Maison mère d’Editis, Vivendi possède désormais plus de la moitié du groupe Lagardère, propriétaire d’Hachette. Cette acquisition annonce la naissance d’un mégagroupe d’édition, contrôlé par l’industriel Vincent Bolloré, qui inquiète au plus haut point un collectif de dirigeantes de maisons d’édition indépendantes.
Il semblerait qu’un grand méchant loup s’apprête à dévorer la plus grosse part de l’édition française : c’est pour mieux nous aimer, nous dit-on, mieux défendre les auteurs, les libraires et tout l’écosystème de l’édition française… Comme chacun sait, Editis, deuxième groupe éditorial français et propriété de Vincent Bolloré, s’apprête à absorber Hachette, premier groupe français. [Depuis le 14 juin, le groupe Vivendi détient 57,35 % du groupe Lagardère, propriétaire notamment de la maison d’édition Hachette. Ce rachat n’a pas encore été approuvé par la Commission européenne.]Son idée ? Construire un mégagroupe, français et international, un géant de l’information capable de concurrencer Amazon et Google.
Si cette fusion avait lieu, qu’adviendrait-il de la diversité de l’édition française ? La situation parfois précaire des auteurs en serait-elle améliorée ? L’excellence de notre réseau de librairies en sortirait-elle renforcée ? Sans même mentionner la liberté de la presse ou l’indépendance éditoriale des maisons qui se trouveraient ainsi réunies dans ce mégagroupe… A ces questions, nous répondons non.
Plus encore que l’intuition féminine, notre expérience partagée d’éditrices indépendantes – nous fêtons, cette année, nos 20, 30 et 40 ans de métier – nous autorise à le déclarer haut et fort : une telle fusion affaiblirait considérablement la richesse, la diversité et le dynamisme du paysage éditorial français. Notre métier s’articule entre artisanat et industrie. Ce mégagroupe, tel qu’il se dessine aujourd’hui, romprait totalement l’équilibre du marché et mettrait en péril toute l’édition indépendante, car les répercussions d’une concentration jamais atteinte à ce jour, par sa taille et son ampleur, se feraient sentir sur l’ensemble de la chaîne du livre.
Situation néfaste
Actuellement, les éditeurs indépendants sous-traitent leur diffusion-distribution à des entités tierces qui assurent leur présence sur le marché. Nous avons, aujourd’hui encore, le choix entre des interlocuteurs divers, ce qui nous permet de négocier nos contrats. Le projet d’acquisition réunirait, au sein d’une seule entité, les plates-formes de diffusion et de distribution d’Hachette et d’Editis, qui représenteraient plus de 50 % du marché. Quant à l’accès aux plus petits points de vente, il serait de facto à 100 % entre les mains du nouveau mégagroupe, une situation de monopole néfaste aussi bien pour les éditeurs que pour ces plus petits points de vente.
Côté librairies, ce mégagroupe représenterait 59 % de part de marché en littérature générale, 65 % en poche et 83 % en parascolaire, selon la société d’évaluation GfK, sans parler de son poids dans les meilleures ventes. Les librairies se trouveraient, dès lors, confrontées à une pression considérable de ce géant, qui tenterait forcément de leur dicter ses conditions : des remises moindres, privilégiant le quantitatif au qualitatif. En somme, tout le contraire de la loi Lang [de 1981, relative au prix du livre], qui rémunère d’abord l’aspect qualitatif du travail des libraires, notamment leurs conseils et leurs lectures – un travail chronophage qui permet à la diversité éditoriale d’exister. Cette pression serait délétère.
Côté impression et fabrication, alors que la guerre en Ukraine nous fait toucher du doigt les difficultés de l’approvisionnement en papier, un groupe hégémonique serait très nettement avantagé. On imagine aisément comment un tel mégagroupe pourrait faire pression sur les fournisseurs, papetiers et imprimeurs, pour obtenir des prix et des délais, au détriment des maisons indépendantes.
Quant à la prescription médiatique, faut-il rappeler que ce nouveau mégagroupe serait également détenteur de journaux, magazines, radios et télévisions de diffusion nationale, présent sur l’ensemble du paysage médiatique, lui offrant une mainmise tant sur le plan de la promotion des ouvrages que de la régie publicitaire.
S’agissant des auteurs, sans qui rien ne saurait être publié, certains d’entre eux, quelques rares privilégiés, se verraient offrir des conditions mirobolantes (à-valoir exceptionnels, appui des médias appartenant au mégagroupe, promesses d’adaptation audiovisuelles par des plates-formes cousines, etc.), tandis que leurs confrères seraient réduits à quia.
Subtile péréquation
Dans nos maisons indépendantes comme dans les maisons de taille plus importante, nous travaillons sur le long terme.Nous défendons des œuvres et des auteurs, nous leur offrons le temps de se construire et d’accéder à la notoriété. Cela nécessite une subtile péréquation, un équilibre indispensable et toujours fragile. Face à ce mégagroupe, il va sans dire que nous n’aurions plus les moyens de soutenir les auteurs les plus exigeants, qui sont pourtant la fierté et l’avenir de nos catalogues.
Finalement, c’est le modèle d’une Edition sans éditeurs – pour reprendre le titre du livre d’André Schiffrin décrivant, dès 1999, les méfaits de la concentration aux Etats-Unis – que porterait inéluctablement le mégagroupe préfiguré, si la fusion devait être autorisée. Une édition où le lecteur se verrait considéré comme un consommateur d’œuvres standardisées et où pluralisme éditorial et la création littéraire seraient, peu à peu, appelés à disparaître.
Ce point de vue, fruit de nombreux échanges avec nos consœurs et confrères éditeurs sur l’ensemble du territoire, nous avons eu l’occasion de l’exposer à la cellule compétente de la Commission européenne, que nous avons conjointement interpellée. Il nous semble tout aussi important de le partager avec les principaux concernés, nos lecteurs.
Liana Levi est la directrice et fondatrice des Editions Liana Levi ; Sabine Wespieser est la directrice et fondatrice de Sabine Wespieser éditeur ; Colette Olive est cofondatrice et cogérante des éditions Verdier ; Laure Leroy est la directrice et fondatrice des Editions Zulma.
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