A partir de la vidéo glaçante de jeunes gens interpellés par les forces de l’ordre à Mantes-la-Jolie en 2018, l’autrice d’« Il est des hommes qui se perdront toujours» réfléchit sur tout ce que l’autoritarisme policier, les réformes Blanquer ou les mesures sanitaires infligent à une jeunesse sommée de se tenir «sage».
par Emmanuelle Bayamack-Tam, écrivaine
publié le 2 octobre 2021 à 9h34
À l’occasion des 10 ans du BAL, plateforme indépendante d’exposition et de pédagogie dédiée à l’image contemporaine, une ou un écrivain s’empare chaque semaine d’une image pour porter un regard sur notre histoire collective, que celle-ci touche au politique, au social, au corps, qu’elle témoigne des derniers bouleversements ou fasse appel à une mémoire plus lointaine en résonance avec notre actualité.
Le 6 décembre 2018, 151 jeunes sont arrêtés, mis en rang, agenouillés, mains dans le dos, sur la tête ou sur la nuque. Ils resteront plusieurs heures dans cette position – de midi à seize heures pour certains. Le plus jeune a 12 ans, le plus âgé 21. Bien que tous ne soient pas lycéens, leur arrestation intervient en marge de contestations lycéennes contre la réforme du bac et celle de Parcoursup. Ces images proviennent d’une vidéo, sans doute filmée par un représentant des forces de l’ordre. On y entend distinctement un homme prononcer une formule qui fera florès : « Voilà une classe qui se tient sage ! » Diffusée le soir même sur les réseaux sociaux, la vidéo sera massivement relayée et provoquera une vague d’indignation compréhensible, en France mais aussi à l’étranger. Chargée d’enquêter sur les faits, l’IGPN conclut à un non-lieu en juillet 2019. Un collectif de familles déposera plainte avec constitution de partie civile, histoire que soit ouverte une information judiciaire – qui à ce jour n’a pas abouti et semble traîner en longueur.
Les trois vidéogrammes que j’ai sélectionnés, parmi d’autres tout aussi saisissants, ont le mérite de montrer la scène sous différents angles et avec différents protagonistes. Sur le premier, les jeunes sont de dos, face à un mur qui pourrait être d’exécution. En dépit de la piètre qualité de l’image, on peut voir que les jeunes sont menottés au serflex. Sur le deuxième, ils sont de profil, agenouillés sur ce qui semble être de la terre battue. Au premier plan, un policier est campé sur une dalle de béton, jambes légèrement écartées, matraque à la main. À quelques mètres de lui, on distingue une dizaine d’autres policiers, équipés de la même façon. Au dernier plan, on aperçoit un établissement scolaire. Il s’agit du lycée Saint-Exupéry, dont sont originaires une bonne partie des 151 jeunes gens arrêtés. Sur le troisième, la plupart sont de face. La doudoune siglée de l’un, et les trois bandes du jogging de l’autre ancrent la scène dans une réalité très contemporaine – et très familière. L’arsenal du policier au deuxième plan sur la droite remplit la même fonction : nous convaincre que ces photos n’appartiennent pas à l’Histoire. Car la posture imposée aux jeunes relève d’un imaginaire intemporel – et qu’on le veuille ou non, ces images en font resurgir d’autres, plus anciennes, peintures ou photos : celles de l’exécution des Fédérés au cimetière du Père-Lachaise, ou celles de jeunes résistants durant la Seconde Guerre mondiale, par exemple.
« Bend the knee »
Il ne nous échappe pas qu’aucun jeune n’est mort le 6 décembre 2018 à Mantes-la-Jolie, mais si la mémoire collective produit involontairement ces associations, c’est que le vocabulaire de la soumission et de l’humiliation est toujours le même. « Bend the knee », intime Daenerys Targaryen à Jon Snow, dans la série la plus populaire de tous les temps. On plie beaucoup le genou dans Game of Thrones, et si on s’y refuse, on finit généralement très mal – à part Jon Snow, évidemment. Mais GOT se déroule dans un univers fictif de fantasy pseudo médiévale, un univers ultra-violent et a priori très éloigné du nôtre, où il s’agit sans cesse d’imposer sa domination et d’obtenir de l’autre qu’il traduise sa soumission et son allégeance en signes immédiatement intelligibles : mettre genou à terre, courber la tête.
Les images filmées à Mantes-la-Jolie relèvent donc à mon sens d’un anachronisme perturbant, mais il faut croire que l’on trouvera toujours des gens pour en faire s’agenouiller d’autres, au nom du maintien de l’ordre, mais surtout en vertu d’un principe de jouissance beaucoup moins avouable. Car si la vidéo dont elles sont extraites a paru scandaleuse à beaucoup, elle a également suscité une vague de jubilation narquoise : finalement, ils l’avaient bien cherché, ces jeunes, banlieusards de surcroît, qui auraient dû être à l’école au lieu de manifester et de faire brûler des poubelles. C’est cette jubilation narquoise que l’on entend dans la phrase prononcée (sans doute par l’auteur même de ces images), et si la formule a eu un tel succès, c’est probablement aussi parce qu’elle traduit une sorte d’idéal pédagogique – à la fois fantasmatique et réactionnaire. S’il y a des gens pour croire qu’une bonne classe, c’est précisément « une classe qui se tient sage », les enseignants savent que c’est exactement l’inverse.
Une classe, des élèves, ça s’agite, ça remue, ça discute. Une classe dans laquelle on a «figé la situation», pour reprendre les mots d’un représentant de l’UNSA Police, est une classe dans laquelle il ne se passe rien, hormis l’ingurgitation passive de contenus privés de sens. Sans compter que des classes, il n’y en a quasi plus dans les lycées généraux, la réforme Blanquer ayant pulvérisé ce qui relevait somme toute d’un collectif, soit un groupe d’une trentaine de jeunes gens, réunis pour deux ou trois ans, partageant des cours, des enseignants, des horaires, et donc du temps de réflexion, des questionnements et des émotions. Aujourd’hui, par le jeu des options, les élèves de première et de terminale n’appartiennent plus vraiment à des groupes-classes. Ils ont cours tantôt avec certains, tantôt avec d’autres, et se croisent sans avoir le temps de se connaître vraiment.
Répression de plus en plus brutale
Les faits datent de presque trois ans, et le moins qu’on puisse dire, c’est que les classes (enfin, ce qu’il en reste dans les lycées généraux) ne se sont jamais tenues plus sages qu’en ces deux dernières années scolaires, pandémie aidant. On m’objectera que les virus ne relèvent pas d’une intentionnalité humaine, et que personne n’a souhaité confiner la jeunesse, entraver à ce point sa liberté d’action et de mouvement. Certes, mais cela n’enlève pas leur caractère étrangement prémonitoire à ces images. Pour « figer une situation », rien de tel que la maladie, la mort, et les mesures sanitaires que l’on prend pour s’en prémunir. Évidemment, c’est tout le pays (voire tous les pays) que la pandémie a contraint à l’obéissance et à l’immobilité, mais c’est bien le sort fait à la jeunesse qui est le plus préoccupant.
Qu’on la mette à genoux pendant des heures, ou que l’on accepte qu’elle ne puisse plus aller en cours, sortir, voir ses amis, manger dehors, aller danser, j’y vois un effarant continuum de violence et de mépris. On a continué à maltraiter cette jeunesse. On a continué à la préférer « sage », soumise, arrêtée dans ses projets, enrayée dans ses désirs. Et c’est très grave. Car ce n’est pas la même chose d’être confiné à 18 ans et de l’être à 40 ; il est beaucoup plus délétère d’être privé d’émulation, de rencontres et d’échanges imprévus, alors que l’on est un être en pleine mutation et en pleine formation.
Si ces images dérangeantes nous ont finalement trop peu dérangés, elles ont été jugées suffisamment emblématiques pour que le journaliste David Dufresne intitule Un pays qui se tient sage (2020) le documentaire qu’il a consacré aux violences policières, opérant par ce titre un changement d’échelle tout à fait éclairant : si les jeunes des quartiers sensibles subissent quasi quotidiennement ces violences, ils n’en ont pas, ou plus, l’apanage, puisque des manifestations de citoyens lambda, pas forcément jeunes ni issus des banlieues, font l’objet d’une répression de plus en plus brutale. Notons d’ailleurs que dans les jours qui ont suivi l’interpellation des jeunes de Mantes-la-Jolie, la posture qui leur a été imposée a été reprise et mimée par ces manifestants lambda (gilets jaunes, lycéens de tous milieux sociaux…), qui entendaient transformer la posture humiliante en manifestation de solidarité et finalement, en acte d’insoumission.
En ces temps de rentrée scolaire et universitaire, souhaitons-nous de retrouver des classes qui ne soient pas trop « sages », parce que la sagesse qui s’obtient par la coercition et l’humiliation n’a aucune valeur et aucun intérêt. Et souhaitons-nous aussi de retrouver des jeunes que les mesures prophylactiques n’auront pas conditionnés à l’atonie, à l’immobilisme, à l’isolement, au confort apparent du « distanciel » et de ce qu’Alain Damasio appelle la «grande couveuse» ou le «techno cocon» – et dont il a très justement dénoncé le caractère préjudiciable. Une situation figée, ça ressemble quand même furieusement à la mort…
Dernier ouvrage paru (sous le pseudonyme Rebecca Lighieri) : Il est des hommes qui se perdront toujours(éd. POL, 2020)