Les conséquences sociétales de l’intervention s’annoncent dramatiques dans une Russie plus fracturée que jamais, entre scissions familiales, dénonciations et ralliement au Kremlin.
7 avril 2022 à 11h43
Moscou, Vladimir (Russie).– « Les horreurs de Boutcha ? Je ne suis même pas sûre que ça fasse changer d’avis ma mère et mon beau-père, souffle Lisa Ali, 27 ans. Je sais que ma mère a vu passer les images, mais elle continue de me dire “on ne sait pas ce qui s’est vraiment passé, rien n’est clair”. »
Les deux parents de la jeune journaliste sont d’anciens journalistes. Le beau-père de Lisa, basée à Moscou mais originaire de Nijni Novgorod, à 400 kilomètres à l’est, a même fondé un journal indépendant dans sa ville. Il a été fermé sous la pression des autorités. Et pourtant.
« Je pensais qu’ils savaient trouver des sources d’informations fiables ! Or ma mère préfère m’envoyer des messages non sourcés de chaînes WhatsApp, mon beau-père me partage des youtubeurs méconnus pro-pouvoir,explique la jeune femme. J’ai donc limité mes communications avec eux. J’ai toujours eu des idées très différentes de mon beau-père, ce n’est pas très grave en temps normal, mais quand des gens meurent… Quant à ma mère, même si elle est choquée, elle cherche toujours à trouver des explications aux choix du pouvoir. »
Le beau-père de Lisa et son père à lui, le diédouchka (« grand-père »), qui vit avec eux à Nijni, sont tous deux Ukrainiens d’origine. Ils estiment que l’Ukraine mérite un peu ce qui lui arrive. Ils consomment beaucoup la télévision d’État russe et son univers parallèle – le vieil homme passe ses journées devant. On y entend que Boutcha est une falsification des services secrets britanniques, que les Ukrainiens auraient exécuté ceux accusés d’avoir collaboré avec les Russes, ou que le bataillon d’extrême droite Azov aurait collecté des cadavres dans toute l’Ukraine pour une grande mise en scène.
Un soutien à l’intervention
Le récit de Lisa Ali offre un précipité des ruptures actuelles en Russie. Depuis des années, sociologues et politologues alertent sur l’atomisation de la société russe, ses conflits générationnels. Ils apparaissent plus béants que jamais depuis le début de l’intervention militaire.
En plus d’une approbation de l’action du président qui a grimpé à plus de 70 % ces dernières semaines, un récent sondage du crédible institut Levada sur l’« opération militaire » a montré que plus de la moitié des Russes (51 %) se disent désormais « fiers » de leur pays. Mais surtout : ils sont 69 % des plus de 40 ans à se dire fiers, heureux ou ravis de l’invasion (76 % des plus de 55 ans). Contre seulement un gros tiers des 18-24 ans.
Un état de fait qui est devenu évident pour Lidya*, 32 ans, professeure de français et de russe langue étrangère. Après le 24 février, la jeune femme se sent très mal. Elle se confie à ses abonné·es sur Instagram, leur demande comment ils vont, eux. Sa mère lui répond alors en privé « qu’il ne faut pas s’inquiéter, c’est rien de spécial, juste une petite “opération” qui sera vite terminée ».Elle évoque rapidement une « allée des Anges » à Donetsk en hommage aux enfants du Donbass tués par les loyalistes ukrainiens. « Je lui ai rétorqué qu’il y allait bientôt y avoir une “allée des Anges” dans chaque ville ukrainienne si ça continuait », se souvient Lidya. Elle coupe court à l’échange. Mais l’affaire ne s’arrête pas là.
Lidya* chez elle dans son appartement récemment acquis en périphérie de Moscou, en avril 2022. © Photo Tom Grimbert pour Mediapart
« Un soir chez moi, ma mère a commencé à me crier dessus, à me dire que je trahissais ma famille, que je n’avais pas de valeurs humaines, que je n’avais rien dit sur l’est de l’Ukraine pendant huit ans, poursuit-elle autour d’un thé dans son appartement tout juste acquis en pourtour de Moscou. Elle avait des yeux fous, je ne l’avais jamais vue comme ça. J’ai cru qu’elle allait me frapper. J’avais l’impression que c’était la télévision qui parlait à sa place, ça m’a vraiment fait peur. Depuis, je refuse poliment ses invitations, je ne veux plus aborder ce sujet avec elle. Je pensais que c’était quelqu’un de raisonnable, qui réfléchissait… même si je redoutais un peu qu’elle pense comme ça. »
Cet incident violent a surpris et laissé sous le choc Lidya, qui n’avait que sa mère avec laquelle entretenir une relation sur des valeurs plus ou moins communes : son frère, 40 ans, ancien soutien de l’opposant Alexeï Navalny en 2012-2013, a désormais un portrait de Vladimir Poutine dans son bureau. Le reste de sa famille soutient également la décision du président russe.
Fractures générationnelle et territoriale
Passionnée de langues vivantes, elle ne peut plus percevoir les paiements de ses étudiant·es à l’étranger, après le gel des transactions ou de PayPal en Russie, alors qu’elle a un nouveau crédit à rembourser. Coincée, mal à l’aise dans l’atmosphère ambiante, Lidya envisage de quitter le pays (vers la France ou à plus court terme l’Arménie), comme l’ont déjà fait de très nombreux jeunes actifs opposés à l’invasion du voisin ukrainien.
Dans une Russie qui se referme sur elle-même, une ambiance de plomb règne. Les divergences d’opinion du début ont laissé place à une guerre civile des esprits, entre les pour et les contre. Le soutien à l’intervention russe s’est consolidé autour du Kremlin, sous l’effet des sanctions. Le signe de ralliement pro-guerre est le fameux « Z », aux origines floues, apparu sur les chars russes en Ukraine.
La façade d’un bâtiment avec la lettre Z, à Saint-Pétersbourg, le 4 avril 2022. © Photo Olga Maltseva / AFP
Aujourd’hui, ce Z, que l’on retrouve sur des voitures de forces de l’ordre, signifie Za, c’est-à-dire « pour » en russe : « Pour l’opération spéciale », « Pour » les nôtres (« Za nachikh »). Un ralliement beaucoup plus fort dans les régions russes qu’à Moscou, décrite à juste titre comme n’étant pas la vraie Russie.
Le petit média indépendant Holod répertorie ainsi les plus édifiantes manifestations de soutien autour du Z –certaines très inquiétantes, avec des enfants ou des retraités utilisés dans des flash-mobs de soutien au régime. Les opposants, eux, le détournent avec ironie pour dénoncer la « zombification » de tout un pan de la population.
À la bien-nommée Vladimir, cité historique russe et bastion traditionnel de soutien au pouvoir à 200 km de Moscou, un Z géant a carrément été apposé sur le bâtiment principal de l’université. Piotr, un ingénieur et enseignant à la faculté qui passe devant n’y voit rien à redire. « La télévision nous dit que la Russie mène une opération spéciale pour aller sauver les russophones dans le Donbass », débite-t-il.
« Qui croire d’autre ? Je soutiens mon président dans cette décision, il en sait plus que vous ou moi. » Raoul, éleveur de 30 ans, poursuit : « En Ukraine, il y a une haine totale des Russes, ce sont malheureusement beaucoup des bandéristes là-bas. Il fallait absolument faire quelque chose, pas le choix. »
« Bandériste », l’adjectif est omniprésent pour qualifier les Ukrainiens d’aujourd’hui. Il désigne les supporters de Stepan Bandera, leader nationaliste ukrainien et collaborateur du régime nazi dans les années 1940. Ce discours sur la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine est sur toutes les lèvres à Vladimir, 300 000 habitants. Dans la rue, un écran géant a été installé pour diffuser les éléments de langage du dirigeant russe à propos du conflit.
« Ce sont les Ukrainiens qui sont zombifiés ! », assure Valentina, une Ukrainienne de 43 ans qui a émigré en Russie après 2014 avec sa fille adolescente. Elle ne parle plus du tout à sa famille (sa mère et sa sœur notamment) restée dans la région de Kherson en Ukraine. Ils l’accusent d’être devenue une « rusciste », une fasciste russe.
Tant pis, Valeria assume. « Ma mère était pro-Poutine avant, elle regrettait à l’époque que la Russie n’ait pas pris sa région avec la Crimée ! Et maintenant qu’on lui a lavé le cerveau, elle est anti-Russes totale. Là-bas, ils inculquent ça dès le plus jeune âge désormais. » Une famille de plus déchirée par le conflit.
Dans les propos, le martyre des russophones du Donbass, qui aurait été ignoré par les médias internationaux, revient sans cesse. Pour le sociologue Grigori Ioudine – qui a vu la guerre arriver –, la question des sources d’information est vitale. Les esprits ont été conditionnés pendant huit ans par les médias d’État. L’Ukraine est désignée comme une ennemie, la population a été préparée à une opération visant à la « purifier ». Dans le même temps, la presse indépendante était méthodiquement annihilée.
« Il n’y a plus guère de lien social ou d’activités communes dans les régions russes, les vieux et moins vieux n’ont rien à faire d’autre que regarder la télévision, c’est leur lien avec l’extérieur, expose Ioudine. La société est plus désintégrée et dépolitisée que jamais. Les médias gouvernementaux jouent sur ce terreau et disent “vous ne pouvez croire personne… y compris nous !”. C’est dévastateur en temps de guerre, le dialogue apaisé n’est plus possible. » Par réflexe de défense aussi, les Russes choisissent de croire.
Les délations pleuvent
De retour à Moscou, quelque chose s’est aussi brisé pour Daria, 30 ans, qui travaille dans le numérique. Elle ne parle plus à son père, qui n’a pas été convié à son récent mariage avec son compagnon français. Il n’est pas plus au courant du départ imminent du couple vers l’Europe. Sa fille se dit déprimée, triste. Elle est aussi en colère : « Je suis surtout extrêmement déçue de réaliser que ma famille, pourtant moscovite, cultivée, au haut niveau d’éducation, soutient tout ceci. Ils ont trahi mes valeurs. »
Daria et son mari Martin, dans leur appartement de Rasskazovka, nouveau quartier du « grand » Moscou, en avril 2022. © Photo Tom Grimbert pour Mediapart
« Ils ont des arguments enfantins, recrachés de la TV, du type “il fallait agir avant que l’Otan ne nous envahisse”. Ils y croient vraiment, impossible de discuter. Et c’est ma position qu’ils jugent naïve et stupide ! Pour eux, tout n’est que fakes. J’ai décidé de couper toute communication. » Daria pense que ces réactions contiennent une part de peur, un refus d’accepter la dure réalité des agissements de son pays. « Le déni est très répandu, c’est vrai », estime Lisa Ali.
La situation est la même pour Sveta*, spécialisée dans l’apprentissage à distance. Sa mère, originaire de Louhansk, vit désormais dans la riche ville pétrolière de Tioumen en Sibérie. Sa grand-mère, malade, est toujours en territoire séparatiste. Peu après le début de l’intervention, sa mère est victime d’une attaque cérébrale. On lui conseille de se reposer et de ne pas s’énerver ; pourtant, lors d’un appel vidéo avec sa fille, elle s’emporte.
Sveta raconte : « Je l’ai vue monter dans les tours illico au sujet de l’Ukraine, puis une partie de son visage s’est littéralement figé. J’ai eu très peur pour elle et ai mis fin à la discussion. Avant, elle avait osé me lancer qu’en étant contre cette invasion, je me fichais du sort de “ma pauvre grand-mère” là-bas ! Pour elle, les morts civiles dans le Donbass justifient également cette intervention. »
Avec sa compagne Ouliana*, Sveta va elle aussi s’en aller. Sa mère n’en a pas encore été informée. « Je pense qu’avec le temps, elle comprendra la vérité. » Daria pense de son côté rendre visite à sa grand-mère et à sa tante, malgré leurs divergences, avant de laisser la Russie derrière.
Sveta et Ouliana* dans leur quartier de Babouchkinskaïa, à Moscou, en avril 2022. © Photo Tom Grimbert pour Mediapart
D’autres ruptures sont encore plus nettes : l’acteur russe Vladimir Machkov, qui a fait installer un Z géant sur le théâtre Tabakov dont il est le directeur artistique, a récemment renié sa fille qui s’était prononcée contre l’intervention.
Sur fond de fuite des cerveaux, d’autres voix anti-guerre sont, de plus en plus, victimes d’intimidations. Ces dernières semaines, plusieurs activistes ont vu leurs couloirs tagués de Z et de messages les dénonçant comme traîtres à la patrie.Une jeune militante a eu droit à un poster calomnieux personnalisé.
Le très respecté Alexeï Venediktov, ex-patron de la radio libérale Écho de Moscou, fermée par les autorités, a carrément trouvé une tête de porc devant sa porte. En province, plusieurs terribles histoires de dénonciations ont émergé. Deux institutrices notamment ont été dénoncées par des élèves pour avoir critiqué en classe l’attaque russe. L’une d’elles risque la prison. Un développement logique : Vladimir Poutine n’a-t-il pas incité les Russes à se dénoncer entre eux, en appelant à débusquer une prétendue « cinquième colonne », lors de son édifiant discours du 16 mars dernier ?
L’écrivain nationaliste Zakhar Prilépine, jadis célébré en France, a même lancé avec son parti un site où dénoncer son voisin de palier ou de métro, coupable de s’être prononcé contre l’invasion ou d’avoir regardé une vidéo de Volodymyr Zelensky sur son portable. Depuis, les délations pleuvent. Le 1er avril, Grigori Ioudine donnait une interview à un journal en ligne allemand. Son titre ? « Un régime fasciste approche en Russie. »
Julian Colling Boîte noire
* Les prénoms ont été modifiés.
La matière de cet article a été récoltée avant la révélation des meurtres commis à Boutcha notamment, près de Kyiv (Kiev en russe). Il semble peu probable que ces faits – dénoncés par les médias gouvernementaux russes comme des manipulations ukrainiennes – soient de nature à faire évoluer de manière significative l’opinion publique.