâtre de la Sorbonne (1), ne pas confondre avec le Collège international de philosophie (CIPH) dont le rayonnement académique international est reconnu. Ce colloque est donc en réalité bien organisé par l’Observatoire du décolonialisme (aux méthodes désormais bien connues (2)) que le très militant Comité Laïcité République, Valeurs actuelles, Le Point, Le Figaro et CNews n’ont eu de cesse de le promouvoir.
L’effet politique est au rendez-vous avec la présence en ouverture du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer ; comme la caution institutionnelle avec la clôture du colloque par Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), en fonction depuis octobre 2020. Lui-même, ancien conseiller de Valérie Pécresse et Emmanuel Macron, déclare dans Libération: « J’y vais car il est question de liberté académique, je n’ai pas l’intention d’être instrumentalisé et je ne partage pas les opinions de tous les intervenants […]. La frontière entre militantisme et science est très difficile à déterminer. La liberté académique, ce n’est pas l’opinion. »
Ce colloque militant est avant tout politique, et il place la « théorie décoloniale » au cœur des enjeux et des polémiques actuels, avec des interventions très diverses comme celle du remplaçant d’Éric Zemmour sur CNews Mathieu Bock-Côté, des romanciers Pascal Bruckner et Boualem Sansal ou encore de l’éditorialiste Jacques Julliard (3).
La construction d’un ennemi commun
On ne compte plus les Unes de la grande presse sur le sujet, presque toujours liées au « wokisme », à la « cancel culture », à l’intersectionnalité, aux études postcoloniales ou au décolonialisme. L’amalgame est la règle, comme l’indique la présentation du colloque de l’Observatoire du décolonialisme : « La ‘‘pensée’’ décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture. » Celle-ci « monte en puissance dans tous les secteurs de la société ». L’Université serait la première touchée, « gangrenée » devrait-on dire, avant-poste d’une révolution à venir. En outre, l’école serait d’ores et déjà contaminée. Le Figaro Magazine a d’ailleurs publié les 12-13 novembre 2021 un « dossier spécial sur l’école » et parle l’endoctrinement des jeunes cervelles innocentes, avec comme titre : « Antiracisme, idéologie LGBT+, décolonialisme… enquête sur une dérive bien organisée. »
Plusieurs années de travail d’intox du Figaro – sous la plume d’Alexandre Devecchio par exemple – et de Valeurs Actuelles ou de CNews, de slogans et tribunes destructrices de militants-chercheurs comme Pierre-André Taguieff ou Pierre Vermeren (4), piliers de l’Observatoire du décolonialisme (et des idéologies identitaires), des tribunes qui prolongent les attaques du préfet Gilles Clavreul (fondateur du Printemps républicain) qui avait le premier, dès 2017, proposé une « étude » sur le sujet pour la fondation Jean-Jaurès – « Radiographie de la mouvance décoloniale » – qui ne laissait aucun doute sur ce qui allait se passer (5).
Le bilan est clair : en à peine cinq ans la machine à phantasmes a fonctionné à plein régime et le terme « décolonial » est devenu le symbole de l’anti-France, de l’anti-républicanisme et d’un travail de « déconstruction » sabotant le récit national par un recours constant et culpabilisateur au douloureux passé colonial de l’hexagone. L’histoire coloniale serait en outre caricaturée, les « déconstructeurs » ne mettant en exergue que ses aspects les plus sombres, tout en postulant à un grotesque décalque de la situation coloniale dans le présent. Les « décoloniaux » seraient donc les porteurs d’un « contre modèle » : un wokisme ethnique et anti-occidental.
Pour comprendre la guerre que les activistes de l’anti-décolonialisme ont entrepris, il faut lire l’ouvrage de Pierre-André Taguieff L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme (aux éditions de l’Observatoire) ; un livre censé clôturer définitivement le débat et désigner à la vindicte collective chercheurs, militants et intellectuels. Les critiques amis légitiment la prose du principal animateur de l’Observatoire du décolonialisme. Car cette « idéologie » qui vérole l’Université infecte aussi, selon eux, une gauche sans boussole. En réalité, ils regardent de plus en plus à droite, et Monsieur Z n’a plus qu’à surfer sur cette mode anti-décoloniale peuplée d’islamo-gauchistes adeptes du « séparatisme ».
Dans la revue Cités, Véronique Taquin rend compte de l’ouvrage avec moult flagornerie et tel un bréviaire d’une école de formation des cadres du parti communiste tendance « Staline 1938 », on peut lire ce qu’est la vérité profonde du phénomène décolonial, qui ne peut être compris qu’au regard de « la mode des postcolonial studies, centrées sur l’héritage culturel de la colonisation, jusqu’au dogme “décolonial” selon lequel se perpétueraient, dans les anciennes métropoles, des rapports coloniaux dans le traitement de l’immigration, ce qui finit en généralisation sur l’idée que la colonisation est la clé de l’Histoire universelle depuis 1492 et que le pouvoir est essentiellement colonial ». C’est simple ! Tout le monde a compris. Décolonialisme, histoire coloniale, postcolonial studies (6)et autres balivernes sur le passé sont équivalents : une idéologie de la destruction. À lire ces quelques lignes, on ne peut qu’être contre et avoir peur (7).
La charge s’est poursuivie dans la presse et les médias français où Pierre-André Taguieff anime ses réseaux. C’est toujours mieux lorsqu’une croisade contre les ennemis de la République commence à gauche : on trouve ainsi en décembre 2018 un premier article dans L’Obs ; l’article est alors peu visible mais il permet de légitimer à gauche le processus de « prise de conscience » (8). Ensuite, c’est au tour de Marianne, du Figaro, de Valeurs actuelles et de L’Express de relayer le message anti-décolonial de Pierre-André Taguieff. En quelques mois, plus personne n’ignore ce terme (sans avoir la moindre idée en général de ce à quoi il renvoie), aux côtés des mots Woke, Cancel culture et du désormais célèbre islamo-gauchiste. Il devient un mot magique. Le but n’est pas de faire réfléchir, mais de faire peur et de sonner le tocsin pour annoncer l’apocalypse.
Qu’est-ce que le « décolonialisme » ?
S’en prenant directement à une « liste noire » d’intellectuels – dont l’attaque contre Michel Wieviorka donne une idée de la bassesse, la réponse de l’intéressé permettant de mesurer l’usage immodéré de la fake-new par ses détracteurs –, cette entreprise repose avant tout sur l’amalgame et la manipulation. Nous avions d’ailleurs répondu dans AOC à cette fabrique du mensonge (9), en réponse aux deux textes publiés dans L’Express et L’Express.fr, amalgamant les chercheurs proches de postcolonial studies aux militants décoloniaux radicalisés, alors qu’ils sont selon nous portés par des approches profondément différentes.
Rappelons quelques éléments avancés par les études postcoloniales. D’abord, oui, l’un des axes de recherches de ce courant intellectuel est de chercher à comprendre les effets à long terme de la colonisation, dans les ex-colonies et dans les ex-métropoles. C’est le moins que puisse faire un historien. Or, si les conséquences de la colonisation dans les colonies sont bien étudiées (structures administratives héritées, poursuite de formes de dépendance vis-à-vis de l’ex-métropole, leg de la violence coloniale, etc.), elles sont beaucoup moins investiguées pour ce qui concerne les ex-métropoles. Ainsi, tout aurait basculé au moment des indépendances, et la France serait exempte de tout héritage colonial. Et hop, plus de quatre siècles de colonisation disparaissent derrière l’horizon ! Pratique. Or, que l’on observe la persistance des représentations coloniales portées sur les populations ex-colonisées, les liens longtemps incestueux de la France avec son « pré-carré » africain ou encore la construction de nos rapports à la religion musulmane, le leg colonial, sans être une reproduction du passé, est bien réel. Faire des recherches dans cette perspective « postcoloniale » est donc parfaitement légitime.
Les études décoloniales offrent une perspective plus globale et radicale, visant à revaloriser parallèlement les « savoirs indigènes » et leurs mondes de représentations et à déconstruire l’« hégémonie épistémologique » de l’Occident, soit la prétention de celui-ci d’imposer un universalisme, comme le montre Capucine Boidin dans un article de 2009 (10). On peut lire que « cette théorie critique se différencie du courant de pensée anglophone des théories postcoloniales qui se développe dans les années 1980, et de l’anticolonialisme… » Pour résumer, cette pensée « vise un changement global, qui va au-delà de l’autonomisation ».
La « colonialité du pouvoir » serait ainsi issue de la double matrice d’une hégémonie pratique (les conquêtes) et culturelle (l’« hégémonie épistémologique » d’un universalisme eurocentré). Les théoriciens de ce processus emploient le concept de colonialité et rarement celui de colonialisme. En France, cette approche concerne une minorité de chercheurs que l’on retrouve depuis 2016 dans la Revue d’études décoloniales, avec une figure de référence, le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, qui affirme que le « concept de modernité » est un cache-sexe pour le (post)colonialisme (11).
On ne trouve, à notre connaissance, aucun universitaire en poste qui se réclame explicitement des études décoloniales (12). Si les intellectuels décoloniaux, postcoloniaux ou attachés aux études intersectionnelles ont fomenté un complot aussi vaste et aussi intrusif dans le monde de la recherche (au point que la ministre de la recherche s’est cru inspirée de commander une enquête sur cette « gangrène » !), on doit bien reconnaître qu’ils ne doivent pas être si bien organisés que cela : presqu’aucun poste à l’Université, n’est, aujourd’hui, ouvert sur les questions décoloniales et postcoloniales ; et dans le domaine de la recherche, leur nombre est très faible. Soit il s’agit d’une invasion particulièrement sournoise de dissimulateurs habiles, soit les contempteurs des études décoloniales inventent des chimères. À l’inverse, ces derniers, quand ils ne sont pas retraités (comme Pierre-André Taguieff), occupent tous des positions à l’Université et certains parmi eux occupent largement les médias. On se demande donc qui tient une position hégémonique dans cette configuration ?
Mais en dehors de l’Université, il est un fait que les militants décoloniaux ont largement simplifiés et radicalisés les études décoloniales, dans un systématisme qui lie toute l’histoire après le XVe siècle à la colonisation, dans une vision souvent binaire des rapports de pouvoir. Nous sommes d’autant plus à l’aise pour évoquer ce fait que nous sommes très éloignés, dans nos travaux et dans nos projets, de cette dialectique, qui tend à devenir une idéologie et nous ne nous sentons pas du tout partie-prenante de la « mouvance décoloniale », qui attaque régulièrement nos travaux, à l’image de la campagne orchestrée contre l’ouvrage collectif Sexe, race & colonies (13). Il faut donc nettement distinguer les études postcoloniales d’avec les études décoloniales (même si les secondes empruntent aux premières), et encore plus les études postcoloniales d’avec les militants décoloniaux militants (comme Cases rebelles ou le Parti des Indigènes de la République, PIR).
Le concept « décolonial » a notamment été accaparé – tardivement – par le PIR, en quête de fondements idéologiques, constituant une cible idéale pour ceux qui cherchent à amalgamer études décoloniales, postcoloniales, intersectionnelles, chercheurs travaillant sur la colonisation et autres analystes critiques du passé colonial : tous seraient des « indigénistes », des « décoloniaux » ! L’amalgame, fréquemment utilisé, n’est ni plus ni moins qu’un stratagème de délégitimation des études postcoloniales et, au-delà, de toutes les recherches sur l’histoire coloniale, censées menacer les « valeurs républicaines ». Seuls des chercheurs « amis » seraient autorisés à travailler ou porter des projets (14) sur ces sujets, à l’image de Pierre Vermeren (15) ou de Julie d’Andurain [lire cet article ou celui-ci (16) ].
On doit noter le succès fulgurant de cet amalgame, repris par une myriade d’activistes en quête de visibilité sur les réseaux sociaux et, surtout, dans l’espace médiatique, la plupart accumulant poncifs et répétitions et n’ayant jamais lu, à l’évidence, aucun penseur sud-américain. L’aboutissement de ce processus de marquage au fer rouge de tous ceux qui avancent une lecture critique du passé colonial est manifesté par l’action du nouveau pape des réactionnaires, le caudillo de la « République blanche » et le protecteur de la pureté du passé, du présent et du futur, Pierre-André Taguieff (17).
Son objectif a été alors de regrouper sous le terme générique de « décolonial » les chercheurs travaillant sur le genre, le racisme – alors que ces recherches demeurent minoritaires en France – ou le colonialisme. Dès lors la campagne maccarthyste ne va plus cesser, jusqu’à la création de l’Observatoire du décolonialisme, devenu une arme de guerre ultime (c’est le think-tank le plus cité par Le Figaro ces derniers mois).
L’équipe de l’Observatoire Taguieff va se structurer au début de l’année 2021 à l’occasion de l’appel des « 76 », avec plusieurs signatures du manifeste publié dans Le Monde le 31 octobre 2020, s’affirmant dès lors comme une machine de guerre avec pour objectif une quête de respectabilité. Depuis, on a pu mesurer le contenu du site web de l’Observatoire, comme l’explicite Isabelle Barbéris, qui a vécu de l’intérieur la vie de l’Observatoire, et a décidé de les quitter devant leur « radicalisation identitaire (flattant le zemmourisme) et de mise en place d’une gouvernance autocratique et plénipotentiaire », qui n’a jamais « réussi à trouver de fonctionnement démocratique » et qui tout en se « revendiquant de l’expertise universitaire, […] ne respecte pas le moindre des usages de rigueur intellectuelle, encore moins de collégialité ». Et de constater, « n’importe quel membre peut publier n’importe quoi, n’importe quand… » qui fait du site web de l’Observatoire un « défouloir » et un « dépotoir » avec des « articles complotistes » des « amalgames graveleux ciblant de manière assez obsessionnelle les féministes ».
L’Observatoire du décolonialisme prend explicitement l’Université en otage en affirmant dans leur « rapport » (auto-production de l’Observatoire), que près de 25 % de la recherche en sciences sociales serait contaminé par les études intersectionnelles ou décoloniales ! Tous nos collègues ayant lu ce rapport sont tombés de leur chaise, tant les biais et les falsifications de ce décompte relèvent de la tromperie, comme le montre rigoureusement le sociologue des médias Gilles Bastin, auteur d’une critique argumentée sur ce collectif. Albin Wagener produit également une évaluation sans appel de la pénétration de ces courants dans l’univers des sciences sociales à l’Université.
Le résultat est sidérant, non pas comme veulent le faire croire les faussaires de l’Observatoire du décolonialisme par la puissance dévastatrice des études décoloniales/postcoloniales/intersectionnelles ou « islamo-gauchistes », mais au contraire par leur position ridiculement marginale au sein de la production scientifique en sciences sociales. À partir d’un décompte des mots-clés indexés dans Cairn (principal portail des revues scientifiques francophones en sciences sociales), Albin Wagener constate que, tenez-vous bien, le mot-clé « décolonial » est signalé dans 0,42 % des publications, pour le terme « intersectionnel » c’est 0,17 %, « intersectionnalité » est à 0,78 %, « racisé » à 0,23 % ou encore « racialisé » à 0,46 %. Quelle vague en effet ! Peut-être une légère vaguelette au fond d’un lavabo, et encore. La question se pose plutôt à l’inverse : pourquoi les sciences sociales en France sont-elles demeurées à l’écart de ces courants intellectuels internationaux ?
Un jeu de massacre
Dans son bréviaire, L’imposture décoloniale : Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Pierre-André Taguieff affecte une triple posture qui va être reprise par ses fidèles : être contre la colonisation ou critiquer la colonisation, être postcolonial ou anticolonial constitue une position antiscientifique, et surtout regarder ainsi le passé colonial alimenterait une nouvelle forme de racisme, derrière un prétendu « pseudo-antiracisme ». Cet ex-chercheur du CNRS (qui n’est d’ailleurs pas émérite au CNRS et se targue pourtant étonnamment de ses anciens titres) en dresse bien entendu l’ultime conclusion, affirmant que cette pensée prépare ni plus ni moins que le terrorisme, cherchant l’alliance avec les islamistes (via les « islamo-gauchistes »), avec en tête une idée fixe : faire du passé colonial le moyen de contester le « passé glorieux de la France » (18) pour finalement abattre la République. Vaste programme.
Du Eric Zemmour dans le texte, quasi le programme du mouvement Reconquête. D’ailleurs, l’actuel candidat à l’élection présidentielle s’engage sur le même terrain que les militants de l’Observatoire du décolonialisme, au lendemain du colloque à la Sorbonne et à l’occasion de ses vœux, où il affirme qu’il combattra « l’entrisme des minorités et des groupes à l’école ». Et de poursuivre : « Vous savez que SOS-Racisme et SOS Homophobie ont table ouverte à l’école. Il y a là une propagande intolérable. L’école ne doit plus être le lieu où l’idéologie féministe, LGBT, antiraciste et décoloniale endoctrine nos enfants (19). »
La méthode est simple, avec la création de cet « observatoire » – le terme fait sérieux et on peut croire qu’ils « observent »… – se met en place une machine à interdire toute recherche sur ces enjeux comme l’explique François Dubet dans Le Monde, qui devient une arme de guerre polémique pour s’attaquer aux chercheurs (de préférence ad hominen), lancer des polémiques et irriguer le discours de la presse (qui fait de cette hypothétique cinquième colonne des « fanatiques ») et de chercher dans tous les camps des alliés politiques. Mais aussi identifier de nouveaux alliés potentiels ou de circonstance dans le monde de la recherche, y compris là où on ne les attend pas et peut-être à la surprise des intéressés, à l’image de l’ouvrage que publie avec un collègue Gérard Noiriel (Race et sciences sociales chez Agone) condamnant ces recherches et se voyant adoubé pour cet écrit par Laurent Bouvet, pilier du « printemps républicain ». Leurs appels se succèdent, ils s’affirment dans une démarche prétendue « sérieuse » (20) et leurs méthodes maccarthystes frappent sur un large spectre.
La conclusion est évidente…
L’idée et la démarche sont assez simples : le PIR indigéniste se réclame de la pensée décoloniale, la pensée décoloniale doit être rapprochée des études intersectionnelles, celles-ci ont à voir avec les études postcoloniales et ces dernières avec les approches critiques de l’histoire coloniale. Toutes les recherches décoloniales, postcoloniales, intersectionnelles et critiques sur la période coloniale sont donc proches ou en accord avec le PIR et ses idées radicales ! Qualifier tous ses ennemis de décoloniaux, c’est donc en faire des dangers pour la République. CQFD.
Dès lors, il n’y a plus de règles et toutes les manipulations sont possibles. Isabelle Barbéris évoque à cet égard des membres de l’Observatoire, qui peuvent « à ce point renier les principes qu’ils entreprenaient de défendre : la raison, la critique, le pluralisme » et d’affirmer que désormais « l’Observatoire fait office d’outil de lobbying en vue de prendre une revanche institutionnelle », constatant d’ailleurs de « nombreux points de convergence avec les dynamiques sectaires » au sein de celui-ci. Par exemple, dans cet art de la manipulation, de faux-sites « ennemis » sont créés selon Isabelle Barbéris, aucun texte n’est validé scientifiquement, aucune attaque contre les thèses identitaristes de l’ultra-droite et/ou contre les discours d’Éric Zemmour n’est tolérée et tous ceux qui ne sont pas « pour » l’Observatoire sont « contre ».
Désormais, les membres de l’Observatoire utilisent les mêmes termes, les mêmes méthodes radicales, les mêmes fantasmes sur internet (avec des travers conspirationnistes) et les réseaux sociaux que le PIR, ce dernier ayant effectivement pillé, essentialisé et figé certaines réflexions et conclusions des études décoloniales. Et en tant que cible « historique » et régulière du PIR nous pouvons témoigner que cette influence est un pur fantasme. La méthode vise uniquement à fabriquer un ennemi commun.
Nous le savons désormais, les études postcoloniales recouvrent une immense production et des débats internationaux intenses, qui ont singulièrement enrichis les méthodes, les objets et les axes d’analyse en histoire coloniale, postcoloniale, en littérature comparée ou en anthropologie (21). On doit revenir à des arguments scientifiques, en reprenant les arguments et les recherches empiriques des uns et des autres pour s’y confronter, dans une tradition qui faisait, il n’y a pas si longtemps, la réputation de la France en matière de débats intellectuels. Dans ce cadre, travailler sur l’idéologisation de certaines questions scientifiques, discuter des éventuelles incohérences d’études décoloniales ou postcoloniales est parfaitement légitime. Pour ce qui nous concerne c’est la seule méthode pour appréhender dans toutes leur diversité et complexité, par exemple, les questions historiques posées par le racisme ou le passé colonial.
Il est aberrant de penser que le passé colonial n’a laissé aucune trace dans le présent, mais il est tout aussi caricatural de considérer que nos sociétés actuelles sont une reproduction à l’identique de la situation coloniale. Il est désormais nécessaire de refuser les amalgames. La théorie postcoloniale, si elle fait débat en France (ce qui est normal), n’est pas la pensée décoloniale. Et ces deux courants sont désormais partie prenante des sciences sociales dans la plupart des pays où la recherche est dynamique, des États-Unis à la Grande-Bretagne, du Brésil à l’Inde, de l’Allemagne aux pays nordiques, des universités africaines aux universités sud-américaines. C’est ainsi. Elles sont devenues des éléments du débat intellectuel.
Si ces controverses toxiques ne servent ni la science, ni la République, ni la démocratie – c’est ce que viennent de souligner, dans une tribune pour Le Monde, plusieurs dizaines de chercheurs : « L’universalisme républicain ne se décrète pas, il se construit » (22) –, elles offrent par contre un contexte favorable aux discours ultras et à la polarisation des positions. Seuls les deux extrêmes et les deux radicalités (anti-décoloniaux et indigénistes) ont intérêt à cette guerre des idées qui se met en branle ; les Indigènes de la République d’Houria Bouteldja (de moins en moins audibles et de plus en plus marginalisés, surtout depuis la démission de sa porte-parole en octobre 2020) et les croisés de l’Observatoire du décolonialisme du gourou Pierre-André Taguieff (23). L’un et l’autre ont besoin de cette polarisation pour s’affirmer dans le débat public.
Il faut refuser ce face-à-face. La pensée scientifique a besoin de nuances, de recherches, d’enquêtes, de faits rigoureusement établis, de discussions, de points de vue et d’arguments différents. Et ce n’est pas ce « colloque » de l’Observatoire organisé début janvier 2022 à la Sorbonne qui va ouvrir de véritables débats, n’étant qu’un entre soi avec l’objectif d’obtenir une légitimité académique. Cette légitimité est pourtant plus que vacillante : le Collège de philosophie qui est associé à l’Observatoire du décolonialisme dans l’organisation du colloque est comme nous l’avons vu une association 1901 marginale et non reconnue par l’institution universitaire, et l’Université de la Sorbonne ne cautionne pas le colloque, l’amphithéâtre étant loué à la Chancellerie des Universités qui rentabilise ainsi les locaux disponibles.
Sur ce colloque, François Dubet précise à cet égard, que « ce colloque est à la fois une faute déontologique et une erreur politique. Il clive plus encore une société qui n’en a certainement pas besoin… ». De fait, presqu’aucun des intervenants du colloque ne travaille dans le champ des sciences sociales, pourtant principales cibles des critiques et on note la présence d’intervenants aux parcours multiples à l’image du journaliste Mathieu Bock-Côté, du ministre Jean-Michel Blanquer, de l’essayiste Pascal Bruckner, du chercheur Pascal Perrineau, de l’écrivain Boualem Sansal, du dessinateur Xavier Gorce ou de la pianiste Dania Tchalik. La conclusion est assurée par Gilbert Abergel qui préside le Comité Laïcité République. On ne peut donc qu’être extrêmement surpris de trouver à ses côtés Thierry Coulhon, le très officiel président du Haut Conseil de l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (HCERES) qui représente ses ministères de tutelle, légitimant ainsi cette manifestation militante.
Au-delà des auto-congratulations des participants de ce « vrai-faux colloque » financé par des fonds publics d’un ministère (24), notre société a besoin de pensées critiques et ouvertes pour alimenter des débats publics pluralistes. Sinon, ce mouvement deviendra un épouvantail pour un discours « pseudo-laïc » et « petit-blanc » terriblement mortifère qui ouvrira la porte aux discours les plus radicaux, comme celui d’Éric Zemmour (25) ou ceux du Rassemblement national, et qui empêchera toute lecture critique du passé colonial.
Il faut sortir de ce piège, et redonner aux mots leur juste valeur.
(1) Contactée par Mediapart, Sorbonne-Université a précisé « qu’elle n’avait rien à voir avec l’organisation » de ce colloque, renvoyant les deux journalistes vers la chancellerie des universités. Celle-ci, sous le patronage du recteur de Paris, propose en effet différentes salles du prestigieux bâtiment à la location pour des entreprises ou des associations.
(2) Isabelle Barbéris, ancienne membre active de l’Observatoire du décolonialisme, a publié le 6 décembre 2021 sur un blog de Mediapart un article intitulé « Observatoire du décolonialisme : observation d’une dynamique sectaire », aujourd’hui dépublié. Elle décrit l’antiféminisme ouvert, manifesté par « les amalgames graveleux ciblant de manière assez obsessionnelle les féministes » , mais aussi les méthodes sectaires de l’Observatoire dans sa manière de fonctionner et de dénoncer les chercheurs. Nous y reviendrons.
(3) « Ce n’est pas un colloque scientifique, c’est une réunion politique », précise Caroline Ibos, sociologue au département Études de genre à l’université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis. « Ce n’est pas un problème d’ailleurs, encore faut-il le dire… C’est d’autant plus gênant que ces gens se drapent dans la neutralité axiologique et ne cessent de dénoncer les chercheurs qui confondraient la science et le militantisme. » Cité dans Lucie Delaporte, Mathilde Goanec, « Un vrai-faux colloque à la Sorbonne pour mener le procès du wokisme », Médiapart, 8 janvier 2022.
(4) Voir à ce sujet la réponse de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel contre les diatribes de cet historien contre ses collègues, « Décolonisations : regarder l’histoire en face », Politis, 4 novembre 2020.
(5) Une étude dans laquelle il écrivait, en 2017, que c’est pourtant « une mouvance, plus qu’un mouvement composite qui va du Parti des Indigènes de la République (PIR) au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) en passant par une kyrielle de microcollectifs, dont certains ne comptent pas cinq membres ». En gros, ce n’était pas grand chose, mais suffisant pour en faire à la suite une machine de destruction massive contre le monde de la recherche.
(6) Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? », Esprit, décembre 2006.
(7) Tout avait d’ailleurs déjà été écrit dans une tribune, « Le décolonialisme, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels », publiée dans Le Point le 28 novembre 2018.
(8) Matthieu Aron, « Enquête sur la menace “décoloniale” à l’université », L’Obs, 6 décembre 2018.
(9) La fabrique du dénigrement – sur le postcolonial (1/3) ; Professer le faux : il faut brûler l’histoire coloniale – sur le postcolonial (2/3) ; L’invention de l’islamo-gauchisme – sur le postcolonial (3/3).
(10) Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, no 62, 2009.
(11) Voir également Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 51, no3, 2007.
(12) « En France, il n’existe ni départements, ni laboratoires, ni doctorats d’études “décoloniaux” ou même “postcoloniaux”. Cela signifie qu’aucun poste n’est “fléché” comme tel, ce qui est pourtant le nerf de la guerre. Seuls quelques masters portent les mentions “études postcoloniales” ou “études sur le genre”. De même, les labos consacrés au genre sont rares, comme le Laboratoire d’études de genre et de sexualité en France, le Legs (CNRS), ou le Département d’études de genre, à Paris-8, décernant des doctorats. » (Simon Blin, « À la Sorbonne, un colloque «contre la pensée woke» et la « cancel culture », Libération, 5 janvier 2022).
(13) Comme dans ce texte signé pas des pseudo-collectifs, des étudiants et des inconnus, mais aussi Maboula Soumahoro, la rappeur Casey et l’initiatrice de celui-ci, Paola Bacchetta (de Berkeley).
(14) https://www.sfhom.com/spip.php?article3640
(15) On notera que dans une tribune publiée le 29 octobre 2021 sur le site de l’Observatoire du décolonialisme, « Être historien au temps du wokisme », Pierre Vermeren nie tout simplement l’existence des « zoos humains », affirmant que jamais des « indigènes » n’ont été présentés dans des espaces zoologiques ou des expositions coloniales/universelles en Occident. Ici, nous sommes clairement dans le négationnisme historique, puisque d’innombrables travaux montrent, depuis vingt ans, l’existence de ces spectacles. On peut rappeler à Pierre Vermeren, entre autres, les dizaines d’exhibitions de populations extra-européennes au sein du Jardin zoologique d’acclimatation à Paris entre 1877 et 1913 ou la présentation du Bushmen Ota Benga dans le cadre du zoo de New-York, au début du XXe siècle, sans oublier les expositions universelles (depuis 1878) et coloniales depuis celle d’Amsterdam en 1883. On peut en outre l’inviter à visiter l’exposition qui se tient actuellement à l’AfricaMuseum à Bruxelles pour découvrir la réalité des « zoos humains » face aux 600 documents originaux présentés. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi des dizaines d’autres. Est-ce cela « être historien au temps du wokisme », éliminer toute réalité qui vous déplait en déclarant qu’elle n’a jamais existé ?
(16) Là encore, on découvre une forme explicite de négationnisme, ce qui n’est guère étonnant lorsque l’on découvre l’alliance de cette chercheuse (trésorière) avec Pierre Vermeren (président) pour prendre le pouvoir en 2021 au sein de la SFHOM (Société française d’histoire d’Outre-mer) avec pour objet d’en faire un satellite « respectable » de l’Observatoire du décolonialisme, ce qui a déclenché une crise interne (tant au sein du comité de lecture de la revue, que du conseil scientifique de l’association) et des crises successives dans la vénérable institution.
(17) « Cette opposition schématique qui consiste à s’unir dans un ‘‘patriotisme républicain’’ ou n’être qu’un ‘‘séparatiste’’ est une manière brutale de disqualifier le travail des chercheurs en sciences sociales », précisent Michelle Zancarini-Fournel et Claude Gautier, dans l’ouvrage qui vient de sortir De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la Recherche (La Découverte, 2022).
(18) Olivier Galland, « Controverses décoloniales : et si on revenait à une approche scientifique ? », 26 février 2021.
(19) Franck Johannès, « Présidentielle 2022 : Eric Zemmour critique les journalistes, professionnels « les plus détestés de France », Le Monde, 10 janvier 2022.
(20) Présentation de l’Observatoire dans Le Point: « En décembre 2020, des universitaires français inquiets des dérives identitaires dans le monde académique se sont constitués en Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires. Cette structure s’est donnée pour mission d’analyser ces thèses qui irriguent la recherche et les sciences sociales, pesant sur le débat public en réactivant notamment la notion de race. Ces discours qui brouillent les frontières entre recherche et militantisme encouragent une lecture raciale des rapports sociaux. Alors que ces idéologies pénètrent peu à peu le monde universitaire, elles s’invitent aussi régulièrement dans les débats publics, accentuant la polarisation d’une société fracturée. Le Point publie ici une partie des travaux des membres de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires. »
(21) Nicolas Bancel, Le Postcolonialisme, Paris, PUF, 2019.
(22) Tribune collective paru dans Le Monde, 5 janvier 2022. Dans cette tribune, soixante-quatorze universitaires expliquent pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier à la Sorbonne, constitue une caricature de son objet, car il conduit à observer pour ne rien voir !
(23) Ce qu’a parfaitement observé Isabelle Barbéris, op. cit., qui décrit, de l’intérieur, le fonctionnement hallucinant de l’Observatoire du décolonialisme et sa radicalisation sectaire en miroir du PIR. La dérive de l’Observatoire vers l’extrême-droite (qui comme le montre Isabelle Barbéris ne s’intéresse jamais aux identitarismes d’extrême-droite… et pour cause !) est également soulignée.
(24) Lucie Delaporte, Mathilde Goanec,« Un vrai-faux colloque à la Sorbonne pour mener le procès du wokisme », Médiapart, 8 janvier 2022.Cet article précise d’ailleurs : « Le ministre a même financé l’événement sur un fonds réservé. “Quand l’université ne soutient pas les universitaires, il faut bien qu’ils aillent chercher du soutien ailleurs”, nous a répondu la professeure de littérature Emmanuelle Hénin, cheville ouvrière de l’opération. »
(25) Qui, faisant écho aux propos tenus lors du colloque, dénonce dans Le Monde du 10 janvier 2022 la pensée décoloniale qui « endoctrine nos enfants ».