Professeur de sociologie et d’anthropologie au Gabon, l’auteur d’« Afrodystopie » analyse la rencontre des croyances animistes et des valeurs capitalistes.
Propos recueillis par Laurence Caramel
Joseph Tonda est professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université Omar-Bongo de Libreville, au Gabon. Il observe, sonde et écoute depuis longtemps ces sociétés d’Afrique centrale dont il est lui-même issu. Soixante ans après les indépendances, elles restent pour la plupart soumises à la loi de despotes et le quotidien continue, pour une majorité de leurs citoyens, d’y rimer avec pauvreté et frustrations.
L’histoire, avec le passé de la traite négrière ou de l’époque coloniale, et l’économie, avec les rapports toujours actuels d’exploitation et de dépendance, sont le plus souvent convoquées pour éclairer les causes profondes de ces trajectoires dans l’impasse. Dans son nouvel essai paru en mai, Afrodystopie, la vie dans le rêve d’autrui*, Joseph Tonda propose une autre porte d’entrée en mettant au centre de son analyse le rôle de la vie psychique des individus, façonnée par la rencontre des croyances animistes avec le capitalisme.
Dans ce syncrétisme, l’argent figure au rang de valeur suprême, faisant le lit de ce que l’auteur nomme « l’afrodystopie ». Autrement dit : le malheur africain. Nous l’avons rencontré à Libreville.
Vous accordez une place importante aux rêves des « maris de nuit ». De quoi s’agit-il ?
Je suis parti d’une réalité : au Gabon comme au Congo, il existe depuis une vingtaine d’années la diffusion auprès du public, par les églises pentecôtistes ou du réveil, d’un phénomène très ancien que la population appelle « les maris de nuit ». Ce sont des entités rêvées qui ont des rapports sexuels avec des hommes ou des femmes pendant leur sommeil. Elles procurent une extrême jouissance à celles et ceux qu’elles visitent et l’expérience est si physique et puissante que dans le même temps, elle les transforme dans la vie réelle en « zombies ».
Ces personnes ne sont plus capables de travailler, ni de maintenir des relations stables dans leur vie professionnelle, familiale, amoureuse. Elles ont du mal à concrétiser leurs aspirations, y compris avoir des enfants. Cette « chose » qui les habite rend leur quotidien très difficile à vivre. Une relation d’esclavage s’installe. Leur corps ne leur appartient plus, mais elles sont incapables de résister à son emprise et donc de s’en libérer.
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C’est pour cela qu’elles vont chercher une délivrance dans les églises. Par rapport à leur capacité agissante, les « maris de nuit » ne doivent donc pas être réduits à une fiction. Cette figure onirique, qui devient réelle à travers les corps qui la subissent, agit dans le cadre de ce que j’ai appelé « la violence de l’imaginaire » dans mon ouvrage Le Souverain moderne [éd. Karthala, 2005] pour rendre compte de ce type de phénomènes très fréquents qui brouillent la frontière entre réel et imaginaire.
Qu’est-ce qu’exprime ce phénomène ?
Il exprime, selon moi, une accumulation de frustrations liées aux conditions matérielles dans lesquelles se débattent les individus. L’argent qui fait défaut, la maison qu’on ne peut pas construire ou acheter, les études qu’on ne peut entreprendre…
« Les “maris de nuit” symbolisent tous les désirs irréalisés et irréalisables »
Bref, les « maris de nuit » sont tous ces obstacles et frustrations qui se transforment, par le travail du rêve, en entités sans visage, sans nom, sans âge et même sans genre… Ils sont des figures de l’imaginaire qui symbolisent tous les désirs irréalisés et irréalisables, tous les besoins insatisfaits ou impossibles, bref, tous les malheurs de la vie quotidienne. Ils sont, en ce sens, des abstractions mais qui sont réelles, dans la mesure où les gens vivent leur violence dans leur chair.
Les « maris de nuit » sont un cri de détresse, mais il faut savoir le lire. Il pointe le nœud de la dystopie africaine, où ce qui est censé rendre heureux se transforme dans la nuit, dans le noir, en facteur de désintégration, de déshumanisation et de mort. Il apporte un message très fort. Il vient nous dire par la bouche des personnes qui en souffrent quel est le véritable problème de ces sociétés. Il exprime de manière inconsciente l’aliénation et l’impuissance face à ces souffrances.
Ce phénomène est-il répandu ?
Oui, car il est la manifestation inséparablement psychique et physique d’un système délétère qui écrase et détruit la vie en société. Les nombreux entretiens que j’ai conduits ont montré qu’il touche des personnes particulièrement sensibles, capables de capter cette réalité afrodystopique.
Ce rêve, dites-vous, est celui d’autrui et cet autrui est l’argent. Mais une chose ne peut pas rêver…
Si ! Les choses rêvent car nous sommes dans une société du fétichisme généralisé et les fétiches, dans la pensée populaire, sont des personnes. Il faut prendre cela très au sérieux, car ici les choses se passent ainsi. Marx – qui n’était pas africain – ou le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel – qui ne l’était pas davantage – disent que l’argent est « l’autre homme » ou « le dieu d’ici-bas ». Si l’argent est un homme ou un dieu, il est donc doué de pensée.
Transposons cette idée dans le contexte de nos sociétés africaines, où les choses consacrées – les fétiches – ont une autonomie, une subjectivité par rapport aux humains. En conséquence, nous voyons que vivre dans le rêve d’autrui, c’est moins vivre dans le rêve des humains que dans le rêve des choses. Et ces choses s’échangent contre l’argent, qui est le corps de la valeur, le « vrai sujet » et sa représentation. Il est le « principe de synthèse » dans la société capitaliste.
« Introduit dans les sociétés africaines, l’argent est la puissance qui fait tout »
Sans argent, rien n’est possible. Notre vie est devenue débitrice de cette chose. C’est celle qui commande le monde. Introduite dans les sociétés africaines – là où des choses fabriquées et consacrées rituellement s’érigent en entités ayant le pouvoir d’agir, de penser, de protéger –, cette chose est la puissance qui fait tout. Mais ce rêve de l’argent est un rêve discriminant, car il y a d’une part ceux et celles qui possèdent l’argent, en sont possédés et qui commandent, et d’autre part ceux et celles qui en sont dépourvus et n’en sont pas moins possédés, mais par son absence.
Avoir conscience du statut quasi divin de l’argent permet davantage, selon vous, de comprendre la situation actuelle du Gabon ou du Congo que de faire appel à l’histoire de ces pays, marquée notamment par la colonisation ?
L’histoire est certes indispensable, nécessaire, mais sans cette clé de lecture, il est incompréhensible qu’un pays aussi riche et si peuplé que le Gabon se trouve dans cette situation. Cela vaut aussi pour la République démocratique du Congo [RDC], ce « scandale géologique ». Lorsque Mobutu Sese Seko [au pouvoir de 1965 à 1997] engage le pays dans la « zaïrianisation », il trouve le moyen de capter toutes les richesses du pays à son profit et à celui du petit cercle qui l’entoure. La part qu’il redistribue sert à assujettir et à s’ériger en Dieu, en épigone de Big Brother.
« J’ai été frappé par les similitudes entre le “1984” d’Orwell et le Zaïre de Mobutu »
En relisant le roman 1984, de George Orwell, toutes choses égales par ailleurs, j’ai été frappé par les similitudes avec la façon dont Mobutu a organisé la vie politique au Zaïre. Les choses ne se sont pas passées de manière très différente au Gabon, où celui qui est à la tête de l’Etat a la capacité de distribuer des postes où l’on peut « manger », car ici l’argent se mange comme on mange un médicament ou un fétiche. Il donne la puissance.
L’aspiration au pouvoir n’est pas portée par la volonté de travailler pour améliorer le quotidien de l’ensemble de la population, mais par celle de conserver ou d’accumuler ce qui peut faire de moi un homme puissant, en mesure de redistribuer à ceux que j’ai choisis et qui me sont assujettis. C’est cela la structure du malheur dans lequel nos sociétés sont enfermées.
Il ne faut donc accorder aucun crédit aux objectifs d’émergence dans lesquels se projettent les gouvernements ?
Au Gabon, ce discours sur l’émergence a été introduit en 2009, au lendemain de la succession d’Omar Bongo. Il était censé accompagner la rupture avec un ordre ancien. La réalité nous a montré que ces « émergents », comme a été baptisée cette nouvelle génération de dirigeants, sont dans la perpétuation du même modèle. Ce discours sur l’émergence a circulé dans le monde entier. Chacun l’a capté et en a fait un instrument d’endormissement, comme l’avaient été avant les discours sur le développement. Seuls les mots ont changé.
Où se trouve alors l’issue à l’afrodystopie ?
Seule une révolution intellectuelle permettra de voir le jour au bout du tunnel. Mais c’est le plus difficile.
Afrodystopie, la vie dans le rêve d’autrui, de Joseph Tonda, éd. Karthala, 268 pages, 25 euros.