1 novembre 2021 Par Marie Billon
Retirer ou pas les statues ? Le quartier financier de la capitale britannique se penche depuis un an sur ses liens avec la traite transatlantique et les fortunes qui en sont issues. Certaines de ses institutions ont pris des décisions controversées.
Londres (Royaume-Uni).– Jusqu’au début octobre, Courtney Plank expliquait aux touristes suivant son circuit Slavery and the City (L’esclavage et la City) que la mairie du quartier financier avait décidé de retirer l’une des statues controversées du grand hall. « Après une consultation publique, les représentants de la City ont voté en janvier pour déplacer la statue de William Beckford », disait-elle, plantée devant l’imposante façade néogothique du Guildhall.
William Beckford était député et maire de la City au XVIIIe siècle. Il possédait plusieurs centaines d’esclaves sur ses plantations en Jamaïque. Le Guidhall lui a « érigé une statue parce qu’il a défendu les intérêts de la City face au roi », indiquait la guide. Le monument en marbre, haut de 5,5 mètres, composé d’une statue grandeur nature de William Beckford et de deux figures féminines assises à ses pieds, va finalement continuer à trôner dans le hall cérémoniel.
Il sera cependant bientôt agrémenté d’une « plaque explicative contenant des informations contextualisées » sur les liens de l’ancien maire avec l’esclavage, a expliqué la City dans un communiqué, le 7 octobre. Cette décision « nous permet de reconnaître et de faire face à l’héritage de notre passé de manière ouverte et honnête, sans effacer l’histoire mais en la replaçant dans son contexte », a ajouté Doug Barrow, le président du groupe de réflexion sur les statues de la City.
Le Guildhall a aussi décidé de conserver une autre statue, en plomb, mesurant 1,70 mètre, placée dans le recoin d’un couloir aux allures de cloître. Sir John Cass était un « député et philanthrope qui a joué un rôle clef dans la Royal African Company qui pratiquait le commerce d’esclaves aux XVIIe et XVIIIe siècles », précise la City. Sa représentation sera elle aussi assortie d’une plaque explicative. Sir John Cass fut impliqué dans le commerce des esclaves. La mairie du quartier des affaires a décidé d’ajouter une plaque explicative à la statue. Mais l’école de commerce qui portait son nom en a changé. © Photo Marie Billon pour Mediapart
Mais à l’autre bout du quartier financier, l’école de commerce de la City University a, elle, décidé de changer d’appellation. « Ça n’a rien à voir avec modifier ou effacer l’histoire, explique Paolo Volpin, le directeur de l’établissement. C’est regarder l’histoire en face et prendre la décision de ne plus honorer cet individu. » L’école avait été renommée Cass Business School en 2002 « après une donation de la Sir John Cass Foundation », précise-t-il. Après les manifestations de Black Lives Matter de l’été 2020, la direction a « réalisé » que ce nom n’était plus approprié : « Cass était une erreur due à un manque de vérifications de notre part », avoue Paolo Volpin.
Après une consultation auprès de ses investisseurs, anciens élèves et étudiants actuels, l’établissement choisit de s’appeler Bayes Business School. Depuis le 6 septembre 2021, elle honore donc l’auteur d’un grand théorème de la théorie des probabilités, enterré à 300 mètres de là.
Avant d’entériner ce nouveau nom, l’école a pris soin de vérifier auprès de plusieurs historiens qu’aucun élément de la vie de Thomas Bayes ne prêtait à controverse. Cette consultation s’est faite « à titre gracieux », dit-il, mais certaines institutions dans la City ont embauché des archivistes pour fouiller dans leur passé, notamment la Banque d’Angleterre.
La commémoration des militants anti-esclavagistes, noirs en particulier, à Londres, est une honte.
« Un chercheur examine en détails les liens historiques de la Banque avec le commerce transatlantique d’esclaves à travers des archives et des sources secondaires », précise l’institution dans un communiqué. Le résultat de ce travail doit être présenté en 2022 dans une exposition qui « évoquera le rôle joué par les anciens gouverneurs et directeurs dont les bustes et portraits ont été déplacés cette année ». Cet été, la Banque a en effet retiré dix tableaux et sept bustes de son musée et de son siège. Ils représentaient des individus qui avaient des liens avec l’esclavage, ayant officié aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Si la banque a reconnu son « rôle inexcusable dans une part inacceptable de l’histoire d’Angleterre », l’assureur Lloyd’s of London est allé beaucoup plus loin dans la contrition. « Nous sommes profondément désolés pour le rôle que Lloyd’s a joué dans le commerce transatlantique d’esclaves. » La compagnie, créée en 1688, a assuré de nombreux navires prenant part à la traite. Le Gilt of Cain commémore l’abolition de la traite transatlantique. © Photo Marie Billon pour Mediapart
« Entre 30 % et 40 % de ses assurances maritimes au XVIIIe siècle y étaient dédiées », a calculé Nick Draper, ancien directeur du Centre d’étude sur l’héritage de l’esclavage britannique (LBS). Lloyd’s n’aurait pas eu « le même rayonnement ni son influence ou sa forme actuelle » sans son implication dans ce commerce, ajoute le professeur. « L’empreinte que la traite a laissée dans la City est très inégale. Certains établissements lui doivent une grande partie de leur existence, d’autres ont des connections plus ténues, comme la Bourse de Londres, le London Stock Exchange. »
Si les liens entre la City et l’esclavage sont profonds, ils sont peu visibles dans ses rues. Il n’existe qu’un mémorial installé dans une petite allée piétonne. Le Gilt of Cain a été inauguré en 2008, 201 ans après l’abolition de la traite au sein de l’Empire britannique. Le monument est composé de plusieurs colonnes de granit devant une estrade étroite. Il peut symboliser un marché aux esclaves ou bien un orateur s’adressant à une audience.
Le nom de William Wilberforce, député anti-esclavagiste décédé en 1833, l’année où l’esclavage a été aboli dans la majorité des pays de l’Empire, est bien visible sur le texte gravé dans la pierre. Mais aucune mention n’est faite des activistes non-blancs. « La commémoration des militants anti-esclavagistes, noirs en particulier, à Londres est une honte », dit Nick Draper.
C’est pour cette raison que Courtney Plank, la guide touristique, arrête toujours son petit groupe devant une grille à quelques mètres du Gilt of Cain. « Il y avait là une maison où se tenaient des réunions de la Société pour l’abolition du trafic d’esclaves, annonce-t-elle. Aujourd’hui, il n’en reste rien. »