Jamais un conflit n’avait été aussi mortel pour la profession de reporter. Mediapart s’est penché sur la tragédie des 81 journalistes tués à Gaza et au Sud-Liban depuis la guerre démarrée le 7 octobre 2023. Making of.
Yunnes Abzouz et Rachida El Azzouzi
11 février 2024 à 15h19
Quatre-vingt-un. C’est le nombre de journalistes tué·es par l’armée israélienne depuis le 7 octobre 2023 et le début de son offensive sur la bande de Gaza, selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), une organisation indépendante basée aux États-Unis, qui défend la liberté de la presse à travers le monde et le droit des journalistes à couvrir l’actualité en toute sécurité et sans crainte de représailles.
Ce bilan, le plus lourd pour les journalistes dans l’histoire récente des conflits, est si vertigineux qu’il finit par déshumaniser les morts en les réduisant à un décompte, sans cesse mis à jour. Désincarné, il ne dit rien de leurs luttes, de leurs triomphes, de leurs aspirations, ni de leurs joies ou leurs tristesses.
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Jamais autant de journalistes ne sont morts en si peu de temps, ni durant les deux guerres mondiales, ni durant les guerres du Vietnam, de Bosnie, d’Irak, d’Afghanistan, pour citer quelques-unes des plus meurtrières. En Ukraine, depuis deux ans, 17 journalistes ont été tué·es, selon le CPJ.
Parce que « Gaza n’est pas une abstraction, mais des lieux, des vies et des personnes qui disparaissent sous les bombes », pour reprendre les mots de l’écrivain palestinien Karim Kattan ; parce que nous devons aux morts de ne pas les réduire à un chiffre, de leur rendre leur nom, leur visage, leur histoire, et afin de donner à voir l’ampleur inédite de l’attaque contre le droit d’informer, le droit de savoir, Mediapart a entrepris de montrer qui étaient les 81 journalistes tué·es jusqu’à présent.
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Une tâche rendue difficile par l’étendue du désastre humanitaire à Gaza et par le blocus médiatique imposé par Israël, vanté comme la seule démocratie du Moyen-Orient, qui interdit pourtant l’accès à l’enclave aux médias internationaux. À ce jour, seuls quelques journalistes étrangers ont pu y pénétrer brièvement, embarqués aux côtés de l’armée israélienne qui les contrôle étroitement.
Les seuls journalistes qui peuvent depuis le 7 octobre documenter ce qu’il se passe à Gaza sont palestiniens. Ils travaillent dans des conditions apocalyptiques, sous les bombes et un blocus complet, craignant pour leur vie et celles de leurs proches.
Pour eux, le journalisme n’est pas seulement un métier, une vocation, un engagement. C’est l’arme ultime pour alerter le monde sur le massacre en cours et briser l’indifférence. C’est pour cette raison que tant de jeunes Palestinien·nes aspirent à devenir journalistes, pour attirer l’attention du monde sur le sort de leur peuple.
L’espace numérique
Tuée le 20 novembre 2023 par une frappe sur sa maison à Beit Lahia, dans le nord de Gaza, ce qui fait d’elle la 48e journaliste tuée depuis le 7 octobre 2023 selon le décompte du CPJ, la créatrice de podcast Ayat Khadoura nourrissait de grands rêves, « comme tout être humain »,dont celui de« relever le monde arabe ». Elle ne comprenait pas que « malgré les images et les informations, rien ni personne n’arrête cette horrible guerre qui [les] extermine ».
Comment retracer la vie d’une personne quand presque toute sa famille a été décimée dans le même bombardement et qu’il ne reste plus personne pour la raconter ? Comment prendre contact avec ses proches survivants quand les communications à Gaza sont régulièrement coupées ?
Quand le travail de terrain est rendu impossible, reste l’espace numérique, où s’expriment les deuils et les hommages de collègues, d’ami·es, de membres de la famille, d’ancien·nes camarades de classe. Autant de morceaux de vie que nous avons tenté de recoller.
https://datawrapper.dwcdn.net/Okq4K/1/ © Infographie Mediapart
Nous avons aussi retrouvé les derniers messages des journalistes tué·es, postés sur les réseaux sociaux, destinés à leurs proches et au monde, comme un ultime appel à l’aide. Nous avons tenté de joindre plus d’une centaine de personnes, pour la plupart habitant à Gaza, ayant partagé leur peine sur les réseaux sociaux ou susceptibles d’avoir connu l’une ou l’autre des victimes.
Des journalistes bloqué·es dans l’enclave nous ont raconté des bouts de la vie de leur confrère ou consœurs disparu·es. Affleurent dans ces témoignages le souhait d’honorer la mémoire des reporters tombés et l’obstination d’assurer la survie de leur famille.
J’ai dix enfants, et leur état de santé se dégrade de jour en jour. Ils dorment dehors, il n’y a pas d’abri pour eux.
Fady Jad Lafy, journaliste pour la chaîne Palestine TV
Fady Jad Lafy est journaliste pour la chaîne Palestine TV. Il nous a aidés à reconstituer l’histoire de plusieurs de ses collègues, tout en se confiant sur ses conditions de vie. Depuis l’évacuation de la ville de Gaza, où il résidait, il a été contraint de se déplacer vers le sud avec sa famille, à Khan Younès puis à Rafah.
« Nous avions trouvé refuge à Khan Younès dans la maison de mon oncle, mais elle a été détruite par un bombardement », déplore-t-il. Fady survit désormais dans la zone frontalière avec l’Égypte, dans la rue, sans refuge, ni vivres ou vêtements chauds pour se protéger du froid, de la pluie. « J’ai dix enfants, et leur état de santé se dégrade de jour en jour. Ils dorment dehors, il n’y a pas d’abri pour eux et la nourriture se limite à deux repas tous les deux jours. » Telle est la situation des journalistes gazaoui·es, reporters de leur propre tragédie.
À l’exception de Wael al-Dahdouh, journaliste vedette d’Al Jazeera ayant appris en direct la mort de sa femme et de deux de ses enfants et dont l’histoire a ému le monde entier, et plus récemment du photoreporter aux 18 millions d’abonné·es Motaz Azaiza, rares sont les journalistes à avoir obtenu leur évacuation de la bande de Gaza. Huit reporters du bureau gazaoui de l’Agence France-Presse (AFP), détruit au début de la guerre par une frappe, sont encore bloqués à Gaza avec leur famille, Israël ayant toujours mis son veto à leur exfiltration.
Israël a qualifié à plusieurs reprises certains journalistes palestiniens de terroristes. Le ministre de la défense, Benny Gantz, a tweeté que si les journalistes étaient au courant des massacres du 7 octobre 2023 à l’avance, « ils ne sont pas différents des terroristes et doivent être traités comme tels ».L’armée israélienne a également justifié son tir mortel contre les journalistes d’Al Jazeera Hamza al-Dahdouh (fils de Wael al-Dahdouh) et Mustafa Thuraya (également collaborateur de l’AFP) en accusant les deux trentenaires d’être des « agents terroristes » affiliés au Hamas et à son allié le Jihad islamique. Au départ, elle a assuré les avoir ciblés parce qu’ils auraient transporté un terroriste dans leur véhicule, puis elle a changé de version et affirmé qu’ils utilisaient un drone.
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D’autres proches des journalistes tué·es que nous avons contactés nous ont répondu, puis n’ont plus donné suite, sans que l’on sache pour quelle raison. Mansour Shouman, journaliste palestino-canadien, avait promis de nous recontacter quand le réseau serait rétabli. Puis, plus rien, pendant deux semaines. Ses appareils de communication avaient été détruits par les tireurs d’élite israéliens qui l’avaient pris pour cible avec son équipe de tournage, mais il était vivant.
Nous nous sommes aussi appuyés sur des initiatives collectives comme « Our Gaza », ou l’exposition « Witnesses of the Occupation » organisée à Istanbul (Turquie) par un collectif de journalistes turcs, désireux de rendre hommage à leurs confrères palestiniens en essayant « d’apporter la vérité ». Et sur des initiatives individuelles, comme celle de ce journaliste qui a entrepris de cartographier les lieux où ont été tués des journalistes depuis le 7 octobre 2023, ou celle du dessinateur Gianluca Costantini, qui en a fait le portrait.
Nous avons aussi dû être attentifs et vigilants face aux tentatives de manipulation, de personnes se faisant passer pour l’un des reporters massacrés et mimant leurs derniers instants de vie.
Parfois, nous n’avons pu trouver qu’une date de décès, qu’un lieu, et à chaque fois le média pour lequel ils ou elles travaillaient. Pour neuf personnes, nous n’avons pu trouver ne serait-ce que leur photo.
Pour mener à bien ce travail de reconstitution, nous nous sommes appuyés sur le recensement dressé par le CPJ, qui fait état de 85 journalistes et travailleurs des médias tués depuis le 7 octobre, dont 78 Palestiniens, quatre Israéliens, et trois Libanais.
Tuer des journalistes est l’une des armes les plus redoutables pour supprimer la vérité. Les viser délibérément est reconnu comme un crime de guerre.
D’autres organismes ont établi leur propre bilan, et ne s’accordent pas toujours, car les modes de comptage diffèrent. La Fédération internationale des journalistes (FIJ), qui fournit des gilets et casques de protection ainsi que des vivres et des vêtements propres aux reporters palestiniens, recense 99 journalistes et travailleurs des médias tués, dont 92 sont palestiniens. Son affilié palestinien, le Syndicat des journalistes palestiniens (PJS), en dénombre 116.
Pourquoi de tels écarts ? Interrogée par Libération, la FIJ explique ne pas comptabiliser les anciens journalistes, les communicants, écrivains ou les blogueurs, « que le PJS intègre à son décompte ».
La FIJ et le CPJ, dont les bilans sont proches, dénombrent tous les décès de journalistes, quelles que soient les circonstances de leur mort et peu importe s’ils travaillaient au moment de leur trépas. Sans délégitimer aucun journaliste, sous prétexte qu’il serait affilié, de par son média, à un parti politique (dont le Hamas, qui administre la bande de Gaza) ou parce qu’il serait un citoyen propulsé reporter par la guerre, ce qui est de plus en plus fréquent.
Tuer des journalistes est l’une des armes les plus redoutables pour supprimer la vérité. Les viser délibérément est reconnu comme un crime de guerre. L’ONG Reporters sans frontières (RSF) a déposé plainte pour « crimes de guerre commis contre des journalistes palestiniens à Gaza, et contre un journaliste israélien » devant la Cour pénale internationale (CPI).
Elle a obtenu que le procureur de la CPI inclue les crimes contre les journalistes dans son enquête sur la Palestine. Dans sa déclaration, celui-ci rappelle que « les journalistes sont protégés par le droit international humanitaire et le Statut de Rome et ne doivent en aucun cas être pris pour cibles dans l’exercice de leur importante mission ».
Ce n’est pas la première fois qu’Israël cible délibérément des journalistes dans la bande de Gaza, comme l’a largement documenté, au côté du CPJ, Bilal Jadallah, le directeur de la maison palestinienne de la presse. Il est le 47e journaliste tombé sous les bombes d’Israël, le 19 novembre 2023, dans l’explosion de sa voiture à Gaza, visée par une frappe aérienne…
Dès 2018, RSF avait déposé une première plainte après les tirs de snipers israéliens sur des journalistes palestiniens lors de la « Grande Marche du retour » à Gaza. L’ONG faisait valoir que deux journalistes tués et dix-huit blessés avaient été délibérément ciblés et que ces actes relevaient de la qualification de crimes de guerre.
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De son côté, ces deux dernières décennies, le CPJ a documenté au moins 20 meurtres de journalistes commis par des membres de l’armée israélienne. À chaque fois, il s’est heurté à l’impunité. Jamais personne n’a été inculpé ni tenu pour responsable de ces morts.
L’AFP a enquêté durant plusieurs semaines sur le bombardement qui a tué un de ses journalistes et blessé plusieurs autres confrères, le 13 octobre 2023, à la frontière entre le Liban et Israël. Son enquête est accablante : ils ont été tués par un obus de char que l’armée israélienne est la seule à posséder dans cette région frontalière sous haute tension.
Israël est aussi devenu pour la première fois l’un des pays qui emprisonnent le plus de journalistes à travers le monde. Avec 17 journalistes derrière les barreaux au 1er décembre 2023, selon le recensement carcéral du CPJ qui documente les arrestations depuis 1992, l’État hébreu est désormais la sixième plus grande prison de journalistes, à égalité avec l’Iran. Et le fossoyeur du journalisme à Gaza.
Yunnes Abzouz et Rachida El Azzouzi