Dalila Dalléas Bouzar, artiste plasticienne d’origine algérienne vit en Gironde. Elle participe en ce moment à l’exposition du FRAC (Bordeaux Meca) intitulée Mémoria :récits d’une autre histoire que nous avons présenté sur ce blog il y a quelques jours. (la rédaction)
L’artiste est revenue aux racines de la performance en se produisant, le 20 mars à Paris, avec ses mots et ses rubans dans l’espace public.
Par Philippe Dagen
Publié hier à 10h38, mis à jour hier à 16h33
A trois reprises, Dalila Dalléas Bouzar a dû renoncer à la performance qu’elle avait en tête : impossible de réunir une assistance, même réduite, dans une galerie. Quand elle a appris que la quatrième tentative, prévue le 20 mars, serait impossible, la performeuse et peintre a décidé qu’elle l’accomplirait quand même, mais en plein air, et selon une autre trame.
Rendez-vous a été donné à l’heure prévue initialement, mais au pied de l’obélisque de la Concorde. Devant une quinzaine d’amis et d’invités, bientôt rejoints par des passants, l’artiste, maillot collant noir et pieds nus, a d’abord tracé deux cercles de pigments bleu vif et violet, fait brûler du papier d’Arménie et procédé à une libation d’alcool. Puis elle a peint son visage de bleu clair et de rouge, ses mains et ses avant-bras de noir, et tracé sur sa gorge un signe qui tient du scarabée, du sexe féminin et de l’œil. A ce moment, on s’est aperçu que le bruit de la circulation avait comme disparu : il était rejeté très loin, à la périphérie du rituel – puisque c’était un rituel à l’évidence qu’annonçaient ces peintures corporelles.
Sa préparation achevée, Dalila Dalléas Bouzar commence la performance : courir à la poursuite d’un arc-en-ciel. Celui-ci était matérialisé par une gerbe de longs rubans de toutes les couleurs attachés à une boule noire. Elle le lance, court le reprendre et le relancer. La voilà qui parcourt le terre-plein, contourne la fontaine puis traverse les chaussées successives jusqu’au pont de la Concorde, passe la Seine en suivant le vol de sa comète chamarrée et atteint le trottoir devant l’Assemblée nationale. Au long du trajet, un groupe plus nombreux s’agrège, incitant, par sa densité, cyclistes et automobilistes à s’arrêter – ce que, à l’inverse de ce que l’on supposerait, les premiers répugnent à faire alors que les seconds s’y prêtent plus volontiers.
Symbolique et protestataire
Parvenue aux grilles, Dalila Dalléas Bouzar arrête sa course et lit plusieurs fois deux poèmes d’Aimé Césaire. L’un d’eux s’intitule Des crocs : « Il n’est poudre de pigment ni myrrhe odeur pensive ni délectation mais fleur de sang à fleur de peau » ; l’autre, Indivisible : « Contre le sortilège mauvais, notre arme ne peut être que le pieu flambé de midi à crever pour toute aire l’épaisse prunelle du crime. » Elle lance aussi ces appels : « Chacun de nous compte » et « Chassons les marchands du temple ».
Ainsi finit la performance. Aurait-elle été aussi intense dans un lieu clos et artistique ? On en doute. Les circonstances actuelles ont décidé l’artiste à en revenir aux racines de la performance, à ce qui était la règle dans les premiers temps du happening selon Allan Kaprow et Jean-Jacques Lebel, à New York et Paris, et à l’actionnisme à Vienne dans les années 1960 : on pense, par exemple, à la Promenade viennoise, de Günter Brus en 1965, ou aux apparitions dénudées de Yayoi Kusama à Wall Street en 1968. Pour toutes et tous, il s’agissait de faire irruption parmi des monuments, d’interloquer leurs contemporains et d’inventer une gestuelle poétique.
Et politique. Le théâtre des opérations choisi par Dalila Dalléas Bouzar n’était pas neutre, du lieu où fut décapité Louis XVI jusqu’à l’Assemblée nationale. Plus précisément : jusqu’au pied de la statue monumentale du ministre Colbert, qui fit écrire le Code noir pour régir l’esclavage. Y faire entendre Césaire, né à La Martinique et dénonciateur du racisme et du colonialisme, donnait à l’arc-en-ciel un autre sens, symbolique et protestataire. Ce qui est exactement un retour à la fonction première de la performance.