Le politiste Bruno Villalba considère, dans un entretien au « Monde », que la guerre en Ukraine agit comme un « révélateur » du lien entre nos modes de vie et leurs conséquences sur les équilibres planétaires.
Bruno Villalba est professeur de science politique à l’école AgroParisTech, membre du laboratoire de recherches Printemps, où il travaille sur les effets des contraintes écologiques sur l’organisation de la démocratie. Il a dirigé (avec Luc Semal) Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale, perspectives institutionnelles (Quæ, 2018).
Comment analysez-vous les appels à modérer la température des logements, au nom du refus de financer la guerre de la Russie en Ukraine ?
Cette réaction traduit une prise de conscience bienvenue que notre mode de vie contribue à financer les bombes qui pleuvent sur les Ukrainiens. Cette guerre agit comme un révélateur du lien tangible entre nos actes quotidiens – la température de nos appartements, la vitesse de nos déplacements, notre niveau de consommation – et leurs conséquences sur des familles qui fuient la guerre ou, ailleurs, le réchauffement climatique.
Mais cette prise de conscience doit être nuancée. Si nous sommes prêts collectivement à faire un effort de solidarité, très vite se pose la question du pouvoir d’achat, qui reste en tête des motivations des intentions de vote à la présidentielle. La stabilité du prix de l’essence à la pompe demeure aussi une priorité pour nos gouvernants. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Election présidentielle 2022 : le pouvoir d’achat hante la campagne
Tout cela témoigne d’une forme de dissociation entre le constat et les actes. Il est regrettable que la plupart des appels à baisser la température de nos chauffages négligent la notion de justice sociale. Tout le monde ne va pas souffrir de la même façon de la crise énergétique qui s’annonce.
Nombreux sont ceux qui dénoncent une « sobriété subie », parce qu’ils vivent aujourd’hui dans la précarité. Que leur répondez-vous ?
La justice sociale est une question centrale quand on parle de sobriété, comme on l’a vu lors du mouvement des « gilets jaunes ». Les mesures de sobriété doivent être pensées en tenant compte des inégalités. Faire peser des politiques d’économie d’énergie sur les catégories sociales qui sont déjà en situation de sobriété contrainte sur le plan de la mobilité, de la consommation ou de l’énergie n’est pas tenable.
A l’inverse, l’idée, largement partagée dans la classe politique, que la productivité pourrait résoudre les inégalités sociales est un leurre, car elle se heurte aux limites planétaires. Maintenir l’idée d’un « rattrapage pour tous » grâce à la relance, c’est faire de fausses promesses qu’on ne pourra pas tenir durablement, parce que le stock de ressources est fini. Et c’est encore plus vrai si on raisonne à l’échelle de la planète. Il y a plutôt un travail de péréquation à établir pour accéder à un bien-être équitablement partagé.
Nous sommes incités à faire des efforts en attendant que l’on ait substitué au pétrole et au gaz russes d’autres ressources énergétiques. La sobriété peut-elle être transitoire ?
Cette vision montre bien que l’on reste dans une logique d’abondance, et pas de sobriété. Ces appels à la modération s’inscrivent dans le même registre que la « chasse au gaspi » de la fin des années 1970, après les chocs pétroliers, quand les membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) imposaient une augmentation drastique des prix.
Cette politique d’économies visait alors à accompagner le passage de la dépendance au pétrole du monde arabe vers le déploiement du programme nucléaire français. Dès que la ressource nucléaire a été prête, on a pu repartir comme avant, sans remettre en cause la finalité des dépenses énergétiques, bien au contraire, puisque c’est à partir de cette époque que s’est généralisé le passage au tout-électrique individuel dans les appartements, une catastrophe dont les locataires payent depuis le prix fort.
Aujourd’hui encore, on reste dans l’idée que l’on va pouvoir apporter une solution technique et rebondir par l’innovation, sans voir que l’on ne fait que déplacer le problème. La réduction de l’usage de la voiture n’est pas au programme ; on va remplacer les véhicules thermiques par des véhicules électriques, c’est-à-dire nucléaires, et accroître notre dépendance aux pays producteurs d’uranium et à une ressource qui est, elle aussi, limitée en stock, sans parler des
menaces nucléaires et de la charge que nous imposons aux générations futures.
La substitution pourra fonctionner pendant un court délai, mais après, nous nous retrouverons dans une situation encore plus dégradée.
La crise d’approvisionnement d’énergie doit nous interroger sur notre besoin frénétique de consommer de l’énergie et l’inégale répartition de cette consommation. La sobriété ne peut pas être une étape transitoire, sauf à méconnaître la réalité et les limites de la planète, ainsi que les conséquences de ce déni pour des millions de personnes.
Comment expliquer que nos gouvernants aient du mal à mobiliser durablement l’idée de sobriété face aux crises ?
La sobriété est un sujet très compliqué à manier en politique, car elle remet en cause un imaginaire de l’abondance qui imprègne profondément depuis trois siècles nos sociétés.
C’est une notion ancienne, présente dans la plupart des grands courants philosophiques dès l’Antiquité, mais de façon différente. Chez les stoïciens, la modération était un impératif moral individuel. Il s’agissait de réduire ses aspirations pour rester maître de soi-même. A l’ère chrétienne, au contraire, la sobriété n’était pas un choix personnel, mais une obligation religieuse, nécessaire à l’ordre du monde. Comme l’ont décrit les historiens Jacques Le Goff et Régine Pernoud, l’objectif de l’organisation sociale au Moyen Age n’était ni le travail ni la production, mais la célébration de Dieu. Les corporations professionnelles limitaient la quantité de biens que chaque artisan avait le droit de produire, car le but de l’existence n’était pas de s’enrichir mais de sauver son âme. L’idée de modération a donc joué un rôle important dans l’organisation sociale au Moyen Age avant d’être marginalisée dans les sociétés modernes.
Comment s’est diffusé l’imaginaire de l’abondance qui prévaut aujourd’hui ?
Le tournant date du XVIIe siècle, une époque où se conjuguent des découvertes exceptionnelles, notamment géographiques, des connaissances scientifiques et techniques, et la naissance d’idées nouvelles. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles se construit l’idée d’un monde sans limite que décrivent très bien les atlas de l’époque, une « terra incognita », comme l’a décrit le livre du même nom d’Alain Corbin [Albin Michel, 2020], où les frontières reculent au fur et à mesure des découvertes.
A cela s’ajoute l’imaginaire d’une profusion du vivant. Lewis et Clark, les premiers explorateurs des Etats-Unis, décrivent des hordes de bisons de plusieurs kilomètres, des nuées d’oiseaux qui « obscurcissent le ciel ». Le monde semble s’offrir aux Occidentaux qui vont pouvoir l’exploiter autant qu’ils le veulent, car ils disposent – et c’est nouveau aussi – des techniques et de la connaissance scientifique pour le faire.
Les économistes des XVIIIe et XIXe siècles produisent un récit selon lequel les ressources sont sans fin. Il suffit presque de taper sur le sol pour que le charbon jaillisse. L’économiste français Jean-Baptiste Say [1767-1832] écrit, en 1803, dans son Traité d’économie politique que « les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement ». Naît aussi l’idée que de toute façon, si elles viennent à s’épuiser ici, on ira les chercher ailleurs. On colonisera d’autres territoires, et les peuples qui y vivent, pour maintenir cette abondance.
De quelle façon ces découvertes s’articulent-elles avec l’idée de liberté individuelle ?
Ce bouleversement s’accompagne d’une philosophie et d’un modèle politique. Mis à part Jean-Jacques Rousseau, tous les philosophes modernes définissent la liberté de l’individu par sa capacité à déterminer ses propres choix et à les réaliser. Pour y parvenir, la démocratie va construire une extension constante des droits – droit de propriété, droits politiques, sociaux et économiques – et une infinité de choix possibles pour les satisfaire.
Ce modèle politique développe à son tour un imaginaire d’une société sans limite ; il se constitue « hors sol », comme l’ont montré les travaux des philosophes Timothy Morton, Dominique Bourg ou Corine Pelluchon.
L’utilisation intensive des ressources fossiles permet le développement des régimes démocratiques au prix d’une externalisation des contraintes environnementales. Si le modèle a fonctionné, surtout pour une partie des habitants de la planète, il se heurte aujourd’hui aux limites planétaires.
Comment renoncer à cette abondance dans un cadre démocratique ?
Dans une logique d’abondance, la sobriété peut être perçue comme une forme de renoncement à la liberté individuelle. « On n’a plus le droit de faire ce qu’on veut », entend-on parfois. Il n’est pas facile d’admettre que la multiplicité des possibilités qui nous ont été offertes jusqu’à maintenant est source de guerres et de catastrophes liées au changement climatique et qu’elle n’est plus compatible avec les limites planétaires. Il est sans doute plus facile de rechercher des alternatives plutôt que de réévaluer cette extension continue des droits.
Mais c’est oublier que la démocratie n’est pas seulement le régime politique qui donne des droits, c’est aussi celui qui organise la façon dont les citoyens s’imposent des normes communes. Organiser démocratiquement la sobriété dans un monde fini, c’est négocier collectivement ce qui est nécessaire pour que chacun ait accès à des conditions de vie décentes et définir ensemble des priorités : va-t-on utiliser l’énergie dont nous disposons pour satisfaire le confort de quelques-uns – c’est le cas de la vitesse automobile, par exemple – ou pour ce qui relève du commun ?
La revue scientifique The Lancet a publié un rapport sur les conséquences d’une baisse des approvisionnements en pétrole sur les soins dans les hôpitaux : il conclut à un inévitable rationnement des soins, car les systèmes de santé dépendent étroitement des ressources énergétiques. Comment voulons-nous prioriser l’accès aux soins ?
La sobriété n’a de sens que si elle est portée par la collectivité. Elle nécessite une définition compatible avec la pression démographique, la raréfaction des ressources et le dérèglement climatique. Elle a aussi besoin d’indicateurs qui permettent d’en modéliser les effets et de mécanismes décidés démocratiquement.
Après trois siècles d’abondance, peut-il y avoir une sobriété heureuse ?
Le seul moyen d’y parvenir est d’inventer d’autres formes de liberté, d’émancipation, d’autonomie, où l’accumulation de biens matériels n’est plus une preuve de l’épanouissement de soi. Certains l’ont compris et organisent des sociétés fondées sur de nouveaux imaginaires, dans les ZAD – les zones à défendre – par exemple.
Le philosophe Jean Baudrillard [1929-2007] avait mis en évidence, dès les années 1970, cette confusion entre le besoin et le désir, ainsi que le caractère infini des aspirations au bien-être. Aujourd’hui s’impose petit à petit l’idée que la réalisation de soi ne peut pas dépendre seulement de la satisfaction des désirs. Mais cela nécessite de remettre en débat ce que l’on considère depuis longtemps comme des évidences, par exemple le fait que la consommation est nécessaire à l’épanouissement. Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Notre addiction aux énergies fossiles nourrit le réchauffement climatique et finance la guerre qui nous menace »
La sobriété est un enjeu de justice et de solidarité, avec les « gilets jaunes » hier ou les Ukrainiens aujourd’hui. Nos modes de vie ont des conséquences sociales qu’on connaît bien désormais sur les autres humains et sur les « autres terrestres », comme les animaux, selon l’expression de Val Plumwood [1939-2008]. L’intérêt de la sobriété, c’est de remettre au cœur de la question politique ces interactions avec tous les vivants.
Claire Legros