Racisme, agressions et invisibilité politique ont marqué la relation entre l’État chilien et les Mapuches, groupe majoritaire parmi les peuples autochtones. Toutefois, dans un geste sans précédent, ces derniers disposeront de 17 des 155 sièges de l’Assemblée constituante qui est désignée les 15 et 16 mai.
Santiago (Chili).– Le 7 janvier est une date importante pour Guacolda Catrillanca. C’est son anniversaire. Et cette année, celle de ses sept ans, a eu une saveur spéciale, car un tribunal a reconnu coupable huit policiers pour le meurtre de son père. Camilo, paysan de 24 ans d’une communauté mapuche (« peuple de la terre »), le groupe autochtone majoritaire au Chili, avait été tué d’une balle dans le dos en novembre 2018.
La version officielle voulait accréditer, en mettant en avant son casier judiciaire, que la victime était coupable. Mais la justice l’a mis à bas. Pour la communauté mapuche, c’est l’illustration parfaite du racisme dont elle est victime de la part de l’État chilien.
Au même moment cependant, la police d’investigation (PDI) a empêché la mère, la veuve et la fille de Camilo Catrillanca d’être présentes au tribunal, car elles étaient bloquées par une énorme opération antidrogue menée avec plus de 800 soldats dans leur communauté de Temucuicui.
Le même après-midi, des photos ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux montrant la petite Guacolda encerclée par la police, allongée à plat ventre sur le sol, regardant sa mère et sa grand-mère menottées à quelques mètres d’elle. Une semaine plus tard, le média communautaire Radio Villa Francia a diffusé un enregistrement audio dans lequel un responsable présumé du PDI menace de tuer une jeune Mapuche de 12 ans. Une candidate mapuche à la Constituante, Juanita Millal, avec le kultrun, instrument traditionnel, à Santiago le 7 janvier 2021. © Claudio Reyes/AFP
Quelques mois plus tôt, en septembre 2020, une scène similaire s’était produite dans le centre de Temuco, une ville située à environ 700 kilomètres de Santiago, où des enfants et des adolescents se sont affrontés aux forces de l’ordre. À cette occasion, la police était soutenue par des véhicules antiémeutes et des canons à eau pour interrompre une marche en défense des enfants mapuche à l’appel des communautés de ce peuple autochtone, le plus nombreux au Chili selon le dernier recensement de 2017 (1,7 million de personnes, soit près de 13 % de la population totale et 80 % des autochtones chiliens).
Une vingtaine de personnes avaient été arrêtées. Parmi elles, Brandon Hernández Huentecol, 20 ans, qui avait fait la une des journaux en 2016 lorsqu’il avait été grièvement blessé par le tir d’un carabinier en tentant de défendre son jeune frère de 14 ans. Hernández Huentecol vit toujours avec 180 plombs dans le corps, malgré les nombreuses opérations qu’il a subies.
« La violence est systématique et historique et, malheureusement, nous la portons presque tous dans notre héritage. Tous nos ancêtres ont vécu des épisodes de violence depuis leur enfance », estime Onesima Lienqueo, fondatrice du Réseau pour la défense des enfants mapuche.
Cette avocate autochtone a accompagné la famille de Brandon Hernandez Huentecol tout au long de son traitement à la clinique allemande de Temuco, lorsque l’adolescent était entre la vie et la mort. Que cela se soit passé lors d’une manifestation pour exiger la fin de la violence contre les enfants illustre bien ce que son peuple subit. « On parle de viols, de violences physiques, de racisme, de discrimination verbale et psychologique. Ils nous ont dépouillés de notre langue, de notre religiosité, de notre culture, de notre spiritualité », souligne Lienqueo.
« C’est directement lié à l’idée d’homogénéité créole et au fait de se sentir représenté par des imaginaires où les origines sont brouillées, il existe un déni et une profonde ignorance de la mémoire territoriale et collective, explique Daniela Catrileo, professeure de philosophie, écrivaine et poète. Nous l’observons dès le plus jeune âge dans les écoles, où le programme scolaire tend à blanchir l’histoire, à donner certains noms de “gagnants” et d’autres de “perdants”. »
Le conflit entre l’État du Chili et le peuple mapuche remonte à loin. Après l’indépendance en 1818, les terres riches et fertiles situées dans le sud du territoire et ayant appartenu pendant des siècles à ce peuple autochtone qui a résisté à la colonisation espagnole ont été occupées. Les Mapuches ont été dépossédés. Wallmapu – comme est désigné en mapudungun, la langue des Mapuches, leur territoire – concentre un grand nombre d’entreprises forestières et hydroélectriques, d’usines de cellulose et de plantations en monoculture.
Seule une minorité a vendu ses terres volontairement ou a été indemnisée. C’est vers la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe que différents gouvernements ont lancé des campagnes visant à promouvoir l’immigration européenne et donc à « blanchir » la « race » (raza), comme on peut le lire dans les programmes gouvernementaux de l’époque.
« Au Chili, il est difficile de parler de racisme, ce mot est toujours caché dans l’idée de “discrimination”, mais on peut observer la trace du racisme dans les politiques publiques, le “multiculturalisme” est présent mais il n’y a pas de proposition d’“interculturalité critique”. Il n’y a pas de dialogues profonds avec les autres peuples, leurs droits ne sont pas respectés, même dans le cadre de conventions internationales que l’État lui-même a signées », déclare Daniela Catrileo.
Les communautés mapuche d’Araucanie, une région qui a le taux de pauvreté le plus élevé du pays, soulignent que la discrimination y est structurelle. « Les enquêtes qui sont menées à la suite des plaintes de ceux qui sont victimes d’actes racistes d’agents de l’État ne se déroulent pas à la même vitesse que lorsque des personnes du peuple mapuche sont accusées », affirme l’avocate Karina Riquelme, qui a représenté les Mapuches dans plusieurs affaires.
L’avocate a déposé une plainte contre des personnes et des fonctionnaires impliqués dans des actes de racisme à Curacautín, une municipalité d’Araucanie. En août dernier, des civils armés avaient agressé des Mapuches qui occupaient des bâtiments publics dans certaines villes et qui menaient une grève de la faim en solidarité avec les prisonniers de leur communauté. Une nuit de destruction avait commencé.
Les Mapuches ont été accusés d’avoir brûlé des camions et organisé des occupations de routes, ce qui a entraîné une grève des camionneurs de six jours pour dénoncer l’impossibilité de circuler en pleine pandémie. La Confédération nationale du transport de marchandises (CNTC) du Chili a réclamé des mesures d’urgence au pouvoir.
Selon Fernando Pairican, docteur en histoire et universitaire au Centre d’études interculturelles et indigènes, cette situation se produit « dans un lieu frontalier qui est en conflit et où l’indigène et le non-indigène sont en confrontation ». « Il existe une frontière politique, sociale et économique, et lorsqu’il y a des crises sanitaires, comme la pandémie, ou économiques, elle devient plus évidente encore. »
Cependant, poursuit-il, il y a aussi des progrès vers le respect et la promotion des identités indigènes. « Les derniers sondages d’opinion le montrent clairement », déclare Pairican, optimiste.
La visite du ministre vue comme une provocation
Le conflit dans la région mapuche a été l’un des principaux sujets à l’ordre du jour des gouvernements démocratiques successifs depuis le retour à la démocratie en 1989. Cependant, jusqu’à présent, aucun d’entre eux ne s’est distingué par des avancées importantes, et à chaque fois il y a eu des épisodes de violence et des crises d’instabilité.
Après avoir assumé son deuxième mandat en 2018, Sebastián Piñera a annoncé un plan de développement pour l’Araucanie. La période qui a suivi cette annonce a été marquée par une crise politique et sociale qui a éclaté le 18 octobre 2019 et a plongé le Chili dans une instabilité qui s’est traduite par huit changements de gouvernement.
En juillet dernier, Victor Pérez, un admirateur bien connu de Pinochet, un ancien maire nommé sous la dictature et militant d’un parti d’extrême droite, a été nommé ministre de l’intérieur. Bien que Piñera ait promis la croissance économique de l’Araucanie et la création d’un comité pour discuter des conflits territoriaux et du développement social dans la région, la vérité est que l’arrivée du ministre Pérez dans la région a exacerbé le conflit après son premier discours.
Lors de cette visite, M. Pérez a fait référence aux actes de violence qui ont été enregistrés dans la région pendant le couvre-feu décrété par l’urgence sanitaire, assurant qu’« il y a des preuves absolues que nous sommes ici face à des groupes ayant une capacité militaire, des groupes ayant des financements, une capacité opérationnelle et logistique, et qui sont très déterminés à ce qu’il n’y ait pas de paix et de tranquillité. C’est ce que nous allons combattre ». En outre, le ministre a assuré qu’il n’y a pas de prisonniers politiques au Chili et exhorté les maires à faire évacuer les municipalités occupées.
À l’époque, le machi Celestino Córdova, un prisonnier mapuche qui purgeait une peine pour meurtre, en était à 107 jours de grève de la faim. Le machi, un chef spirituel de sa communauté, demandait la permission de visiter son rewe, un espace symbolique de la vision du monde mapuche, invoquant la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail sur les peuples indigènes et tribaux (OIT), ratifiée par le Chili en septembre 2008.
Des prisonniers ont rejoint son mouvement, alors que d’autres Mapuche ont occupé des municipalités, exigeant que l’État chilien respecte les normes internationales concernant les prisonniers autochtones. La visite du ministre Pérez a été considérée comme une provocation de la part des Mapuche.
Ces dernières années, la région d’Araucanie a vu son paysage transformé par la militarisation. Dans les secteurs ruraux de cette région, les écoles publiques ont été remplacées par des postes de police. Des véhicules blindés et des drones sont déployés pour surveiller et contrôler ponts et zones stratégiques dans ces territoires où vivent les communautés. De plus, une série d’assassinats, de blessures et d’accusations de toutes pièces montées par les carabiniers contre des Mapuche ont entamé la crédibilité de l’institution policière.
L’universitaire Fernando Pairican pense que l’accès aux espaces de pouvoir des autochtones, grâce à la Constituante, pourrait changer considérablement la situation de son peuple : « Le mouvement indigène mapuche a une aspiration politique et un projet, et je pense que le plus intéressant dans tout cela est qu’il a des réponses et des alternatives politiques pour un meilleur pays. »
M. Pairican estime que la première étape serait de reconnaître le peuple mapuche dans la Constitution. Le 25 octobre dernier, le peuple chilien a approuvé, lors d’un scrutin historique en octobre, par près de 77 % des voix, une Constituante qui sera désignée par un vote populaire les 15 et 16 mai (le scrutin initialement prévu en avril avait été repoussé en raison du Covid). Parmi les 155 sièges, 17 seront réservés aux peuples autochtones. « Le problème est de savoir qui sera choisi pour le processus constituant, nous avons besoin de voix plurielles de peuples nations et de mouvements sociaux divers. Maintenant, si vous me demandez le scénario idéal, il y aurait des accords pour la reconnaissance territoriale, l’expulsion des compagnies forestières et l’annulation des projets d’extraction, la démilitarisation de Wallmapu, l’abolition de la loi antiterroriste et l’obtention des droits qui nous ont été refusés », dit l’écrivain Daniela Catrileo.
Le 1er septembre, l’écrivain mapuche Elicura Chihuailaf, qui a écrit une quinzaine de livres, est devenu la première voix indigène à remporter le prix national de littérature. « Quand j’ai vu que les réseaux mapuche étaient remplis de vers et de photos d’Elicura, je n’ai pas pu m’empêcher de souligner que, dans ce cas, ce n’est pas “un homme” qui a gagné, mais un “peuple” qui mérite aussi de faire la fête, malgré l’horreur, note Daniela Catrileo, également poète et mapuche. Il y a beaucoup de gens qui utilisent l’“intersectionnalité” comme un discours, mais ne l’ont pas comme une pratique pour observer ces situations. J’espère que dans les années à venir, nous pourrons aussi transformer ces logiques néolibérales, patriarcales et coloniales de compétition pour la survie. »
Ce prix est un jalon historique, mais aussi politique. La reconnaissance de Chihuailaf, inspiré par son peuple et sa culture, arrive surtout à un moment clé.