Depuis le 7 octobre, La France insoumise se voit accusée d’être propalestinienne par calcul électoral. Plus direct encore, le ministre de la justice a reproché à Jean-Luc Mélenchon de chercher « le vote des barbus ». La résurrection d’un vieux fantasme de la politique française, qui a successivement amalgamé les « Beurs », les banlieues et les musulmans.
Fabien Escalona et Ilyes Ramdani
26 novembre 2023 à 12h45
Depuis les attaques du 7 octobre en Israël, les polémiques ont été incessantes à propos de La France insoumise (LFI), qu’il s’agisse de son refus d’user de la catégorie « terroriste » pour parler du Hamas ou de son refus de participer à la marche du 12 novembre contre l’antisémitisme, à laquelle s’était jointe l’extrême droite lepéniste et zemmouriste. Parmi les accusations lancées à l’encontre du parti de Jean-Luc Mélenchon, celle de « clientélisme électoral » a été abondamment utilisée.
Elle est souvent venue du camp présidentiel, et même du gouvernement. « Jean-Luc Mélenchon veut le vote des barbus, a accusé Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, sur France Info mi-octobre. Il a décidé de détruire la République. » Le député Renaissance Karl Olive a appelé, dans le même esprit de nuance, à « ficher S » le leader de gauche, jugé comme « un danger pour la société ».
La presse conservatrice n’est pas en reste. Dans Le Figaro, l’essayiste Malika Sorel affirme que « le vote musulman s’est mué en enjeu électoral majeur, et c’est la raison pour laquelle s’est enclenchée une course à celui – ou celle – qui réussira la plus belle et la plus endiablée des danses du ventre. […] Jean-Luc Mélenchon y excelle ». Dans Le Point, l’écrivain Kamel Daoud a consacré sa chronique au « “cheikh” Mélenchon », qu’il décrit comme « l’otage des islamistes ».
Outre les raccourcis et les confusions qu’elles charrient, ces accusations témoignent d’un imaginaire essentialisant et anxiogène. Les Français musulmans y jouent le rôle de nouvelles « classes dangereuses », menaçant le supposé mode de vie et les valeurs dans lesquelles communierait le reste de la population. Le « péril rouge » des Insoumis est construit comme un risque d’autant plus effrayant qu’il chercherait à s’imposer par les alliances les plus obscures.
À vrai dire, l’argumentaire n’est pas nouveau. L’actualité au Proche-Orient et ses répercussions en France sont un prétexte à réactualiser les reproches faits à Mélenchon d’un « tournant communautariste », par de nombreux acteurs politico-médiatiques qui ne se sont pas remis de sa participation à la Marche contre l’islamophobie en 2019. Depuis lors, les soupçons sur ses « ambiguïtés » quant à la défense de la laïcité ont régulièrement été exprimés.
Ces voix mettent en avant une stratégie assumée par les dirigeants insoumis depuis six ans : mobiliser massivement les quartiers populaires dans la quête du pouvoir. « Je n’ai pas peur de le dire : ceux que vous voyez là, dans ces quartiers, c’est la nouvelle France, avait lancé Jean-Luc Mélenchon en Seine-Saint-Denis, à l’automne 2018. Celle sur laquelle nous nous appuierons pour tout changer demain. » S’est ensuivi un discours plus clair sur les discriminations, la « créolisation » ou les violences policières.
Mais cette stratégie et ces discours dépassent la question de la religion (les problématiques des quartiers populaires ne s’y réduisent évidemment pas), et n’induisent pas que le projet politique de LFI soit coloré par une supposée influence islamique (encore faudrait-il définir laquelle, au regard de la diversité doctrinale, géographique et ethnique de cette religion).
À ce jeu-là, la droite n’est pas en reste
Rien, dans le programme de LFI, ne consisterait à bouleverser les équilibres libéraux de la loi 1905. À la limite, ceux qui s’en écartent le plus aujourd’hui sont au contraire ceux qui veulent la transformer en une valeur identitaire plus qu’en un principe de séparation des Églises et de l’État. Il ne semble pas venir à l’esprit des contempteurs de LFI que la lutte contre l’islamophobie puisse être un combat légitime, visant à une égale dignité et une égale capacité de participation de tous les citoyens et citoyennes à la République, plutôt qu’à l’exaltation abstraite de celle-ci.
Raison pour laquelle l’historienne Blandine Chelini-Pont dédramatise l’hypothèse même d’un calcul électoral, en soulignant que celui-ci n’est par ailleurs pas absent des forces les plus hostiles à LFI. Dans un article publié cette année dans la Revue du droit des religions, elle écrit : « Courtiser les électeurs en s’appuyant sur une grille de lecture décolonisée de la discrimination spatiale et religieuse des musulmans équivaut bien à la manière dont le parti LR et la droite hors les murs cherchent à “catholiciser” les électeurs, dans une rhétorique défensive-identitaire contribuant à creuser la polarisation ethnoreligieuse. »
On pourrait même aller plus loin, en soulignant que la droite a elle-même été tentée de jouer sur le ressort des valeurs religieuses des musulmans de France pour séduire une partie d’entre eux, notamment après la mobilisation contre le mariage pour les couples homosexuels en 2014.
Alors cadre national de l’UMP et candidat à la mairie de Tourcoing, Gérald Darmanin était un des initiateurs de cette stratégie. L’élu nordiste assumait à l’époque de vouloir effacer « l’image islamophobe » de son parti et déclarait : « Les Français musulmans sont naturellement tentés par le discours de la droite, attachés aux valeurs traditionnelles de la famille et à la récompense du mérite plutôt qu’à l’assistanat. »
Il reste que ces tentatives ont largement échoué. Professeur de sociologie à l’université Paris VIII, Claude Dargent observe que « quels que soient les efforts de la droite et les convergences qui existent sur le genre, les valeurs et les sexualités, il y a un fossé fondamental dû au fait que les jeunes musulmans de France se sentent discriminés et se tournent donc davantage vers la gauche. Ça crée un conflit de valeurs, c’est vrai, mais en 2022 encore, ils l’ont résolu du côté de Mélenchon et pas de [Valérie] Pécresse », la candidate LR.
Un électorat musulman arrimé à la gauche
Car oui, les rares enquêtes disponibles montrent bien que Jean-Luc Mélenchon a été très nettement surreprésenté dans l’électorat musulman. Malgré tout, la réalité d’un « vote musulman » en tant que tel reste discutable. D’une part, l’expression risque d’occulter la diversité d’une communauté qui ne se comporte pas comme un « tout » homogène, ne serait-ce qu’en raison de l’abstention qui y prévaut, comme dans d’autres groupes. D’autre part, même lorsqu’une majorité de votantes et de votants musulmans convergent dans leurs choix électoraux, cela ne veut pas forcément dire que ce soit en raison d’une logique confessionnelle.
Pour illustrer ces mises en garde, on peut d’abord rappeler l’échec cuisant des listes s’adressant explicitement aux personnes musulmanes dans leurs discours et leurs programmes. Autrement dit, lorsque le supposé « vote musulman » a eu l’occasion de s’investir dans des listes authentiquement communautaires, celles-ci ont réalisé des scores très médiocres.
Aux élections européennes de 2019, l’Union des démocrates musulmans français (UDMF) n’a obtenu que 0,13 % des suffrages. Ses résultats sont restés marginaux à tous les scrutins suivants. Aux municipales de 2014 et de 2020, le bruit médiatique suscité autour des listes communautaires s’est révélé disproportionné au regard de leurs performances réelles.
À supposer que le vote musulman existe, il n’a donc pas été canalisé par des organisations revendiquant le référent de l’islam comme ressort central de leur identité politique. S’il faut le chercher, ce serait donc dans l’alignement à gauche des Français·es musulman·es, mesuré par les rares et partielles enquêtes disponibles depuis les années 1980, qui portent soit sur des personnes déclarant leur religion, soit sur des Français·es issu·es de l’immigration maghrébine et subsaharienne.
Aux élections présidentielles de 2002, 2007 et 2012, ces enquêtes convergent pour estimer qu’entre deux tiers et quatre cinquièmes des Français·es de confession musulmane ont voté pour des candidatures de gauche lors des premiers tours, et environ neuf sur dix ont plébiscité Ségolène Royal puis François Hollande contre Nicolas Sarkozy. La présence d’Emmanuel Macron a fait baisser cette proportion lors du premier tour de 2017, mais il n’y a pas eu d’alignement comparable à la gauche sur sa candidature (à part au second tour contre Marine Le Pen).
Il reste toutefois à l’interpréter. De façon révélatrice, les dénonciations du clientélisme de la gauche envers une population globalement identique (en gros, les Français·es « racisé·es ») ont usé d’un vocabulaire changeant au fil du temps, qui n’a pas toujours eu de connotation religieuse.
Derrière le vote des musulmans, celui des « minorités visibles »
Sous François Mitterrand, c’est la défense des « Beurs » qui était pointée. Après la rupture Sarkozy à droite dans les années 2000, qui a suscité des campagnes d’inscription sur les listes électorales dans les quartiers populaires, c’est le lien de la gauche avec ces territoires qui a été commenté. C’est plus récemment que la notion de « vote musulman » s’est imposée dans le débat politico-médiatique. On pourrait ainsi se demander si ce n’est pas avant tout le regard sur la population concernée qui s’est confessionnalisé.
Pour Claude Dargent, le facteur religieux ne doit pas être écarté par principe. Historiquement, l’appartenance et surtout la pratique du catholicisme ont en effet été structurantes des comportements électoraux. Certes, une masse croissante de personnes n’est plus concernée, mais quand ce facteur est présent, il compte fortement.
« La religion est une part des individus, explique-t-il. C’est une part de vos valeurs, de vos normes. Elle colore vos appréciations politiques et donc une part de votre vote. Le religieux pèse très lourd dans les enquêtes électorales. Contrairement à ce que disent [Julia] Cagé et [Thomas] Piketty, la variable religieuse reste la plus importante, avant même le patrimoine. »
Le même chercheur ne prétend pas que tout doit être lu à travers une grille de lecture confessionnelle : « Les musulmans ne sont pas seulement musulmans, ils ont d’autres caractéristiques sociales. Et tout ça peut modifier leur vote, selon qu’ils sont cadres supérieurs ou non, professions indépendantes ou non. » Dans ses travaux, il a cependant pu conclure que « la confession musulmane a en elle-même un effet notable sur l’orientation du comportement politique, indépendant de la position socioprofessionnelle ».
Vincent Tiberj, qui a publié un article intitulé « Le vote musulman n’existe pas… pour l’instant » en 2015, reste sur une ligne très prudente, sans faire de cette question un tabou. Il souligne, comme un problème scientifique, le fait que « la plupart des enquêtes ne permettent pas de comparer les résultats en prenant en compte toute la diversité, c’est-à-dire à la fois les origines ethniques et les appartenances confessionnelles ». Il est par ailleurs important de d’observer comment ces minorités se sentent perçues et dans quel camp politique elles se reconnaissent hors moment électoral, et comment ce sentiment évolue au fil des générations.
À cet égard, les travaux menés par Vincent Tiberj pour s’approcher de cet idéal aboutissent à deux conclusions importantes. D’un côté, il est vrai que les variables de la position sociale ne suffisent pas à rendre compte du survote à gauche des personnes de confession musulmane. D’un autre côté, en revanche, on observe que des personnes issues de l’immigration maghrébine ou africaine, même lorsqu’elles ne sont pas musulmanes, se reconnaissent dans la gauche à des niveaux très élevés, et cela de manière persistante au fil des générations. Ce phénomène concerne aussi les Français·es ultramarin·es, dont très peu sont de confession musulmane.
En 2022, un vote « refuge » dans un climat islamophobe ?
Il s’agit à chaque fois de minorités dites visibles, parce que noires ou arabes. Dans les enquêtes scientifiques qui leur sont consacrées, elles se distinguent d’autres immigré·es ou descendant·es d’immigrés par le fait d’avoir subi une insulte raciste dans l’année ou par le faible sentiment d’être perçu·e comme un·e Français·e par le reste de la population. Comme Vincent Tiberj l’écrivait en 2015, « plus un groupe est visible et discriminé, plus l’impact de l’origine sur le placement à gauche est fort ».
Le même concluait qu’un vote musulman pourrait néanmoins se développer en réaction aux « débats autour de l’islam » provoqués par les élites politico-médiatiques. Il faudra du temps et des enquêtes de qualité pour voir si ce ressort accompagne celui de la discrimination, mais sur le terrain, certains acteurs estiment que la polarisation du débat public autour de la place de l’islam en France a pu contribuer à un réflexe de défense religieuse contre une offensive étatique.
C’est le cas d’Aly Diouara, président du mouvement citoyen La Seine-Saint-Denis au cœur, classé à gauche. « Beaucoup de musulmans de France ont voté pour Jean-Luc Mélenchon parce qu’ils ont pensé que c’était le seul candidat qui garantissait leurs libertés individuelles, de conscience et de culte, estime le militant basé à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). On a vu dans le quinquennat précédent une recrudescence des actes et des discours islamophobes, malgré toutes les promesses du candidat Macron en 2017. Forcément, ça a joué. »
Un vote « refuge » qu’exprimaient de nombreux électeurs et électrices interrogés par Mediapart durant la campagne présidentielle. Aly Diouara cite, pour appuyer son propos, la dissolution d’associations comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) mais aussi la loi « séparatisme » adoptée en 2020. « Les Français de confession musulmane sont, comme tout le monde, préoccupés par la fin du mois et les questions sociales, mais ils aspirent à vivre en sérénité, souligne le militant local. À force d’être pointés du doigt, beaucoup se tournent naturellement vers le candidat qui met en avant la préservation de leur sécurité, morale ou physique. »
Ce qui se passe depuis le 7 octobre à gauche aura forcément une mémoire dans les quartiers populaires.
Aly Diouara, président de La Seine-Saint-Denis au cœur
Dans une note datée de l’été 2022 et révélée par Europe 1, les services de renseignement eux-mêmes corroborent cette analyse. Revenant sur la loi « séparatisme » et cherchant à comprendre le succès de Jean-Luc Mélenchon chez les Françaises et Français musulmans, les fonctionnaires du service central de renseignement territorial (SCRT) écrivent que « le débat quasi permanent » sur l’islam et « l’expression d’idées hostiles aux musulmans » a suscité la « lassitude » et la « colère » de « fidèles s’estimant stigmatisés ».
La cristallisation du débat politique autour de l’islam et de ses expressions aurait donc conforté une large part de la communauté musulmane dans son survote pour Jean-Luc Mélenchon, même si celui-ci doit sans doute être davantage expliqué par le statut de « minorité visible ». De là à englober dans ce raisonnement les disputes actuelles sur la guerre à Gaza, le pas semble prématuré, sinon trompeur. « Je parlerais de solidarité arabe avant de mettre en évidence la variable religieuse, pointe Claude Dargent. Indépendamment de ses choix religieux, la population immigrée d’origine maghrébine se sent une forme de solidarité avec le monde arabe et les Palestiniens. »
Dans les cortèges de soutien à la population palestinienne se voit et s’entend, certes, une jeunesse musulmane qui s’affirme comme telle (lire notre article à ce sujet). Mais cette même jeunesse se définit aussi, selon les individus, comme issue des quartiers populaires, issue de l’immigration post-coloniale, racisée, engagée à gauche, parfois tout cela à la fois.
S’il refuse de « limiter cela à la communauté musulmane », Aly Diouara juge que la séquence politique actuelle « aura forcément une mémoire dans les quartiers populaires ». « Tout ce qui se passe depuis le 7 octobre a eu le mérite, si on peut dire ça comme ça, de clarifier le positionnement de la gauche française,juge-t-il. Je crois que l’histoire retiendra que La France insoumise a été seule à tenir sur ses positions, à ne pas applaudir le soutien inconditionnel à Israël et à dénoncer sans ambiguïté l’apartheid, le blocus de Gaza et la colonisation israélienne. »
Fabien Escalona et Ilyes Ramdani