Plus de deux millions de réfugiés vivent dans l’État voisin d’Israël. Ils n’ont jamais oublié leur terre ni leur identité, et considèrent qu’en rappelant au monde la question palestinienne, le 7 octobre a aussi remis au centre celle du droit au retour des réfugiés.
5 décembre 2023 à 18h15
Baqa’a, Rousseifa (Jordanie).– Le serveur du restaurant est palestinien. Le propriétaire de la société de taxis aussi. Le père de l’opticienne est né à Silwan, un quartier de Jérusalem. Sa sœur vit à Ramallah. La mère de l’avocat a vu le jour à Ramlah (Ramla en hébreu), aujourd’hui en Israël (district centre). La femme du roi Abdallah II est née au Koweït, d’une famille originaire de Tulkarem, en Cisjordanie.
Entre 50 % et 65 % des 11,5 millions de personnes qui vivent en Jordanie sont palestiniennes. Le flou de l’estimation s’explique par leurs statuts très divers : avec ou sans la nationalité jordanienne, avec ou sans le statut de réfugié·e, selon qu’elles viennent des territoires aujourd’hui en Israël, de Cisjordanie, de la bande de Gaza. Ou même des pays du Golfe, d’où les Palestinien·nes ont été chassé·es en 1990 après le soutien apporté par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Saddam Hussein, envahisseur du Koweït.
Seulement 2,2 millions des personnes d’origine palestinienne sont enregistrées auprès de l’UNRWA, l’agence onusienne d’aide aux réfugié·es palestinien·nes. Elles ont la nationalité jordanienne ou non, vivent, ou non, dans l’un des dix camps de réfugié·es disséminés sur le territoire.
« La Jordanie est notre territoire, mais notre âme est restée palestinienne, et notre terre est là-bas, de l’autre côté du Jourdain », explique Ali Badwan, né à Karameh, lieu, en 1968, d’une bataille considérée comme une victoire contre Israël, et à ce titre fondatrice pour l’OLP. « Beaucoup, parmi ceux qui sont arrivés ici après 1948 et même 1967, disaient : “Si nous avions su que nous ne pourrions pas retourner chez nous, nous serions restés, coûte que coûte.” »
« Nous avons tous gardé les clés de nos maisons », ajoute Salah Hussein al-Nahalini, beaucoup trop jeune pour avoir connu la « Nakba » (« catastrophe », en arabe) de 1948, l’expulsion des Palestinien·nes de ce qui allait devenir l’État d’Israël. Ces maisons, dans la bouche des réfugiés, ce sont celles qu’ils ont dû abandonner en 1948, et les clés sont le symbole d’un retour auquel ils ne renoncent pas.
Habitant du camp de réfugié·es de Hatin, près de la ville de Zarqa, à une quinzaine de kilomètres d’Amman, la capitale jordanienne, Salah Hussein al-Nahalini en préside le « comité des services », organisation semi-officielle dépendant des Affaires palestiniennes. Il fait office de services municipaux pour les quelque 100 000 habitant·es du camp.
Une photo du dôme du Rocher de Jérusalem occupe un mur entier de son vaste bureau. Une quinzaine de femmes et d’hommes sont assis dans les grands fauteuils disposés le long des parois, impatients de se raconter. La plupart sont originaires de la bande de Gaza, issu·es de familles déjà réfugiées en 1948.
Muftia Qabali, enveloppée dans un grand manteau sombre, le visage enserré par un voile blanc, a du mal à réfréner son agitation : « Ma fille vit dans la ville de Gaza. Après le bombardement de sa maison, elle est partie dans le sud avec son mari qui souffre de six fractures, et ses enfants. Elle a trouvé refuge à Al-Maghazi, mais là aussi, le quartier a été bombardé. Ses trois fillettes sont blessées. C’est un cauchemar. En tout, j’ai perdu plus de cinquante membres de ma famille. » La pédiatre à la retraite Fatma Awad, dont la famille a atterri en 1968 dans le camp de Burej, dans la bande de Gaza, a perdu « au moins une douzaine de [ses] cousins ». Elle ajoute : « Mais je n’ai plus de nouvelles d’aucun depuis le 11 octobre, je n’arrive plus à les joindre. »
Pourtant, au-delà du terrible bilan humain, les événements « montrent que les pays arabes et la communauté internationale ont eu tort de [les] abandonner. Aucune stabilité n’existera dans cette région avant que la question des réfugiés palestiniens ne soit résolue. Les échecs des processus de paix précédents l’ont prouvé », affirme Fawaz Sheilbaya, 63 ans, ancien directeur d’une des écoles de l’UNRWA du camp de Hatin. « Il n’y aura pas de solution sans nous », estiment Ali Badwan, Hussein Abou Sheikh et Kefah Abdallah.
Dans le camp de Baqa’a, pas de photos des « martyrs »
Tous les trois vivent dans le camp de Baqa’a, le plus grand de Jordanie, à une vingtaine de kilomètres au nord d’Amman. Les tentes installées par l’agence onusienne en 1968 pour accueillir les personnes déplacées ont fait place à de petits immeubles de béton serrés les uns contre les autres. Les étages rajoutés, construits de bric et de broc à mesure de l’agrandissement des familles, donnent un air d’inachevé renforcé par les fils électriques qui courent de maison en maison. Seules quelques rues, les plus commerçantes, sont assez larges pour la circulation de voitures.
La place centrale est ornée de guirlandes vertes, blanches et rouges, aux couleurs de la Palestine et de la Jordanie, comme un symbole de l’appartenance ambivalente de la population aux deux identités. La différence avec les camps palestiniens de Cisjordanie, de la bande de Gaza avant les destructions massives ou du Liban tient en l’absence de ces grandes photos célébrant les « martyrs » morts pour la cause et des oriflammes des mouvements armés et partis politiques palestiniens. Tout cela est interdit en Jordanie.
À elle seule, cette interdiction en dit long sur la complexité de l’histoire des relations entre le royaume hachémite et « ses » Palestinien·nes.
Cette histoire commence en 1923 : quand Londres devient officiellement la puissance mandataire de la Palestine, elle… la coupe en deux. À l’ouest du Jourdain, la Palestine, sur laquelle elle a promis de favoriser l’établissement d’un foyer juif. À l’est, la Transjordanie, dont la Grande-Bretagne fait, sur les conseils d’un certain Lawrence d’Arabie, un émirat confié aux Hachémites.
Après la guerre de 1948 et la création d’Israël, la Transjordanie devient la Jordanie, Amman annexe Jérusalem-Est et la Cisjordanie. À l’ouest comme à l’est du Jourdain, tout le monde est citoyen jordanien.
L’armée jordanienne est défaite, comme les autres armées arabes, pendant la guerre de juin 1967. De nouveaux réfugiés palestiniens traversent le Jourdain vers la « rive est ». Certains s’entassent dans des camps de réfugiés déjà existants ou établis pour répondre à cette nouvelle urgence. D’autres s’installent chez des proches ; les plus aisés louent ou achètent des biens.
Seuls ceux qui viennent de la bande de Gaza ne peuvent obtenir la nationalité jordanienne : l’enclave côtière était, jusqu’en 1967, administrée par l’Égypte.
Le bouleversement démographique, la montée en puissance de l’OLP et des actions armées menées à partir de la Jordanie mènent à des tensions telles que des combats éclatent en 1970 entre combattants palestiniens et armée jordanienne : « Septembre noir » débouche sur l’éviction de l’OLP de Jordanie, qui part s’installer au Liban.
Kifah n’a jamais quitté le camp, sauf pour l’université.
Kifah Abdallah, barbu chaleureux, illustre toutes ces ambiguïtés. Il est presque, à lui seul, exemplaire de l’histoire des réfugié·es palestinien·nes de Jordanie. Il est né à Baqa’a même en 1970, dans une famille doublement réfugiée. Elle vient de Bir as-Saba’, aujourd’hui la Beersheba israélienne, qu’elle a dû fuir en 1948 pour Jéricho.
Le père de Kifah milite alors dans un parti marxiste, qui deviendra le Front populaire de libération de la Palestine en 1967, année où il doit fuir une nouvelle fois devant l’armée israélienne. Il traverse le Jourdain avec sa famille, échoue dans le camp de réfugié·es de Baqa’a, aux portes d’Amman.
Il doit se déraciner une nouvelle fois, au moment de Septembre noir, et suit Yasser Arafat avec toute l’OLP à Beyrouth. Le reste de la famille demeure à Baqa’a. Le père de Kifah y reviendra après 1982 et le départ de l’OLP pour Tunis, et deviendra même un des leaders les plus respectés du camp. Il y est mort du Covid.
Kifah, lui, n’a jamais quitté le camp, sauf pour l’université. Il a étudié l’informatique, est devenu enseignant. En 2019, il a mené, à la tête du syndicat des professeurs, une grève massive pour les salaires. La victoire lui a coûté cher : dix mois après l’accord sur une augmentation de 35 % , il a été licencié. Il est aujourd’hui chauffeur de taxi VTC.
Dans le camp, il appartient au Comité populaire, une organisation qui regroupe différentes obédiences politiques palestiniennes et s’occupe essentiellement des activités au sein même de Baqa’a, de même que l’association rivale, le Comité de soutien à la résistance palestinienne, où sont actifs ses amis Adil Badwan et Khalil Kheith, surnommé le « peintre des réfugiés ».
La solution à deux États, c’est non
Ces deux mouvements ne formaient qu’un, qui s’est déchiré sur le soutien ou l’opposition à Bachar al-Assad et à sa répression de la révolution syrienne. Ils se retrouvent aujourd’hui sur le soutien au Hamas comme porteur de la cause palestinienne.
« Avant les accords d’Oslo, le camp était majoritairement avec le Fatah de Yasser Arafat, à 70 % je dirais. Mais il nous a oubliés dans les négociations. Les réfugiés ont été sacrifiés. Et pour quoi ? Pour rien ! Maintenant, depuis le 7 octobre, nous soutenons le Hamas », explique Hussein Abou Sheikh, né en 1962 à Jéricho dans un camp de réfugié·es, d’une famille de Dawayima, village du district d’Hébron dans lequel l’armée israélienne s’est rendue coupable d’un massacre en octobre 1948.
Sur les ruines de Dawayima a été construit le village israélien d’Amatzia. Hussein espère-t-il retrouver un jour les terres occupées par sa famille avant 1948 ? Il répond par l’expression d’une position politique plus générale : « Le Hamas a proposé une trêve de longue durée dans les frontières de 1967, expose Hussein. S’il obtient cela, la solution à deux États, les gens le suivront. Moi, je suis contre. »
Autour de lui, Kifah Abdallah, Ali Badwan et Khalil Kheith hochent la tête. Eux aussi sont contre la solution à deux États, qui signifie abandonner leur terre d’origine. Sur les murs de ce rez-de-chaussée inconfortable, l’atelier de Khalil, sont accrochées ou posées les toiles de ce natif de Jéricho, lui aussi « réfugié enfant de réfugié ». Un seul thème sous ses pinceaux : les Palestiniens, en lutte ou en souffrance. Les symboles de l’identité palestinienne figurent sur tous les tableaux : la clé, le keffieh, le drapeau, le barbelé.
« Je suis né dans un camp, je vis dans un camp. Mon père, né à Ramlah, vit dans un camp, alors que les leaders israéliens sont nés ailleurs, en Europe ou aux États-Unis, et occupent sa terre. Je ne peux pas accepter deux États », assure-t-il.
« Attention, tient à préciser Ali. Un État, ça ne veut pas dire chasser les Juifs. Les Juifs vivaient avec nous en Palestine, dans son village, ma mère jouait avec des enfants juifs. Les Juifs qui étaient là avant l’État d’Israël pourront rester. Mais pas les sionistes. Il n’y a pas la place pour les sionistes et nous. C’est un combat entre deux identités. C’est eux ou nous. » Kifah sourit. « C’est nous et nous. » Le 7 octobre a durci sa position. Ce jour-là s’est ouverte, à ses yeux, une nouvelle page de l’histoire de la lutte palestinienne.