L’expression « exode urbain » évoque en miroir celle d’« exode rural », désignant le dépeuplement massif des campagnes au profit des villes pourvoyeuses d’emploi industriel depuis le XIXe siècle. La thématique de l’exode urbain s’est imposée dans les médias comme l’une des conséquences du Covid-19, avec une mise en récit littéraire narrant la découverte émerveillée de la campagne paisible. Nous l’envisageons plutôt comme une « relocalisation du capital » entretenue par les discours médiatiques
Max Rousseau et Aurélie Delage Géographes Abonné·e de Mediapart
Ce texte a été publié initialement dans la revue Métropolitiques.
« Il n’y a plus rien à vendre. » Entendue de la bouche de maires ruraux ou d’agents immobiliers au sortir de l’été 2020, cette phrase est reprise comme une antienne en guise de preuve manifeste de l’« exode urbain ». Si le thème du réinvestissement rural montait depuis quelques années sur fond de discours antimétropolitain (Halbert, Pinson, Sala Pala 2021), l’expérience du confinement est venue brutalement l’accélérer, avec une mise en récit littéraire et journalistique narrant la découverte émerveillée de la campagne paisible. Cette vision champêtre s’est avérée d’emblée hautement conflictuelle.
La rapide diffusion sur les réseaux sociaux du mot d’ordre #guillotine2020 constitue l’une des réactions à la vision romancée du confinement produite par les stars littéraires depuis leurs résidences secondaires, alors même que les conditions de vie dans les quartiers populaires se dégradaient. Mais ces réactions ont d’autant moins empêché le récit de l’exode urbain de continuer à se propager dans les médias, à travers notamment le prisme déformant du « télétravailleur des champs », que le délai d’obtention des données démographiques traditionnelles permettant d’objectiver le processus a été encore accru par la pandémie. La figure du « gentleman farmer », ayant acquis plusieurs domaines dans lesquels il vit en multirésidence, s’est alors diffusée dans un pays où, à la différence de l’Angleterre par exemple, la bourgeoisie manifeste traditionnellement un ancrage urbain important. C’est ainsi que s’est rapidement imposée dans le débat public une imagerie socialement sélective et « propriétariste » (Piketty 2019) de la campagne.
La réalité de l’exode urbain n’est finalement guère avérée deux ans plus tard : non seulement il n’y a pas de départs massifs, mais les espaces urbains restent aussi des territoires d’arrivée. En revanche, les professionnels de l’immobilier reconnaissent une frénésie transactionnelle au sortir du premier confinement, notamment dans des espaces relativement désinvestis jusqu’alors. C’est cette nouvelle mobilité du capital et ses effets territoriaux que nous souhaitons ici aborder. Si la spatialisation du capital dans la cité est bien connue, dans sa dimension matérielle et symbolique (Adam et Comby 2020), comment lire cette explosion des transactions hors de la cité ? S’agit-il seulement d’un réinvestissement temporaire et conjoncturel de l’« épargne Covid », pour reprendre les termes de la presse spécialisée ? Ou plutôt du signal de l’entrée dans une nouvelle spatialisation du capitalisme, dépassant la logique classique du placement opportuniste d’un surplus de capital urbain ? Enfin, dans cette exurbanisation du capital, quel rôle joue ce récent récit sur l’exode urbain ?
Le mirage de l’exode urbain
L’expression d’« exode urbain » évoque en miroir celle d’« exode rural », désignant le dépeuplement massif des campagnes au profit des villes pourvoyeuses d’emploi industriel depuis le XIXe siècle. Ces flux étaient intégralement gouvernés par le marché : ce n’est qu’au prix d’une puissante stratégie d’aménagement de l’État, qui connut son apogée dans les années 1960 et 1970, que la dualisation de l’espace national a pu être endiguée.
Même si les recensements complets de l’INSEE ne sont pas encore disponibles, de nombreuses données partielles (comme les inscriptions scolaires ou les données des transactions immobilières des notaires) ainsi que les premiers résultats d’un travail de recherche pluridisciplinaire national indiquent clairement que cet « exode urbain », entendu comme une migration massive des villes vers les campagnes, n’a pas eu lieu. Certes, le focus sur les transactions immobilières empêche de capturer l’ensemble des mobilités résidentielles, qui sont traditionnellement davantage le fait de locataires. Mais il n’en reste pas moins que ce sont les flux financiers, bien davantage que les flux humains, qui ont explosé depuis le premier confinement, atteignant 1 130 000 transactions à fin mai 2021, « un niveau record depuis 2000 ». La rationalité économique fournit deux facteurs explicatifs : d’une part, en temps de crises, l’investissement financier paraît plus risqué (comme l’atteste le krach boursier de mars 2020 lors du premier confinement) et la pierre retrouve son rôle de valeur refuge. D’autre part, les taux d’intérêt historiquement bas ont encouragé l’endettement des ménages pour leurs achats immobiliers.
Un atterrissage du capital spatialement sélectif
Comme dans le cas de l’exode rural, le rôle dévolu au marché dans les évolutions spatiales en cours est frappant. Il n’est donc pas étonnant que les flux humains et financiers constatés depuis deux ans aient surtout renforcé la principale forme urbaine issue du tournant néolibéral de la politique française du logement des années 1970 : la périurbanisation (Rousseau 2015). En effet, ce qui se produit avant tout depuis deux ans est un accroissement considérable des transactions (et des prix) dans les couronnes pavillonnaires aérées des métropoles, mais aussi dans les villes satellites, parfois situées à plusieurs dizaines de kilomètres des centres. Autrement dit, les flux observés depuis la pandémie ont d’abord pris la forme d’une consolidation et d’une extension du modèle pavillonnaire, notamment auprès des ménages avec enfants en bas âge en quête d’un jardinet. Pourtant, alors que la menace climatique se précise et que les prix de l’énergie se renchérissent, le lotissement de plus en plus éloigné a clairement montré ses limites sociales et environnementales – comme l’ont mis en lumière les gilets jaunes.
Quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans certains espaces ruraux proches des métropoles, des campagnes attrayantes et bien desservies ont vu des cadres profiter du télétravail pour vivre en bi-résidence, ce qui a été abondamment relayé par les médias. Pourtant, non seulement leur contribution au développement local reste modeste, mais ces « rurbains » ne s’installent pas dans les espaces les plus reculés : ils contribuent simplement à étendre encore davantage la périurbanisation.
Et encore plus loin des métropoles ? Un nombre croissant d’actifs ont certes définitivement quitté la ville, cette fois pour, selon leurs propres termes, « changer de vie » en s’installant dans des espaces ruraux et y développer une nouvelle activité (agriculture, artisanat, etc.). Mais il s’agit là de la simple accélération de la cinquième vague de néoruraux identifiée par Catherine Rouvière (2016), qui se caractérise par sa division entre un courant « civique » (des néopaysans politisés mais pragmatiques, qui s’inscrivent dans une démarche collective de transition écologique) et un « courant autarcique » (une mouvance libertaire et radicale qui privilégie des modes de vie clandestins ou nomades).
En ce qui concerne les premiers, il est loin d’être certain que l’accélération de leur installation, effectivement constatée depuis le premier confinement, sera pérenne, tant les résultats de ces bifurcations personnelles sont aléatoires (Chevalier et Ichard 2018). Par ailleurs, loin des espaces prisés par les cadres et les retraités, certains arrière-pays enclavés connaissent une accélération – par définition difficilement quantifiable – des flux invisibles de type « nouveaux autarciques ». C’est par exemple le cas des Cévennes, qui ont vu silencieusement débarquer un nombre accru de nomades pauvres en rupture avec le mode de vie métropolitain (vie en camion, habitat léger) ou des éco-anxieux qui vivent la crise climatique sur un mode soit autonome, soit collectif. Mais un nouveau profil vient désormais grossir ce courant « pirate » (ibid.) : les populations convaincues de l’imminence d’une crise sociale insoluble dans les grandes villes, et qui diffusent un climat complotiste anxiogène.
Multirésidence pour les uns, crise du logement pour les autres
L’observation des mobilités à travers les transactions immobilières révèle une dissociation entre ces dernières et les mobilités de personnes. Passée l’euphorie des premiers mois, les territoires d’accueil ont rapidement déchanté : certes, les maisons mises depuis longtemps sur le marché avaient enfin été vendues, mais les volets n’en ont pas pour autant été ouverts à l’année. Ces achats ont en effet alimenté des stratégies diverses : multirésidentialité, investissement, les deux à la fois… Pour de nombreux acheteurs, il s’agit de tirer parti des aménités de chaque résidence au meilleur moment : beaux jours à la campagne, hiver doux à la mer, sociabilité et rendez-vous médicaux en ville… Le tout facilité par la mise en location temporaire via des plateformes type AirBnB, qui permet de payer les charges, voire de dégager un revenu complémentaire. Au lieu d’occuper un ou deux logements selon des temporalités saisonnières (les mois d’été par exemple), les ménages avec ce type de stratégie sortent donc plusieurs logements du marché résidentiel, notamment du secteur locatif libre.
La Bretagne est de ce point de vue exemplaire. Dans cette région épargnée par la première vague de Covid et relativement préservée des pics de chaleur au regard des projections climatiques, les prix de l’immobilier montaient déjà depuis plusieurs années. Passé le premier confinement, la spéculation y a explosé. Elle se manifeste à travers de nouveaux comportements, tels que des achats sans visite, sans négociation, en vue d’une revente rapide, ou encore des achats et constructions de résidences secondaires et/ou de location de courte durée. L’intégration à marche forcée des villes moyennes du littoral (Côtes-d’Armor, Finistère) dans l’orbite des territoires métropolitains centraux s’accompagne d’un phénomène de relégation massif. Les étudiants découvrent à la rentrée que les studios sont désormais loués en location saisonnière de courte durée. Par un jeu de vases communicants, les classes moyennes reculent vers les premières couronnes. Quant aux travailleurs à faibles revenus, ils sont relégués de plus en plus loin dans l’arrière-pays, évoquant le déguerpissement des populations chassées par les processus de mégapolisation africaine. Pourtant, l’économie du littoral, largement résidentielle (retraités), dépend dans une large mesure de services à la personne et de services de santé. Or, pour un smicard, reculer de dix kilomètres met les fins de mois en péril, en particulier dans le contexte de hausse des prix du carburant. Bref, l’explosion de ces flux s’avère hautement problématique sur les plans tant environnemental, social, économique que politique.
Extension du domaine de la rente
Cette évolution ne peut se comprendre que dans le cadre plus général de la lente (re)constitution d’une société de rentiers (Piketty 2013). Or, celle-ci reste largement ancrée dans les métropoles. Signe de cette inégalité structurelle, un quart des ménages vivant en France détiennent les deux tiers du parc de logements des particuliers ; et un nombre élevé de ces multipropriétaires se concentrent dans les cœurs des métropoles. Dans l’ensemble, ils investissent dans des endroits jugés rentables, généralement ceux dotés d’une bonne réputation. Or, celle de la France en déclin avait été particulièrement mise à mal par deux décennies d’éloge de la métropolisation, auxquelles s’est ajoutée une décennie de déclin commercial (après la libéralisation de l’installation des grandes surfaces en 2008) et d’austérité (frappant notamment les services publics ruraux : postes, gares, etc.). Il fallait donc un nouveau récit pour changer l’image des périphéries et l’adapter au désir d’investisseurs désormais confrontés à des frontières fermées.
L’« exode urbain », avec sa forte charge symbolique, a fourni ce récit. Relayé par les médias nationaux, lesquels, après avoir fait l’apologie de la métropolisation (et de la gentrification) durant trois décennies, ont opéré une volte-face, le récit de l’exode urbain charrie un ensemble de valeurs (socialement sélectives) que l’on trouve dans des espaces qui étaient jusque-là largement vus comme non rentables. De nombreux investisseurs métropolitains ont alors décidé de miser sur ces nouvelles frontières préservées par la crise sanitaire et jugées « sûres » du point de vue de la crise climatique. De larges fractions de la Bretagne et du Sud-Ouest, nouveaux Far West financiers, ont donc à leur tour fini de rejoindre l’orbite des principales métropoles françaises, sous l’effet d’investissements massifs en provenance conjointe des capitales régionales comme de l’Île-de-France.
Ainsi, si les villes ne se sont manifestement pas vidées de leurs habitants vers les campagnes plus ou moins urbanisées, il semble bien en revanche que le capital urbain, en surplus depuis la crise sanitaire, y ait trouvé un nouveau débouché – un nouveau spatial fix (Harvey 1981). Dans un contexte de crises, et après des décennies de circulation globale et d’ancrage dans les métropoles, notamment dans les équipements standardisés et internationaux (Delage 2020), les stratégies d’investissements se « respatialisent » non seulement vers les campagnes, mais aussi à l’intérieur des frontières nationales. Le récit de l’exode urbain fournit ainsi l’« infrastructure critique » (Zukin 1989) nécessaire au changement d’image. Longtemps réservée aux métropoles, cette imagerie s’avère cruciale afin de gonfler la valeur d’échange des nouveaux lieux d’atterrissage du capital, créant par là même les conditions d’une nouvelle rente hors des métropoles.
Mais ce récit n’affecte pas tous les territoires de la même façon. S’il entraîne en effet la surchauffe des espaces déjà dotés d’une rente de position et d’une valeur d’échange et l’assèchement de marchés immobiliers étroits dans les nouveaux territoires ruraux désirables, il laisse inversement de côté d’autres territoires dépourvus des aménités désirées (campagnes industrielles ou d’agriculture intensive, villes en déclin…). En outre, ces investissements ne concernent qu’une petite partie de la population, avec un gradient entre des stratégies de rentabilité pure et dure et des stratégies familiales multigénérationnelles, où le partage d’espaces de vie tient lieu d’héritage. Les stratégies de cette minorité affectent toutefois l’ensemble de la chaîne du logement.
Pour une régulation urgente de la rente foncière
Le mirage de l’exode urbain ne constitue finalement que la énième pensée magique d’un aménagement du territoire délégué au marché. La thèse du « rééquilibrage » démographique et donc territorial sous l’effet de la pandémie pouvait sembler pleine de promesses, notamment pour les territoires en déprise économique. Il est pourtant illusoire de penser que ces flux humains mais surtout financiers puissent rééquilibrer les inégalités territoriales.
Ce qui les résorberait serait au contraire une stratégie d’investissements publics dans l’économie productive (par exemple en ciblant particulièrement le foncier largement disponible dans la France en déclin pour réaliser la décarbonation de l’économie), combinée à une rupture franche avec l’austérité invisible mise en œuvre depuis une quinzaine d’années : investissements ciblés dans la santé, le logement et la formation (ce que les Britanniques qualifient d’« économie fondamentale »). Force est de constater une demande croissante de régulation du marché de la part d’une population qui se politise actuellement sous l’effet de la crise aiguë du logement. Taxation des résidences secondaires, limitation de AirBNB, permis de résident conditionnant l’achat d’un bien au fait d’habiter le territoire depuis au moins un an, etc. : autant d’éléments fort présents dans le débat local des régions en surchauffe, mais guère relayés au niveau national, où le débat est au contraire polarisé par une droite radicalisée, néolibérale et populiste qui a bien compris son intérêt à exploiter le ressentiment en promouvant simplement une bien vague (et introuvable) « démétropolisation ». Trois ans après la spectaculaire révolte des gilets jaunes, il est hautement probable que la relégation provoquée par le soi-disant « exode urbain » débouche à l’avenir sur de nouveaux conflits majeurs.
Bibliographie
- Adam, M. et Comby, É. (dir.). 2020. Le Capital dans la cité. Une encyclopédie critique de la ville, Paris : Éditions Amsterdam.
- Chevalier, P. et Ichard, J.-L. 2018. « Les paradoxes de la “renaissance rurale” », Paysans & Société, n° 372, n° 6, p. 42 48.
- Delage, A. 2020. « Rente. Entre ancrage et mobilité : le capital urbain pris dans ses contradictions », in M. Adam et É. Comby, (dir.), Le Capital dans la cité. Une encyclopédie critique de la ville, Paris : Éditions Amsterdam, p. 313-326.
- Halbert, L., Pinson, G. et Sala Pala, V. 2021. « Contester la métropole », Métropoles [en ligne], n° 28.
- Harvey, D. 1981. « The Spatial Fix – Hegel, Von Thünen, and Marx », Antipode, vol. 13, n° 3, p. 1-12.
- Piketty, T. 2013. Le Capital au XXIe siècle, Paris : Éditions du Seuil.
- Piketty, T. 2019. Capital et Idéologie, Paris : Éditions du Seuil.
- Rousseau, M. 2015. « “Many Rivers to Cross” : Suburban Densification and the Social Status Quo in Greater Lyon », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 39, n° 3, p. 622-632.
- Rouvière, C. 2016. « Migrations utopiques et révolutions silencieuses néorurales depuis les années 1960 », Cahiers d’histoire, n° 133, p. 127-146.
- Zukin, S. 1989. Loft living. Culture and Capital in Urban Change, New Brunswick : Rutgers University Press, 1989.